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EXTRAITS DE LA PHILOSOPHIE DE Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation

Publié le 17/06/2015

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philosophie

EXTRAITS

1. Nier le vouloir-vivre et contempler le néant

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme

représentation, trad. A. Burdeau, Félix Alcan, 1909,

t. I, § 71, p. 429-431.

Si pourtant il fallait à tout prix donner une Idée posi¬tive telle quelle de ce que la philosophie ne peut exprimer que d'une manière négative, en l'appelant négation de la Volonté, il n'y aurait point d'autre moyen que de se reporter à ce qu'éprouvent ceux qui sont parvenus à une négation complète de la volonté, à ce que l'on appelle extase, ravissement, illumination, union avec Dieu, etc. ; mais, à proprement parler, on ne pourrait donner à cet état le nom de connaissance, car il ne comporte plus la forme d'objet et sujet ; et d'ailleurs il n'appartient qu'à l'expérience personnelle ; il est impossible d'en commu¬niquer extérieurement l'Idée à autrui.

Quant à nous, qui nous en tenons scrupuleusement au point de vue de la philosophie, nous devons nous contenter de la notion négative, heureux d'avoir pu par¬venir à la frontière où commence la connaissance posi¬tive. Nous avons donc constaté que le monde en soi était la Volonté ; nous n'avons reconnu dans tous ses phéno¬mènes que l'objectité de la Volonté ; nous avons suivi

 

cette objectité depuis l'impulsion inconsciente des forces obscures de la nature jusqu'à l'action la plus consciente de l'homme ; arrivés à ce point, nous ne nous soustrai¬rons pas aux conséquences de notre doctrine : en même temps que l'on nie et que l'on sacrifie la Volonté, tous les phénomènes doivent être également supprimés ; sup¬primées aussi l'impulsion et l'évolution sans but et sans terme qui constituaient le monde à tous les degrés d'objectité ; supprimées ces formes diverses qui se sui¬vaient progressivement ; en même temps que le vouloir, supprimée également la totalité de son phénomène ; sup¬primées enfin les formes générales du phénomène, le temps et l'espace ; supprimée la forme suprême et fonda¬mentale de la représentation, celle de sujet et objet. Il n'y a plus ni volonté, ni représentation, ni univers.

Désormais il ne reste plus devant nous que le néant. Mais n'oublions pas que ce qui se révolte contre une pareille annihilation, c'est-à-dire notre nature, n'est autre chose que le vouloir-vivre, ce vouloir-vivre que nous sommes nous-mêmes et qui constitue notre univers. —Mais détournons notre regard de notre propre indigence et de l'horizon clos qui nous enferme : considérons ceux qui se sont élevés au-dessus du monde et chez qui la volonté, parvenue à la plus haute conscience d'elle-même, s'est reconnue dans tout ce qui existe pour se nier ensuite elle-même librement : maintenant ils n'attendent plus qu'une chose, c'est de voir la dernière trace de cette volonté s'anéantir avec le corps même qu'elle anime ; alors, au lieu de l'impulsion et de l'évolution sans fin, au lieu du passage éternel du désir à la crainte, de la joie à la douleur, au lieu de l'espérance jamais assouvie, jamais éteinte, qui transforme la vie de l'homme, tant que la volonté l'anime, en un véritable songe, nous apercevons cette paix plus précieuse que tous les biens de la raison, cet océan de quiétude, ce repos profond de l'âme, cette sérénité inébranlable, dont Raphaël et le Corrège ne nous

 

ont montré dans leurs figures que le reflet ; c'est vraiment la bonne nouvelle, dévoilée de la manière la plus com¬plète, la plus certaine ; il n'y a plus que la connaissance, la volonté est évanouie. Nous ressentons une profonde et douloureuse mélancolie lorsque nous comparons cet état au nôtre ; car cette comparaison met en pleine lumière ce qu'il y a dans notre condition de misérable et de déses¬péré. Cependant cette contemplation est la seule chose qui nous puisse consoler d'une manière durable, une fois que nous avons reconnu que le phénomène de la Volonté, l'univers, n'est essentiellement que douleur irré¬médiable et misère infinie, et que d'autre part nous voyons avec la volonté le monde s'évanouir, le néant seul subsister devant nous. Il est donc bon de méditer la vie et les actes des saints, sinon en nous confrontant avec eux, ce qui serait une chance bien hasardeuse, du moins en consultant l'image que l'histoire ou que l'art nous en donne, surtout cette dernière qui est marquée d'un cachet infaillible de vérité ; tel est le meilleur moyen de dissiper la sombre impression que nous produit le néant, ce néant que nous redoutons, comme les enfants ont peur des ténèbres ; cela vaut mieux que de tromper notre terreur, comme les Hindous, avec des mythes et des mots vides de sens, tels que la résorption en Brahma, ou bien le nirvana des bouddhistes. Nous autres, nous allons har¬diment jusqu'au bout : pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c'est effectivement le néant. Mais, à l'inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c'est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant.

 

 

2. Le monde comme représentation

Ibid., § 1, p. 3-5.

Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu'il est capable de l'amener à cet état, on peut dire que l'esprit philoso¬phique est né en lui. Il possède alors l'entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un oeil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n'existe que comme représentation, dans son rapport avec un être percevant, qui est l'homme lui-même. S'il est une vérité qu'on puisse affirmer a priori, c'est bien celle-là ; car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d'espace et de causalité qui l'impliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, n'est applicable qu'à un ordre déterminé de représenta¬tions ; la distinction du sujet et de l'objet, au contraire, est le mode commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vérité n'est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe, existe pour la pensée, c'est-à-dire, l'univers entier n'est objet qu'à l'égard d'un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s'applique natu¬rellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l'avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous ; car elle est vraie du temps et de l'espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde

 

renferme ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n'existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation.

Cette vérité est d'ailleurs loin d'être neuve. Elle [...] a été de bonne heure admise par les sages de l'Inde, puis¬qu'elle apparaît comme la base même de la philosophie védanta, attribuée à Vyâsa. Nous avons sur ce point le témoignage de W. Jones, dans sa dernière dissertation ayant pour objet la philosophie asiatique : « Le dogme essentiel de l'école védanta consistait, non à nier l'existence de la matière, c'est-à-dire de la solidité, de l'impénétrabi¬lité, de l'étendue (négation qui, en effet, serait absurde), mais seulement à réformer sur ce point l'opinion vul¬gaire, et à soutenir que cette matière n'a pas une réalité indépendante de la perception de l'esprit, existence et perceptibilité étant deux termes équivalents. «

Cette simple indication montre suffisamment dans le védantisme le réalisme empirique associé à l'idéalisme transcendantal. C'est à cet unique point de vue et comme pure représentation que le monde sera étudié dans ce premier livre. Une telle conception, absolument vraie d'ailleurs en elle-même, est cependant exclusive et résulte d'une abstraction volontairement opérée par l'esprit ; la meilleure preuve en est dans la répugnance naturelle des hommes à admettre que le monde ne soit qu'une simple représentation, idée néanmoins incontestable. Mais cette vue, qui ne porte que sur une face des choses, sera com¬plétée dans le livre suivant par une autre vérité, moins évidente, il faut l'avouer, que la première ; la seconde demande, en effet, pour être comprise, une recherche plus approfondie, un plus grand effort d'abstraction, enfin une dissociation des éléments hétérogènes accom¬pagnée d'une synthèse des principes semblables. Cette austère vérité, bien propre à faire réfléchir l'homme, sinon à le faire trembler, voici comment il peut et doit l'énoncer à côté de l'autre : « Le monde est ma volonté. «

 

[...] Nous devons, dès lors, considérer tous les objets présents, y compris notre propre corps (ceci sera déve-loppé plus loin), comme autant de représentations et ne jamais les appeler d'un autre nom. La seule chose dont il soit fait abstraction ici (chacun, j'espère, s'en pourra convaincre par la suite), c'est uniquement la volonté, qui constitue l'autre côté du monde : à un premier point de vue, en effet, ce monde n'existe absolument que comme représentation ; à un autre point de vue, il n'existe que comme volonté. Une réalité qui ne peut se ramener ni au premier ni au second de ces éléments, qui serait un objet en soi (et c'est malheureusement la déplorable transformation qu'a subie, entre les mains même de Kant, sa chose en soi), cette prétendue réalité, dis-je, est une pure chimère, un feu follet propre seulement à égarer la philosophie qui lui fait accueil.

 

 

3. Le monde comme volonté

Ibid., § 18, p. 103-104.

En réalité, il serait impossible de trouver la significa¬tion cherchée de ce monde, qui m'apparaît absolument comme ma représentation, ou bien le passage de ce monde, en tant que simple représentation du sujet connaissant, à ce qu'il peut être en dehors de la représen¬tation, si le philosophe lui-même n'était rien de plus que le pur sujet connaissant (une tête d'ange ailée, sans corps). Mais, en fait, il a sa racine dans le monde : en tant qu'individu, il en fait partie ; sa connaissance seule rend possible la représentation du monde entier ; mais cette connaissance même a pour condition nécessaire l'existence d'un corps, dont les modifications sont, nous l'avons vu, le point de départ de l'entendement pour l'intuition de ce monde. Pour le pur sujet connaissant, ce corps est une représentation comme une autre, un objet comme les autres objets. Ses mouvements, ses actions ne sont rien de plus à son regard que les modifi¬cations des autres objets sensibles ; ils lui seraient tout aussi étrangers et incompréhensibles, si parfois leur signi¬fication ne lui était révélée d'une façon toute spéciale. Il verrait ses actions suivre les motifs qui surviennent avec la régularité des lois physiques, comme les modifications des autres objets suivent des causes, des excitations, des motifs. Quant à l'influence de ces motifs, il ne la verrait pas de plus près que la liaison des phénomènes extérieurs avec leur cause. L'essence intime de ces manifestations et actions de son corps lui serait incompréhensible : il l'appellerait comme il lui plairait, force, qualité, ou carac¬tère, et n'en saurait rien de plus pour cela. Mais il n'en est pas ainsi ; loin de là, l'individu est en même temps le sujet de la connaissance, et il trouve là le mot de l'énigme : ce mot est Volonté. Cela, cela seul lui donne la

 

clef de sa propre existence phénoménale, lui en découvre la signification, lui montre la force intérieure qui fait son être, ses actions, son mouvement. Le sujet de la connais¬sance, par son identité avec le corps, devient un indi¬vidu ; dès lors, ce corps lui est donné de deux façons toutes différentes : d'une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d'autres objets et comme soumis à leurs lois ; et d'autre part, en même temps, comme ce principe immédiate¬ment connu de chacun, que désigne le mot Volonté. Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un mouvement de notre corps ; nous ne pouvons pas vouloir un acte réellement sans constater aussitôt qu'il apparaît comme mouvement corporel. L'acte volontaire et l'action du corps ne sont pas deux phénomènes objec¬tifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de la cause à l'effet. Ils ne sont qu'un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons différentes : d'un côté immédiatement, de l'autre comme représentation sensible. L'action du corps n'est que l'acte de la volonté objectivé, c'est-à-dire vu dans la représentation.

 

4. Non-sens du monde et vanité du désir

Ibid., § 29, p. 167-170.

J'espère avoir réussi [...] à prouver d'une manière cer¬taine que ce monde, où nous vivons et existons, est à la fois et dans tout son être partout volonté, partout repré¬sentation ; que la représentation suppose déjà, comme telle, une forme, celle de l'objet et du sujet, et que par conséquent elle est relative ; qu'enfin, si nous nous demandons ce qui subsiste, abstraction faite de cette forme et de toutes celles qui lui sont subordonnées et qui sont exprimées par le principe de raison, ce résidu, considéré comme différent de tous points (toto genere) de la représentation, ne peut être autre que la volonté, c'est-à-dire la chose en soi proprement dite. Chacun a conscience qu'il est lui-même cette volonté, volonté constitutive de l'être intime du monde ; chacun aussi, a conscience qu'il est lui-même le sujet connaissant, dont le monde entier est la représentation ; ce monde n'a donc d'existence que par rapport à la conscience, qui est son support nécessaire. Ainsi, sous ce double rapport, chacun est lui-même le monde entier, le microcosme ; chacun trouve les deux faces du monde pleines et entières en lui. Et ce que chacun reconnaît comme sa propre essence épuise aussi l'essence du monde entier, du microcosme : ainsi, le monde est comme l'individu, partout volonté, partout représentation, et, en dehors de ces deux élé¬ments, il ne reste aucun résidu. [...]

Il y a pourtant une de ces questions que nous devons encore examiner à part, car elle ne se pose que si l'on n'est pas bien entré dans l'esprit de notre précédente exposition ; d'ailleurs, elle peut servir à l'éclaircir. La voici : — Toute volonté est la volonté de quelque chose ; elle a un objet, un but de son effort : qu'est-ce donc que veut cette volonté qu'on nous donne comme l'essence du

 

monde en soi, et à quoi tend-elle ? — Cette question, comme beaucoup d'autres, repose sur la confusion de l'être en soi et du phénomène : le phénomène est soumis au principe de raison, dont la loi de causalité est une forme ; il n'en est pas de même de l'être en soi. Il n'y a que les phénomènes, comme tels, et que les choses isolées dont on puisse toujours donner une raison : la volonté s'en passe, ainsi que l'idée où elle s'objective d'une manière adéquate. Prenez un mouvement isolé, ou plus généralement une modification physique : vous pouvez en chercher la cause, je veux dire un état qui ait rendu cette modification nécessaire ; vous ne le pouvez plus s'il s'agit de la force naturelle qui opérait dans ce phénomène et dans tous ceux qui lui ressemblent. C'est un vrai non-sens, résultant d'un défaut de réflexion, que de demander la cause de la pesanteur, de l'électricité, etc. Si l'on mon¬trait que la pesanteur et l'électricité ne sont pas des forces naturelles irréductibles et simples, mais seulement des formes phénoménales d'une autre force connue et plus générale, on pourrait demander pourquoi cette force se traduit ici par la pesanteur, là par l'électricité. Cette ana¬lyse a été exposée plus haut en détail. L'acte isolé d'un individu conscient (qui n'est lui-même qu'un phénomène de la volonté, chose en soi) nécessite un motif, et n'aurait pas lieu sans cela. Mais de même que la cause matérielle détermine seulement le temps, le lieu et la matière où se manifestera telle ou telle force physique, de même le motif ne détermine dans l'acte volontaire d'un sujet conscient que le temps, le lieu et les circonstances, diffé¬rentes pour chaque acte. Il ne détermine pas le fait même que cet être veut, soit en général, soit dans ce cas particu¬lier. C'est là une manifestation de son caractère intelli¬gible : celui-ci est la volonté même, la chose en soi ; il n'a pas de cause, étant hors du domaine où règne le prin¬cipe de raison. Ainsi, l'homme a toujours un but et des motifs qui règlent ses actions : il peut toujours rendre

 

compte de sa conduite dans chaque cas. Mais demandez-lui pourquoi il veut, ou pourquoi il veut être, d'une manière générale : il ne saura que répondre ; la question lui semblera même absurde. Il montrera par là qu'il a conscience de n'être que volonté, qu'il regarde ses voli¬tions comme se comprenant d'elles-mêmes, et n'a besoin que pour ses actions particulières, et pour le moment où elles ont lieu, de la détermination spéciale des motifs. L'absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi, qui est un effort sans fin. Nous avons déjà touché plus haut à la question, en par¬lant de la force centrifuge : le fait se manifeste aussi, sous sa forme la plus simple, au plus bas degré d'objectité de la volonté, dans la pesanteur ; on y voit nettement l'effort continuel, joint à l'impossibilité d'atteindre le but. Sup¬posons que, comme elle y tend, toute la matière existante ne forme qu'une masse : à son intérieur, la pesanteur qui tendrait vers le centre, continuerait à lutter contre l'impénétrabilité, sous forme de rigidité ou d'élasticité. L'effort de la matière ne peut qu'être continu, il ne peut être jamais réalisé ni satisfait. C'est ce qu'il a de commun avec toutes les forces qui sont des manifestations de la volonté : le but qu'elle atteint n'est jamais que le point de départ d'une carrière nouvelle, et cela à l'infini. La plante, qui est une de ces manifestations, se développe, et forme, du bourgeon primitif, la tige, les feuilles, les fleurs, les fruits : mais le fruit est lui-même l'origine d'un nouveau bourgeon, d'un nouvel individu, qui recom¬mence à parcourir la vieille carrière, et cela éternellement. Il en est de même du cours de la vie chez les animaux : la procréation en est le plus haut point ; cet acte accom¬pli, la vie du premier individu s'éteint plus ou moins vite, pendant qu'un autre assure à la nature la conservation de l'espèce, et recommence le même phénomène. C'est encore une simple manifestation de cet effort et de ce mouvement perpétuels que le renouvellement continuel

 

de la matière dans chaque organisme ; les physiologistes n'y voient plus aujourd'hui un renouvellement nécessaire de la matière consommée par le mouvement : l'usure possible de la machine ne saurait équivaloir à l'apport constant de la nourriture ; un éternel devenir, un écoule¬ment sans fin, voilà ce qui caractérise les manifestations de la volonté. Il en est aussi de même des efforts et des désirs de l'homme : leur accomplissement, but suprême de la volonté, miroite devant nous ; mais, dès qu'ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes ; on les oublie, ils deviennent des vieilleries, et, qu'on se le cache ou non, on finit toujours par les mettre de côté, comme des illusions disparues. Trop heureux celui qui garde encore un désir et une aspiration : il pourra continuer ce passage éternel du désir à sa réalisation, et de cette réalisation à un nou¬veau désir ; quand ce passage est rapide, il est le bonheur ; il est la douleur s'il est lent. Mais au moins il n'est pas cette immobilité qui produit un ennui affreux, paraly¬sant, un désir sourd sans objet déterminé, une langueur mortelle. — En résumé, la volonté sait toujours, quand la conscience l'éclaire, ce qu'elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu'elle veut en général, elle ne le sait jamais. Tout acte particulier a un but ; la volonté même n'en a pas ; comme tous les phénomènes naturels isolés, son apparition à tel lieu, à tel moment, est déterminée par une cause qui en rend raison ; mais la force plus générale qui se manifeste dans ce phénomène n'a pas elle-même de cause, puisqu'il n'est qu'un degré des manifestations de la chose en soi, de la volonté qui échappe au principe de raison. La seule conscience générale d'elle-même qu'ait la volonté est la représentation totale, l'ensemble du monde qu'elle aperçoit : il est son objectité, sa manifesta¬tion et son miroir ; et ce qu'il exprime à ce point de vue sera l'objet de nos considérations ultérieures.

 

5. La volonté : partie cachée à dévoiler

Ibid., § 21, p. 113-114.

Après ces considérations, si le lecteur s'est fait une connaissance in abstracto, c'est-à-dire précise et certaine de ce que chacun sait directement in concreto, à titre de sentiment, à savoir que c'est sa volonté, l'objet le plus immédiat de sa conscience, qui constitue l'essence intime de son propre phénomène, se manifestant comme repré¬sentation aussi bien par ses actions que par leur substra¬tum permanent, le corps ; si l'on s'est rendu compte que cette volonté ne rentre pourtant pas complètement dans ce mode de connaissance où objet et sujet se trouvent en présence l'un de l'autre, mais qu'elle s'offre à nous de telle façon que le sujet se distingue mal de l'objet, sans toutefois être connu dans son ensemble, mais seulement dans ses actes isolés, — si, dis-je, on partage ma conviction là-dessus, on pourra, grâce à elle, pénétrer l'essence intime de la nature entière, en embrassant tous les phéno¬mènes que l'homme reconnaît, non pas immédiatement et médiatement tout à la fois, comme il le fait pour son propre phénomène, mais seulement indirectement, par un seul côté, celui de la représentation. Ce n'est pas seule¬ment dans les phénomènes tout semblables au sien propre, chez les hommes et les animaux, qu'il retrouvera, comme essence intime, cette même volonté ; mais un peu plus de réflexion l'amènera à reconnaître que l'universa¬lité des phénomènes, si divers pour la représentation, ont une seule et même essence, la même qui lui est intime¬ment, immédiatement et mieux que toute autre connue, celle-là enfin qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Il la verra dans la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l'aiguille aimantée vers le nord ; dans la commo-tion qu'il éprouve au contact de deux métaux hétéro 

 

gènes ; il la retrouvera dans les affinités électives des corps, se montrant sous forme d'attraction ou de répul¬sion, de combinaison ou de décomposition ; et jusque dans la gravité qui agit avec tant de puissance dans toute matière et attire la pierre vers la terre, comme la terre vers le soleil. C'est en réfléchissant à tous ces faits que, dépassant le phénomène, nous arrivons à la chose en soi. « Phénomène « signifie représentation, et rien de plus ; et toute représentation, tout objet est phénomène. La chose en soi, c'est la volonté uniquement ; à ce titre, celle-ci n'est nullement représentation, elle en diffère toto genere ; la représentation, l'objet, c'est le phénomène, la visibilité, l'objectité de la volonté. La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière, comme de l'ensemble ; c'est elle qui se manifeste dans la force natu¬relle aveugle ; elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l'homme ; si toutes deux diffèrent si profondément, c'est en degré et non en essence.

 

6. La contemplation comme moyen

pour s'extraire de la volonté

Ibid., § 34, p. 183-186.

Ce passage de la connaissance commune des choses particulières à celle des Idées est possible, comme nous l'avons indiqué ; mais il doit être regardé comme excep¬tionnel. Il se produit brusquement : c'est la connaissance qui s'affranchit du service de la volonté. Le sujet cesse par le fait d'être simplement individuel ; il devient alors un sujet purement connaissant et exempt de volonté ; il n'est plus astreint à rechercher des relations conformé¬ment au principe de raison ; absorbé désormais dans la contemplation profonde de l'objet qui s'offre à lui, affranchi de toute autre dépendance, c'est là désormais qu'il se repose et qu'il s'épanouit.

Ceci a besoin, pour devenir clair, d'une analyse expli¬cative ; je prie le lecteur de ne s'y point laisser rebuter ni dépayser : bientôt il concevra l'ensemble de l'idée maî¬tresse de ce livre et il verra, par le fait, la surprise qu'il a pu éprouver s'évanouir d'elle-même.

Lorsque, s'élevant par la force de l'intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire ; lors¬qu'on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison les seules relations des objets entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c'est-à-dire lorsqu'on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni 1%-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu'en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite ni aux principes de la raison d'occuper la conscience, mais qu'au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l'intuition ; lorsqu'on s'y engloutit tout

 

entier et que l'on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d'un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu'on se perd dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c'est-à-dire du moment qu'on oublie son individu, sa volonté et qu'on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l'objet, de telle façon que tout se passe comme si l'objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu'il soit impossible de distinguer le sujet de l'intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive ; lorsque enfin l'objet s'affran¬chit de toute relation avec ce qui n'est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté : alors, ce qui est ainsi connu, ce n'est plus la chose particulière en tant que par¬ticulière, c'est l'Idée, la forme éternelle, l'objectité immé¬diate de la volonté ; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (car l'individu s'est anéanti dans cette contemplation même), c'est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps. [...]

Dans une telle contemplation, la chose particulière devient d'un seul coup l'idée de son espèce, l'individu devient sujet connaissant pur. L'individu considéré comme individu ne connaît que des choses particulières ; le sujet connaissant pur ne connaît que des idées. Car l'individu constitue le sujet connaissant dans son rapport avec une manifestation définie, particulière de la volonté, et il demeure au service de cette dernière. Cette manifes¬tation particulière de la volonté est soumise, comme telle, au principe de raison, considéré dans toutes ses expres¬sions : toute connaissance prise de ce point de vue se conforme, par cela seul, au principe de raison ; d'ailleurs, pour le service de la volonté, il n'y a qu'une seule connaissance qui ait de la valeur : c'est celle qui n'a pour

 

objet que des relations. L'individu connaissant, considéré comme tel, et la chose particulière connue par lui sont toujours situés en des points définis de l'espace et de la durée ; ce sont des anneaux de la chaîne des causes et des effets. Le sujet connaissant pur et son corrélatif, l'idée, sont affranchis de toutes ces formes du principe de raison : le temps, le lieu, l'individu qui connaît, celui qui est connu, ne signifient rien pour eux. C'est seulement lorsque l'individu connaissant s'élève de la manière ci-dessus mentionnée, se transforme en sujet connaissant et transforme par le fait l'objet considéré comme représen¬tation, se dégage pur et entier, c'est alors seulement que se produit la parfaite objectivation de la volonté, puisque l'idée n'est autre chose que son objectité adéquate. Celle-ci résume en elle, et au même titre, objet et sujet (car ils constituent sa forme unique) ; mais elle maintient entre eux un parfait équilibre : d'une part, en effet, l'objet n'est autre chose que la représentation du sujet ; d'autre part, le sujet qui s'absorbe dans l'objet de l'intuition devient cet objet même, attendu que la conscience n'en est désor¬mais que la plus claire image. Cette conscience constitue, à proprement parler, la totalité du monde considéré comme représentation, si nous concevons que nous par¬courons successivement avec son flambeau la série com¬plète des idées, autrement dit les degrés d'objectité de la volonté. Les choses particulières, à quelque point du temps ou de l'espace qu'on les place, ne sont pas autre chose que les idées soumises à la multiplicité par le prin¬cipe de raison (qui est la forme de la connaissance indivi¬duelle considérée comme telle) ; or les idées se trouvent, par ce fait même, déchues de leur pure objectité. De même que dans l'idée, lorsqu'elle se dégage, le sujet et l'objet sont inséparables, parce que c'est en se remplissant et se pénétrant avec une égale perfection de part et d'autre qu'ils font naître l'idée, l'objectité adéquate de la volonté, le monde considéré comme représentation, de

 

même aussi, dans la connaissance particulière, l'individu connaissant et l'individu connu demeurent inséparables, en tant que choses en soi. [...]

Absorbons-nous donc et plongeons-nous dans la contemplation de la nature, si profondément que nous n'existions plus qu'à titre de pur sujet connaissant : nous sentirons immédiatement par là même que nous sommes en cette qualité la condition, pour ainsi dire le support du monde et de toute existence objective ; car l'existence objective ne se présente désormais qu'à titre de corrélatif de notre propre existence. Nous tirons ainsi toute la nature à nous, si bien qu'elle ne nous semble plus être qu'un accident de notre substance. C'est dans ce sens que Byron dit :

Are not the mountains, waves and skies, a part Of me and of my soul, as I of them 1 ?

Et celui qui sent tout cela, comment pourrait-il, en contradiction avec l'immortelle nature, se croire absolu¬ment périssable ? Non ; mais il sera vivement pénétré de cette parole de l'Oupanischad, dans les Védas : « H& omnes creatur&, totum ego sum, et prater me aliud ens non est. « (Oupnek'hat, I, 122.)

1. « Montagnes, flots et ciel, n'est-ce pas une partie de moi-même, une partie de mon âme ? ne suis-je point, moi aussi, une partie de tout cela ? « [Note du traducteur.]

 

7. L'art conduit à la contemplation

Ibid., § 52, p. 279.

Le plaisir esthétique, la consolation par l'art, l'enthou-siasme artistique qui efface les peines de la vie, ce privi¬lège spécial du génie qui le dédommage des douleurs dont il souffre davantage à mesure que sa conscience est plus distincte, qui le fortifie contre la solitude accablante à laquelle il est condamné au sein d'une multiplicité hété-rogène, — tout cela vient de ce que, comme nous le mon-trerons plus loin, d'une part, « l'essence « de la vie, la volonté, l'existence elle-même est une douleur constante, tantôt lamentable et tantôt terrible ; et de ce que, d'autre part, tout cela, envisagé dans la représentation pure ou dans les oeuvres d'art, est affranchi de toute douleur et présente un imposant spectacle. Ce côté purement connaissable du monde, sa reproduction par l'art sous une forme quelconque, est la matière sur laquelle travaille l'artiste. Il est captivé par la contemplation de la volonté dans son objectivation ; il s'arrête devant ce spectacle, ne se lassant pas de l'admirer et de le reproduire, mais, pen¬dant ce temps, c'est lui-même qui fait les frais de la repré¬sentation ; en d'autres termes, il est lui-même cette volonté qui s'objective et qui reste seule avec son éternelle douleur. Cette connaissance pure, profonde et vraie de la nature du monde devient elle-même le but de l'artiste de génie : il ne va pas plus loin. Aussi ne devient-elle pas, comme il arrive pour le saint, parvenu à la résignation, et que nous considérerons dans le livre suivant, un « cal¬mant « de la volonté ; elle ne l'affranchit pas définitive¬ment de la vie, elle ne l'en délivre que pour quelques instants bien courts : ce n'est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n'est qu'une consolation provisoire pendant la vie, jusqu'à ce qu'enfin, sentant sa force

 

augmentée et, d'autre part, lassé de ce jeu, il en vienne aux choses sérieuses. La Sainte Cécile de Raphaël peut être prise comme symbole de ce changement.

 

8. Le suicide comme affirmation

du vouloir-vivre

Ibid., § 69, p. 416-419.

Nous avons jusqu'ici, dans les limites de notre sujet, suffisamment exposé la négation du vouloir-vivre, le seul acte de notre liberté qui se manifeste dans le phénomène et que nous pouvons appeler avec Asmus la transforma¬tion transcendantale ; rien n'est plus différent de cette négation que la suppression effective de notre phéno¬mène individuel, je veux dire le suicide. Bien loin d'être une négation de la Volonté, le suicide est une marque d'affirmation intense de la Volonté. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu'on a horreur des maux de la vie, mais en ce qu'on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n'est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n'est pas au vouloir-vivre, c'est simplement à la vie qu'il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s'affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne le lui permettent point et il en ressent une grande douleur. Le vouloir-vivre lui-même se trouve, dans ce phénomène isolé, tellement entravé qu'il ne peut déve¬lopper son effort. Il prend lors une résolution conforme à sa nature de chose en soi, nature qui demeure indépen¬dante des différentes expressions du principe de raison, à laquelle, par suite, tout phénomène isolé est indifférent, puisqu'elle est elle-même indépendante de la naissance et de la mort, puisqu'elle est l'essence intime de la vie universelle. Il est une certitude solide et profonde qui fait qu'aucun de nous ne vit avec une peur constante de la mort ; nous sommes certains, en d'autres termes, que la Volonté ne manquera jamais de phénomènes ; c'est sur

 

cette même certitude que s'appuie le suicide. Le vouloir-vivre se manifeste donc aussi bien dans le suicide, incarné en Siva, que dans la jouissance de la conservation, incar¬née par Vichnou, et dans la volupté de la reproduction, incarnée par Brahma. Tel est le sens profond de l'unité de la Trimourti : la Trimourti, c'est chaque homme, bien que dans le temps elle montre tantôt l'une, tantôt l'autre de ses trois têtes. — Le rapport est le même entre le suicide et la négation du vouloir qu'entre la chose particulière et l'idée : le suicide nie l'individu, non l'espèce. Ainsi que nous l'avons vu plus haut, la vie est infailliblement et pour toujours inhérente au vouloir-vivre, et la souffrance à la vie ; il en résulte que le suicide est un acte vain et insensé : on a eu beau détruire volontairement un phéno¬mène particulier, la chose en soi n'en reste pas moins intacte ; c'est comme l'arc-en-ciel qui subsiste, malgré la succession continuelle des gouttes qui lui servent un instant de support. Cependant le suicide est aussi le chef-d'oeuvre de Maya : c'est lui qui exprime de la façon la plus criante la contradiction du vouloir-vivre avec lui-même. Nous avons déjà constaté cette contradiction dans les phénomènes tout à fait inférieurs de la volonté, dans la lutte constante de tous les phénomènes des forces de la nature, de tous les individus organisés qui se disputent la matière, le temps et l'espace ; à mesure que nous remontions les degrés de l'objectivation de la volonté, nous avons vu le même conflit s'accentuer de plus en plus avec une netteté effrayante ; enfin, à son plus haut degré, qui est l'Idée de l'homme, il prend de telles pro¬portions que ce ne sont plus les individus représentant une même Idée qui s'exterminent entre eux ; c'est l'indi¬vidu qui se déclare la guerre à lui-même ; l'ardeur qu'il met à désirer la vie, la violence avec laquelle il se heurte contre l'obstacle naturel de la vie, je veux dire la douleur, l'amènent à se détruire lui-même ; la volonté individuelle préfère supprimer par un acte de volonté le corps, qui

 

n'est autre que cette même volonté à l'état visible, plutôt que de le laisser briser par la douleur. C'est précisément parce que celui qui se donne la mort ne peut cesser de vouloir qu'il cesse de vivre ; la volonté s'affirme dans le suicide par la suppression même de son phénomène, parce qu'elle ne peut plus s'affirmer autrement. Mais cette souffrance, à laquelle nous nous arrachons par le suicide, c'était justement la mortification de la volonté, c'était la voie qui aurait pu nous conduire à la négation de la volonté elle-même, c'est-à-dire à la délivrance ; celui qui se donne la mort ressemble donc, sous ce rapport, à un malade qui serait entièrement guéri, s'il voulait laisser finir l'opération douloureuse qu'on vient de commencer, mais qui préfère garder sa maladie. La souffrance vient à lui et lui montre ainsi la possibilité de nier la volonté ; mais il la repousse ; il anéantit le phénomène de la volonté, le corps, afin que la volonté elle-même reste intacte. — Telle est la raison pour laquelle presque toutes les morales philosophiques ou religieuses condamnent le suicide, bien qu'elles ne sachent elles-mêmes opposer au suicide que des raisons bizarres et sophistiques. Mais il est certain que, si jamais un homme s'est abstenu du suicide par des raisons purement morales, quel que soit le prétexte que lui indiquât sa raison, le sens profond de cette victoire sur lui-même était celui-ci : « Je ne veux point me soustraire à la douleur ; je veux que la douleur puisse supprimer le vouloir-vivre dont le phénomène est chose si déplorable, qu'elle fortifie en moi la connais¬sance, qui commence à poindre, de la nature vraie du monde, afin que cette connaissance devienne le calmant suprême de ma volonté, la source de mon éternelle délivrance. «

II est connu que de temps en temps il se présente des cas où les parents se donnent la mort jusque dans la personne de leurs enfants : le père tue ses enfants qu'il adore, puis il se tue lui-même. Si nous admettons que

 

la conscience, la religion et toutes les idées reçues lui représentent le meurtre comme le plus grave des crimes, que, malgré tout, il le commet à l'heure même de la mort, sans avoir du reste pour s'y résoudre aucun motif égoïste, il ne nous reste plus qu'une manière d'expliquer le fait : l'individu reconnaît directement sa volonté dans ses enfants, mais il est égaré par une illusion qui lui fait prendre le phénomène pour la chose en soi ; et il a en même temps un sentiment profond et poignant des misères de toute l'existence : il s'imagine pouvoir suppri¬mer du même coup le phénomène et l'essence elle-même ; voilà pourquoi il veut épargner le supplice de l'existence et à lui-même et à ses enfants, dans lesquels il se voit directement revivre. — Une erreur tout à fait ana¬logue à celle-là serait de s'imaginer que l'on peut atteindre par des moyens détournés au but que poursuit la chasteté volontaire, soit en s'opposant aux vues que la nature poursuit dans la fécondation, soit en provoquant la mort du nouveau-né à cause des douleurs inévitables que lui réserve la vie, au lieu de tout faire pour garantir l'existence aux êtres qui la méritent. Car si le vouloir-vivre existe, il ne peut, en sa qualité de chose purement métaphysique, de chose en soi, être détruit par aucune puissance ; seul son phénomène peut être anéanti en tel point de l'espace ou du temps. Le vouloir-vivre lui-même ne peut être supprimé que par la connaissance. Par consé¬quent, il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au salut : il faut que la volonté se manifeste sans obstacle, afin que dans cette manifestation elle puisse prendre connaissance de sa propre nature. Ce n'est que grâce à cette connais-sance que la volonté peut se supprimer elle-même, et par le fait en finir avec la souffrance aussi, qui est inséparable de son phénomène : mais ce résultat ne peut être obtenu par aucune violence physique, telle que la destruction d'un germe, le meurtre d'un nouveau-né, ou le suicide. La nature produit justement la volonté à la lumière, parce

 

que c'est seulement à la lumière qu'elle peut trouver sa délivrance. Voilà pourquoi il faut, par tous les moyens, favoriser les vues de la nature, dès que le vouloir-vivre, qui en est l'essence intime, s'est prononcé.

Il est un genre de suicide qui paraît tout à fait différent du suicide ordinaire, bien qu'on ne l'ait peut-être pas encore suffisamment constaté. C'est la mort par inani¬tion, volontairement acceptée sous l'inspiration d'un ascétisme poussé à ses dernières limites ; malheureuse¬ment des cas semblables ont toujours été accompagnés d'une grande exaltation religieuse, même de superstition, ce qui les rend difficiles à observer. Il est pourtant pro¬bable que la négation complète du vouloir peut atteindre à un degré tel, que la volonté nécessaire pour entretenir la végétation du corps, au moyen de l'alimentation, fasse elle-même défaut. Bien loin de se donner la mort sous l'influence du vouloir-vivre, un ascète de cette sorte, aussi parfaitement résigné, ne cesse de vivre que parce qu'il a complètement cessé de vouloir. On ne peut imaginer, dans ce cas, aucun autre genre de mort que la mort par inanition (à moins que le choix d'une autre mort ne soit inspiré par quelque superstition particulière) ; en effet, l'intention d'abréger la souffrance serait déjà, dans une certaine mesure, une véritable affirmation de la volonté. Les dogmes qui remplissent l'esprit d'un pareil pénitent lui donnent l'illusion d'un être supérieur qui lui prescrit le jeûne, tandis qu'il y est en réalité poussé par une ten¬dance intime.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Le meilleur ouvrage d'initiation qu'on puisse lire sur Schopenhauer, c'est celui du « philosophe de Nice «, Clé-ment Rosset, Schopenhauer, philosophe de l'absurde, publié aux PUF, « Quadrige «, 1989. Il se lit comme un roman et je m'en suis souvent inspiré ici parce que ses interpréta¬tions sont justes et précieuses pour comprendre la philo¬sophie de Schopenhauer.

 

philosophie

« 64 j SCHOPENHAUER : PESSIMISME ET ART DU BONHEUR cette objectité depuis l'impulsion inconsciente des forces obscures de la nature jusqu'à l'action la plus consciente de l'homme ; arrivés à ce point, nous ne nous soustrai­ rons pas aux conséquences de notre doctrine : en même temps que l'on nie et que l'on sacrifie la Volonté, tous les phénomènes doivent être également supprimés ; sup­ primées aussi l'impulsion et l'évolution sans but et sans terme qui constituaient le monde à tous les degrés d' objectité ; supprimées ces formes diverses qui se sui­ vaient progressivement ; en même temps que le vouloir, supprimée également la totalité de son phénomène ; sup­ primées enfin les formes générales du phénomène, le temps et l'espace ; supprimée la forme suprême et fonda­ mentale de la représentation, celle de sujet et objet.

Il n'y a plus ni volonté, ni représentation, ni univers.

Désormais il ne reste plus devant nous que le néant.

Mais n'oublions pas que ce qui se révolte contre une pareille annihilation, c'est-à-dire notre nature, n'est autre chose que le vouloir-vivre, ce vouloir-vivre que nous sommes nous-mêmes et qui constitue notre univers.

- Mais détournons notre regard de notre propre indigence et de l'horizon clos qui nous enferme : considérons ceux qui se sont élevés au-dessus du monde et chez qui la volonté, parvenue à la plus haute conscience d'elle­ même, s'est reconnue dans tout ce qui existe pour se nier ensuite elle-même librement : maintenant ils n'attendent plus qu'une chose, c'est de voir la dernière trace de cette volonté s'anéantir avec le corps même qu'elle anime ; alors, au lieu de l'impulsion et de l'évolution sans fin, au lieu du passage éternel du désir à la crainte, de la joie à la douleur, au lieu de l'espérance jamais assouvie, jamais éteinte, qui transforme la vie de l'homme, tant que la volonté l'anime, en un véritable songe, nous apercevons cette paix plus précieuse que tous les biens de la raison, cet océan de quiétude, ce repos profond de l'âme, cette sérénité inébranlable, dont Raphaël et le Corrège ne nous. »

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