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L'Etui de nacre Quand vint le moment de quitter le collège, j'embrassai le Père Féval en pleurant.

Publié le 11/04/2014

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L'Etui de nacre Quand vint le moment de quitter le collège, j'embrassai le Père Féval en pleurant. Il me retint dans ses bras avec une profonde sensibilité. Puis il m'entraîna sous cette charmille où six ans auparavant j'avais eu avec lui mon premier entretien. Là, me prenant par la main, il se pencha sur moi, me regarda dans les yeux et me dit: Souvenez-vous, mon enfant, que, sans le caractère, l'esprit n'est rien. Vous vivrez assez longtemps, peut-être, pour voir naître dans ce pays un ordre nouveau. Ces grands changements ne s'accompliront pas sans troubles. Qu'il vous souvienne alors de ce que je vous dis aujourd'hui: dans les conjonctures difficiles, l'esprit est une faible ressource: seule, la vertu sauve ce qui doit être sauvé. Pendant qu'il parlait ainsi, au sortir de la charmille, le soleil, déjà bas à l'horizon, l'enveloppait d'une pourpre ardente et revêtait de lumière son beau visage pensif. J'eus le bonheur de retenir ses paroles qui me frappaient, bien que je ne les comprisse pas exactement. Je n'étais alors qu'un écolier, et des plus simples. Depuis, la vérité de ces maximes m'a été révélée dans toute sa profondeur par la leçon terrible des événements. II J'avais renoncé à l'état ecclésiastique. Il fallait vivre. Je n'avais point appris le latin pour fabriquer des couteaux dans le faubourg d'une petite ville. Je faisais de grands rêves. Notre métairie, nos vaches, notre jardin ne suffisaient pas à mon ambition. Je trouvais à mademoiselle Rose un air rustique. Ma mère s'imaginait que mon mérite ne pourrait se développer tout entier que dans une ville comme Paris. J'en arrivai sans peine à penser de même. Je me fis faire un habit par le meilleur tailleur de Langres. Cet habit avec une épée à poignée d'acier, qui en soulevait les basques, me donna si bon air, que je ne doutai plus de ma fortune. Le Père Féval me fit une lettre pour le duc de Puybonne, et le 12 juillet de l'an de grâce 1789, je montai dans le coche, en pleurant, chargé de livres latins, de galettes, de lard et de baisers. J'entrai dans Paris par le faubourg Saint-Antoine, que je trouvai plus hideux que les plus misérables hameaux de ma province. Je plaignais de tout mon coeur et les malheureux qui habitaient là et moi qui avais quitté la maison et le verger de mon père pour chercher fortune au milieu de tant d'infortunés. Un négociant en vins qui avait pris le coche avec moi, m'expliqua pourtant que tout ce peuple était dans l'allégresse parce qu'on avait détruit une vieille prison, nommée la Bastille-Saint-Antoine. Il m'assura que M. Necker ramènerait bientôt l'âge d'or. Mais un perruquier qui avait entendu notre conversation affirma à son tour que M. Necker perdrait la nation, si le roi ne le renvoyait pas tout de suite. La Révolution, ajouta-t-il, est un grand mal. On ne se coiffe plus. Et un peuple qui ne fait pas de coiffures est au-dessous des bêtes. Ces paroles fâchèrent le marchand de vin. Apprenez, monsieur le merlan, répondit-il, qu'un peuple régénéré dédaigne les vaines parures. Je vous corrigerais de votre impertinence si j'en avais le temps; mais je vais vendre du vin à monsieur Bailly, maire de Paris, qui m'honore de son amitié. Ils se quittèrent ainsi, et moi, j'allai à pied, avec mes livres latins, mon lard et le souvenir des baisers de ma mère, chez M. le duc de Puybonne à qui j'étais recommandé. Son hôtel est situé à l'extrémité de la ville, dans la rue de Grenelle. Les passants me l'indiquèrent à l'envi, car le duc est célèbre pour sa bienfaisance, Il me reçut avec bonté. Rien dans ses habits ni dans ses façons ne sort de la simplicité. Il a cet air joyeux qu'on ne voit qu'aux hommes qui travaillent beaucoup sans y être forcés. MÉMOIRES D'UN VOLONTAIRE 45 L'Etui de nacre Il lut la lettre du Père Féval et me dit: Cette recommandation est bonne, mais que savez-vous? Je lui répondis que je savais le latin, un peu de grec, l'histoire ancienne, la rhétorique et la poétique. Voilà de belles connaissances! me répondit-il en souriant. Mais il serait préférable que vous eussiez quelque idée de l'agriculture, des arts mécaniques, du commerce de la banque et de l'industrie. Vous connaissez les lois de Solon, je gage? Je lui fis signe qu'oui. C'est fort bien. Mais vous ignorez la constitution de l'Angleterre. Il n'importe. Vous êtes jeune et dans l'âge d'apprendre. Je vous attache à ma personne, avec cinq cents écus d'appointements. Monsieur Mille, mon secrétaire, vous dira ce que j'attends de vous. Au revoir, monsieur. Un laquais me conduisit à M. Mille, qui écrivait devant une table au milieu d'un grand salon blanc. Il me fit signe d'attendre. C'était un petit homme rond, de figure assez douce, mais qui roulait des yeux terribles et grondait à mi-voix en écrivant. J'entendais sortir de sa bouche les mots de tyrans, fers, enfers, homme, Rome, esclavage, liberté. Je le crus fou. Mais, ayant posé sa plume, il me salua de la tête en souriant. Hein? me dit-il, vous regardez l'appartement. Il est simple comme la maison d'un vieux Romain. Plus de dorures sur les lambris, plus de magots sur les cheminées, rien qui rappelle les temps détestés du feu roi, rien qui soit indigne de la gravité d'un homme libre. Libre, Tibre, il faut que je note cette rime. Elle est bonne, n'est-il point vrai? Aimez-vous les vers, monsieur Pierre Aubier? Je répondis que je ne les aimais que trop et qu'il eût mieux valu, pour faire ma cour à Monseigneur, que je préférasse M. Burke à Virgile. Virgile est un grand homme, répondit M. Mille. Mais que pensez-vous de monsieur Chénier? Pour moi, je ne connais rien de plus beau que son Charles IX. Je ne vous cacherai pas que je m'essaie moi-même dans la tragédie. Et, au moment où vous êtes entré, j'achevais une scène dont je suis assez content. Vous me semblez un fort honnête homme. Je veux bien vous confier le sujet de ma tragédie, mais n'en dites rien. Vous sentez de quelle conséquence serait la moindre indiscrétion. Je compose une Lucrèce. Soulevant alors un cahier dans ses mains, il lut: Lucrèce, tragédie en cinq actes, dédiée à Louis le Bien-Aimé, restaurateur de la liberté en France. Il m'en déclama deux cents vers, puis il s'arrêta, donnant pour excuse que le reste demeurait encore imparfait. Le courrier du duc, dit-il en soupirant, m'enlève les plus belles heures du jour. Nous sommes en correspondance avec tous les hommes éclairés de l'Angleterre, de la Suisse et de l'Amérique. Je vous dirai, à ce propos, monsieur Aubier, que vous serez employé à la copie et au classement des lettres. S'il vous est agréable de savoir tout de suite de quelles affaires nous nous occupons présentement, je vais vous le dire. Nous aménageons à Puybonne une ferme, avec des colons anglais chargés d'introduire en France les améliorations agricoles réalisées dans la Grande-Bretagne. Nous faisons venir d'Espagne quelques-unes de ces brebis à soyeuses toisons dont les troupeaux ont enrichi Ségovie de leur laine; négociation si ardue, qu'il a fallu unir à nos efforts ceux du roi lui-même. Enfin nous achetons des vaches suisses pour les donner à nos vassaux. MÉMOIRES D'UN VOLONTAIRE 46

« Il lut la lettre du Père Féval et me dit: \24 Cette recommandation est bonne, mais que savez-vous? Je lui répondis que je savais le latin, un peu de grec, l'histoire ancienne, la rhétorique et la poétique. \24 Voilà de belles connaissances! me répondit-il en souriant.

Mais il serait préférable que vous eussiez quelque idée de l'agriculture, des arts mécaniques, du commerce de la banque et de l'industrie.

Vous connaissez les lois de Solon, je gage? Je lui fis signe qu'oui. \24 C'est fort bien.

Mais vous ignorez la constitution de l'Angleterre.

Il n'importe.

Vous êtes jeune et dans l'âge d'apprendre.

Je vous attache à ma personne, avec cinq cents écus d'appointements.

Monsieur Mille, mon secrétaire, vous dira ce que j'attends de vous.

Au revoir, monsieur. Un laquais me conduisit à M.

Mille, qui écrivait devant une table au milieu d'un grand salon blanc.

Il me fit signe d'attendre.

C'était un petit homme rond, de figure assez douce, mais qui roulait des yeux terribles et grondait à mi-voix en écrivant. J'entendais sortir de sa bouche les mots de tyrans, fers, enfers, homme, Rome, esclavage, liberté.

Je le crus fou.

Mais, ayant posé sa plume, il me salua de la tête en souriant. \24 Hein? me dit-il, vous regardez l'appartement.

Il est simple comme la maison d'un vieux Romain.

Plus de dorures sur les lambris, plus de magots sur les cheminées, rien qui rappelle les temps détestés du feu roi, rien qui soit indigne de la gravité d'un homme libre.

Libre, Tibre, il faut que je note cette rime.

Elle est bonne, n'est-il point vrai? Aimez-vous les vers, monsieur Pierre Aubier? Je répondis que je ne les aimais que trop et qu'il eût mieux valu, pour faire ma cour à Monseigneur, que je préférasse M.

Burke à Virgile. \24 Virgile est un grand homme, répondit M.

Mille.

Mais que pensez-vous de monsieur Chénier? Pour moi, je ne connais rien de plus beau que son Charles IX.

Je ne vous cacherai pas que je m'essaie moi-même dans la tragédie.

Et, au moment où vous êtes entré, j'achevais une scène dont je suis assez content.

Vous me semblez un fort honnête homme.

Je veux bien vous confier le sujet de ma tragédie, mais n'en dites rien.

Vous sentez de quelle conséquence serait la moindre indiscrétion.

Je compose une Lucrèce. Soulevant alors un cahier dans ses mains, il lut: Lucrèce, tragédie en cinq actes, dédiée à Louis le Bien-Aimé, restaurateur de la liberté en France. Il m'en déclama deux cents vers, puis il s'arrêta, donnant pour excuse que le reste demeurait encore imparfait. \24 Le courrier du duc, dit-il en soupirant, m'enlève les plus belles heures du jour.

Nous sommes en correspondance avec tous les hommes éclairés de l'Angleterre, de la Suisse et de l'Amérique.

Je vous dirai, à ce propos, monsieur Aubier, que vous serez employé à la copie et au classement des lettres.

S'il vous est agréable de savoir tout de suite de quelles affaires nous nous occupons présentement, je vais vous le dire. Nous aménageons à Puybonne une ferme, avec des colons anglais chargés d'introduire en France les améliorations agricoles réalisées dans la Grande-Bretagne.

Nous faisons venir d'Espagne quelques-unes de ces brebis à soyeuses toisons dont les troupeaux ont enrichi Ségovie de leur laine; négociation si ardue, qu'il a fallu unir à nos efforts ceux du roi lui-même.

Enfin nous achetons des vaches suisses pour les donner à nos vassaux.

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