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Le jugement de gout (anthologie)

Publié le 01/04/2015

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1. L'harmonie du grand Tout

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, xxxvi-xL,

trad. Mario Meunier, GF-Flammarion, 1992,

p. 93-94.

)00W1. — L'Asie, l'Europe, coins du monde ; tout océan, une goutte d'eau dans le monde : l'Athos, une motte du monde ; le temps présent tout entier, un point de la durée. Tout est petit, inconsistant, en évanescence !

Tout provient de là-haut, directement mû par ce commun principe directeur, ou indirectement, par voie de conséquence. Ainsi donc, même la gueule du lion, même le poisson, et enfin tout ce qu'il y a de nocif, comme l'épine, comme la fange, sont des conséquences de tout ce qu'il y a là-haut de vénérable et de beau. Ne t'imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu révères ; mais réfléchis à la source d'où procèdent les choses.

XXXVII. — Qui a vu ce qui est dans le présent a tout vu, et tout ce qui a été de toute éternité et tout ce qui sera dans l'infini du temps ; car tout est semblable et de même aspect.

XXXVIII. — Réfléchis souvent à la liaison de toutes choses dans le monde et à la relation des unes avec les autres. En un certain sens, elles sont toutes tressées les unes avec les autres, et toutes, par suite, sont amies les unes avec les autres. L'une, en effet, s'enchaîne à l'autre, à cause du mouvement ordonné, du souffle commun et de l'unité de la substance.

XXXIX. — Accommode-toi aux choses que t'assigna le sort ; et les hommes, que le destin te donna pour compa-gnons, aime-les, mais du fond du cœur.

XL. — Un instrument, un outil, un ustensile quel-conque, s'il se prête à l'usage pour lequel il a été fabriqué, est de bon emploi et cela bien que le fabricateur soit alors

 

absent. Mais, s'il s'agit de choses qu'assembla la nature, la force qui les a fabriquées est en eux et y demeure. Voilà pourquoi il faut l'en révérer davantage et penser que, si tu te conduis et si tu te diriges selon son bon vouloir, tout en toi sera selon l'intelligence. Il en est de même pour le Tout, tout ce qu'il fait est conforme à l'intelligence.

 

2. Le beau est ce qui plaît à la sensibilité

Montesquieu, Essai sur le goût [1757], in Œuvres

complètes, Firmin-Didot frères, 1838, p. 588-589.

Dans notre manière d'être actuelle, notre âme goûte trois sortes de plaisirs : il y en a qu'elle tire du fond de son existence même ; d'autres qui résultent de son union avec le corps ; d'autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes, lui ont fait prendre.

Ce sont ces différents plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût, comme le beau, le bon, l'agré¬able, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appe¬lons belle.

Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc., sont donc dans nous-mêmes ; et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre âme.

Examinons donc notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plai¬sirs ; c'est là où elle se manifeste davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art, peuvent lui donner du plaisir : voyons pourquoi, comment et quand ils le lui donnent ; rendons raison de nos sentiments : cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n'est autre chose que l'avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes. [...]

On croit d'abord qu'il suffirait de connaître les diverses sources de nos plaisirs pour avoir le goût, et que, quand

 

on a lu ce que la philosophie nous dit là-dessus, on a du goût, et que l'on peut hardiment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n'est pas une connaissance de théorie ; c'est une application propre et exquise des règles mêmes que l'on ne connaît pas. Il n'est pas nécessaire de savoir que le plaisir que nous donne une certaine chose que nous trouvons belle vient de la surprise ; il suffit qu'elle nous surprenne, et qu'elle nous surprenne autant qu'elle le doit, ni plus ni moins.

Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les pré-ceptes que nous pourrions donner pour former le goût, ne peuvent regarder que le goût acquis, c'est-à-dire ne peuvent regarder directement que ce goût acquis, quoi¬qu'ils regardent encore indirectement le goût naturel ; car le goût acquis affecte, change, augmente et diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change, aug¬mente et diminue le goût acquis.

La définition la plus générale du goût, sans considérer s'il est bon ou mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le sentiment ; ce qui n'empêche pas qu'il ne puisse s'appliquer aux choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l'âme, qu'elle était la seule félicité que de certains philosophes pussent comprendre. L'âme connaît par ses idées et par ses senti¬ments ; car, quoique nous opposions l'idée au sentiment, cependant, lorsqu'elle voit une chose, elle la sent, et il n'y a point de choses si intellectuelles qu'elle ne voie ou qu'elle ne croie voir, et par conséquent qu'elle ne sente.

 

3. Le rapport du beau à la subjectivité

Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, où l'on

montre en quoi consiste ce que l'on nomme ainsi,

par des exemples tirés de la plupart des arts

et des sciences [1715], vol. 1, L'Honoré et Châtelain,

Amsterdam, 1724, chap. II, p. 5-10.

Quand on demande ce que c'est que le beau, on ne prétend pas parler d'un objet qui existe hors de nous et séparé de tout autre, comme quand on demande ce que c'est qu'un cheval, ce que c'est qu'un arbre. Un arbre est un arbre, un cheval est un cheval, il est ce qu'il est absolument, en soi-même, et sans qu'il soit nécessaire de le comparer avec quelqu'une des autres parties que ren¬ferme l'Univers. Il n'en est pas ainsi de la beauté, ce terme n'est pas absolu, mais il exprime le rapport des objets, que nous appelons « beaux «, avec nos idées, ou avec nos sentiments, avec nos lumières, ou avec notre coeur, ou enfin avec d'autres objets différents de nous-mêmes ; de sorte que pour fixer l'idée de la beauté, il faut déterminer et parcourir en détail les relations auxquelles on attache ce nom. [...]

Tous ceux qui, se piquant de ne pas parler simplement par coutume, et sans réflexion, voudront descendre dans eux-mêmes et faire attention à ce qui se passe chez eux, à ce qu'ils sentent et à la manière dont ils pensent, lors¬qu'ils disent « cela est beau «, s'apercevront qu'ils expriment par ce terme un certain rapport d'un objet avec des sentiments agréables, ou avec des idées d'appro¬bation, et tomberont d'accord que dire « cela est beau « c'est dire « j'aperçois quelque chose que j'approuve, ou quelque chose qui me fait plaisir «.

 

4. L'homme de goût et le génie

Kant, Critique de la faculté de juger [1790], I,

Première section, § 48, trad. Main Renaut,

GF-Flammarion, 1995, p. 297-299.

Pour porter des jugements d'appréciation sur des objets beaux, comme tels, il faut du goût ; mais pour les beaux-arts eux-mêmes, c'est-à-dire pour la production de tels objets, c'est du génie qui est requis.

Si l'on considère le génie comme le talent pour les beaux-arts (ce qui est la signification propre du terme) et si l'on veut analyser de ce point de vue les pouvoirs qui doivent s'unir pour constituer un tel talent, il est nécessaire de déterminer tout d'abord avec précision la différence entre la beauté naturelle, dont l'appréciation n'exige que le goût, et la beauté artistique, dont la possibilité exige le génie (ce qu'il faut prendre en compte quand on juge un tel objet).

Une beauté naturelle est une belle chose ; la beauté artistique est une belle représentation d'une chose.

Pour apprécier une beauté naturelle comme telle, je n'ai pas besoin de posséder au préalable un concept du type de chose que l'objet doit être ; je veux dire qu'il ne m'est pas nécessaire de connaître la finalité matérielle (la fin), mais au contraire la simple forme, sans connaissance de la fin, plaît par elle-même dans le jugement d'appré¬ciation que je porte. Mais quand l'objet est donné comme un produit de l'art et doit être déclaré beau comme tel, il faut, dans la mesure où l'art suppose tou¬jours une fin dans la cause (et dans sa causalité), qu'un concept de ce que la chose doit être soit d'abord mis au principe du jugement ; et puisque ce qui constitue la perfection d'une chose, c'est la manière dont le divers présent en elle s'accorde avec une destination interne de celle-ci en tant que fin, il faut, dans le jugement sur la

 

beauté artistique, prendre en compte en même temps la perfection de la chose — ce dont il n'est pas du tout ques¬tion dans le jugement sur une beauté naturelle (comme telle). [...]

Les beaux-arts montrent leur supériorité précisément en ceci qu'ils procurent une belle description de choses qui dans la nature seraient laides ou déplaisantes. [...]

Reste que le goût est simplement un pouvoir de juger, et non un pouvoir de produire — raison pour laquelle ce qui lui est conforme n'est pas encore une oeuvre des beaux-arts : ce peut être un produit se rattachant aux arts utilitaires et mécaniques, ou même à la science, et cela d'après des règles déterminées qui peuvent être apprises et qui doivent être observées avec exactitude. Quant à la forme plaisante qu'on donne à ce produit, elle n'est que le véhicule de la communication et une manière, pour ainsi dire, de le présenter, vis-à-vis de laquelle on reste encore libre dans une certaine mesure, quand bien même cette présentation est par ailleurs liée à une fin détermi¬née. Ainsi désire-t-on qu'un service de table, un traité de morale, un sermon même possèdent cette forme qui correspond aux beaux-arts, sans toutefois qu'elle semble avoir été recherchée ; mais, pour autant, on ne les nom¬mera pas des oeuvres d'art. Au nombre de ces dernières, on compte un poème, un morceau de musique, une gale¬rie de tableaux, etc. ; et souvent l'on peut percevoir, dans une oeuvre qui prétend être une oeuvre d'art, du génie sans goût, de même que, dans une autre, du goût sans génie.

 

5. Le paradoxe de Hume : consensus dans l'art, dissensus dans les sciences

Hume, De la norme du goût [1757], in Essais esthétiques, trad. Renée Bouveresse, GF-Flammarion,

2000, p. 140-142.

[...] bien que les principes du goût soient universels, et presque, sinon entièrement, les mêmes chez tous les hommes, cependant bien peu d'hommes sont qualifiés pour donner leur jugement sur une oeuvre d'art, ou pour établir leur propre sentiment comme étant la norme de la beauté. [...]

Cependant, à considérer le problème avec justice, ce sont là des questions de fait, et non de sentiment. Savoir si quelque personne particulière est douée de bon sens, et d'une imagination délicate, libre de préjugé, cela peut souvent être l'objet de controverses et être susceptible de grandes discussions et enquêtes ; mais tous les hommes tomberont d'accord sur la valeur et le mérite d'un tel caractère. Là où ces doutes surviennent, les hommes ne peuvent faire mieux que pour les autres questions sou¬mises à leur discernement : ils doivent avancer les meilleurs arguments que leur suggère leur invention, ils doivent reconnaître qu'il existe quelque part une norme authentique et décisive pour ce qui est de l'existence réelle et des questions de fait, et ils doivent avoir de l'indulgence pour les hommes qui différent d'eux dans leur manière d'en appeler à cette norme. Il suffit pour notre propos, que nous ayons prouvé que le goût de tous les individus n'est pas également valable, et qu'il existe certains hommes en général, dont on reconnaîtra, selon un sentiment universel, qu'ils doivent être préférés aux autres sur ce point, quelle que puisse être la difficulté de les choisir en particulier.

 

Mais en réalité, même en ce qui concerne les détails particuliers, la difficulté où l'on est de trouver la norme du goût n'est pas aussi grande qu'on veut bien la repré¬senter. Bien que, du point de vue spéculatif, nous puis¬sions volontiers déclarer qu'il existe un critère certain en science, tandis que nous en nions l'existence pour ce qui est du sentiment, la pratique démontre cependant que la chose est bien plus difficile à rendre certaine dans le pre¬mier cas que dans le deuxième. Des théories de philoso¬phie abstraite, des systèmes de profonde théologie, ont pu prévaloir durant une époque ; dans une période sui-vante, ils ont été universellement discrédités : leur absur¬dité a été détectée, d'autres théories et d'autres systèmes ont pris leur place, qui ont dû la céder à nouveau à leurs successeurs. Et on n'a rien expérimenté de plus exposé aux révolutions du hasard et de la mode que ces préten¬dues décisions de la science. Le cas est tout différent en ce qui concerne les beautés de l'éloquence et de la poésie. De justes expressions de la passion et de la nature sont assu¬rées de gagner l'assentiment public, au bout d'un peu de temps, et de le conserver pour toujours. Aristote et Platon, Épicure et Descartes peuvent céder leur prédominance successivement les uns aux autres ; mais Térence et Vir¬gile gardent un empire universel et sans conteste sur l'esprit des hommes. La philosophie abstraite de Cicéron a perdu son crédit ; la véhémence de son éloquence est encore l'objet de notre admiration.

 

6. L'antinomie du goût

Kant, Critique de la faculté de juger [1790], I,

Deuxième section, § 56, op. cit., p. 326-327.

Le premier lieu commun du goût est contenu dans la proposition à l'aide de laquelle chaque personne dépour¬vue de goût pense se prémunir contre tout reproche : chacun possède son propre goût. Cela équivaut à dire que le principe de détermination de ce jugement est simple¬ment subjectif (plaisir ou douleur), et que le jugement n'a nul droit à l'assentiment nécessaire d'autrui.

Le second lieu commun du goût, qui est lui aussi uti-lisé même par ceux qui accordent au jugement de goût le droit de prononcer des sentences susceptibles de valoir pour tous, est celui-ci : du goût, on ne peut disputer. Ce qui veut dire : le principe de détermination d'un juge¬ment de goût peut certes être aussi objectif, mais il ne peut se ramener à des concepts déterminés ; par consé¬quent, sur le jugement lui-même, rien ne peut être décidé par des preuves, bien que l'on puisse parfaitement et légiti¬mement en discuter. Car discuter et disputer sont assuré¬ment identiques en ceci qu'il y est recherché, par résistance réciproque aux jugements, à produire entre ceux-ci l'accord, mais ils sont différents en ce que, si l'on dispute, on préfère produire cet accord d'après des concepts déter¬minés intervenant comme raisons démonstratives et qu'on admet par conséquent des concepts objectifs' comme fonde¬ments du jugement. En revanche, dans les cas où cela est considéré comme infaisable, on juge tout autant qu'il est impossible de disputer.

On voit facilement qu'entre ces deux lieux communs manque une proposition qui, certes, n'est pas au nombre des proverbes en usage, mais fait cependant partie du sens commun — savoir : du goût, on peut discuter (bien que l'on ne puisse en disputer). Or, cette proposition

 

contient le contraire de la première qui a été énoncée. Car, là où il doit être permis de discuter, il faut qu'on ait l'espoir de parvenir à un accord ; en conséquence, on doit pouvoir compter sur des fondements du jugement qui ne possèdent pas seulement une validité personnelle, et donc ne sont pas simplement subjectifs — ce à quoi s'oppose alors, directement, ce principe selon lequel chacun possède son propre goût.

Il se manifeste donc, du point de vue du principe du goût, l'antinomie suivante :

1. Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car, sinon, il serait possible d'en disputer (de décider par des preuves).

2. Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car, sinon, il ne serait même pas possible, malgré la diversité qu'il présente, d'en jamais discuter (de prétendre à l'assentiment nécessaire d'autrui à ce jugement).

 

7. L'approche empiriste de l'esthétique

Hume, De la norme du goût [1757], op. cit.,

p. 130-135.

Le même Homère qui plaisait à Athènes et à Rome il y a deux mille ans est encore admiré à Paris et à Londres. Tous les changements de climat, de gouvernement, de religion et de langage ne sont point parvenus à obscurcir sa gloire. L'autorité ou le préjugé peuvent bien donner une vogue temporaire à un mauvais poète, ou à un mau¬vais orateur, mais sa réputation ne sera jamais durable ou étendue. Quand ses compositions sont examinées par la postérité ou par des étrangers, l'enchantement est dissipé, et ses fautes apparaissent sous leur vrai jour. Au contraire, pour un vrai génie, plus ses oeuvres durent, et plus large¬ment sont-elles répandues, plus sincère est l'admiration qu'il rencontre. L'envie et la jalousie ont trop de place dans un cercle étroit, et même une connaissance intime de la personne peut diminuer les applaudissements dus à ses exploits ; mais quand ces obstructions sont levées, les beautés, qui sont naturellement adaptées à exciter des sentiments agréables, déploient immédiatement leur énergie, et tant que le monde dure, elles maintiennent leur autorité sur l'esprit des hommes.

Il apparaît alors que, au milieu de la variété et du caprice du goût, il y a certains principes généraux d'approbation ou de blâme dont un oeil attentif peut retrouver l'influence dans toutes les opérations de l'esprit. Certaines formes ou qualités particulières, de par la struc¬ture originale de la constitution interne de l'homme, sont calculées pour plaire et d'autres pour déplaire, et si elles manquent leur effet dans un cas particulier, cela vient d'une imperfection ou d'un défaut apparent dans l'organe. Un individu fiévreux n'affirmerait pas haute¬ment que son palais est habilité à décider des saveurs ; il

 

ne viendrait pas davantage à l'esprit de quiconque de prétendre, sous les atteintes de la jaunisse, rendre un jugement concernant les couleurs. Dans toute créature, il y a un état sain et un état déficient, et le premier seul peut être supposé nous offrir une vraie norme du goût et du sentiment. À supposer que, dans l'organisme en bonne santé, on constate une uniformité complète ou importante de sentiments parmi les hommes, nous pou¬vons en tirer une idée de la beauté parfaite ; de la même manière que c'est l'apparence des objets à la lumière du jour, et pour l'oeil d'un homme en bonne santé, qu'on appelle leur couleur véritable et réelle, même si par ailleurs on reconnaît que la couleur n'est qu'un fantasme des sens.

Nombreux et fréquents sont les défauts des organes internes qui interdisent ou affaiblissent l'influence de ces principes généraux, dont dépend notre sentiment de la beauté ou de la laideur. Bien que certains objets, de par la structure de notre esprit, soient naturellement calculés pour nous donner du plaisir, on ne doit pas s'attendre à ce que le plaisir soit ressenti pareillement par tout indi¬vidu. Des incidents et des situations particulières se créent qui, ou bien projettent une fausse lumière sur les objets, ou bien empêchent la véritable de transmettre à l'imagination la perception et le sentiment adéquats.

Une cause évidente de ce que beaucoup ne par-viennent pas à ressentir le véritable sentiment de la beauté est le manque de cette délicatesse d'imagination qui est requise pour prendre conscience de ces émotions fines. À cette délicatesse, tous prétendent : chacun en parle et réduirait volontiers toute espèce de goût ou de sentiment à sa propre norme. Mais, comme notre inten¬tion dans cet essai est de mêler quelque lumière de l'entendement aux impressions du sentiment, il sera opportun de donner une définition plus précise de la délicatesse, que celle que nous avons tenté de présenter

 

jusqu'ici. Et pour ne pas tirer notre philosophie d'une source trop profonde, nous aurons recours à une anec-dote célèbre qu'on peut lire dans Don Quichotte.

« C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un jugement sur les vins : c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent une fois appelés pour donner leur opinion au sujet d'un fût de vin, supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L'un d'eux le goûte, le juge, et après mûre réflexion, énonce que le vin serait bon, n'était ce petit goût de cuir qu'il perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer. Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille clé, attachée à une courroie de cuir. «

La grande ressemblance entre le goût de l'esprit et le goût physique nous apprendra aisément à tirer la leçon de cette histoire. Bien qu'il soit assuré que la beauté et la difformité, plus encore que le doux et l'amer, ne peuvent être des qualités inhérentes aux objets, mais sont entière¬ment le fait du sentiment interne ou externe, on doit reconnaître qu'il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments parti¬culiers. Maintenant, comme ces qualités peuvent exister à un faible degré, ou bien peuvent être mélangées et confondues les unes avec les autres, il arrive souvent que le goût ne soit pas affecté par des traits aussi délicats, ou ne soit pas capable de distinguer toutes les saveurs particulières, dans le désordre où elles sont présentées. Là où les sens sont assez déliés pour que rien ne leur échappe, et en même temps assez aiguisés pour percevoir tout ingrédient introduit dans la composition : c'est là ce que nous appellerons délicatesse de goût, que nous

 

employions ces termes selon leur sens littéral ou selon leur sens métaphorique. Ici donc les règles générales de la beauté sont d'usage, car elles sont tirées de modèles établis, et de l'observation de ce qui plaît ou déplaît, quand cela est présenté à titre particulier et à un degré élevé. Et, si ces mêmes qualités n'affectent pas les organes d'un homme d'un délice ou d'un inconfort sensibles lors¬qu'elles se présentent dans une composition continue et à un plus petit degré, nous excluons cette personne de toutes prétentions à cette délicatesse. Énoncer ces règles générales, ou ces modèles avérés de composition, est comparable au fait de trouver la clé avec la lanière de cuir, qui justifia le verdict des parents de Sancho, et confondit ces prétendus juges qui les avaient condamnés. Même si le tonneau n'avait jamais été vidé, le goût des premiers n'en était pas moins pareillement délicat, et celui des autres pareillement terne et languide, mais il aurait été plus difficile de prouver la supériorité des pre¬miers, à l'entière satisfaction de tous les spectateurs. De la même manière, même si les beautés de l'écriture n'avaient jamais été codifiées, ni réduites à des principes généraux, même si aucun modèle excellent n'avait jamais été reconnu, les différences de degré dans le goût des hommes n'en auraient pas moins subsisté, et le jugement d'un homme aurait tout de même été préférable à celui d'un autre. Seulement, il n'aurait pas été aussi aisé de réduire au silence le mauvais critique qui pourrait tou¬jours proclamer hautement son sentiment personnel et refuser de se soumettre à son adversaire. Mais quand nous lui montrons un principe d'art avéré, quand nous illus-trons ce principe par des exemples dont il reconnaît, de par son propre goût particulier, que l'opération se conforme à ce principe ; quand nous lui prouvons que le même principe peut être appliqué au cas présent, où il ne perçut ni ne sentit son influence, il doit conclure, tout bien considéré, que la faute réside en lui-même, et que

 

lui-même manque de la délicatesse qui est requise pour le rendre sensible à toutes les beautés et fautes qui peuvent se trouver dans les compositions et les discours de toute espèce.

On reconnaît que la perfection de tout sens, ou de toute faculté, consiste à percevoir avec exactitude ses objets les plus précis, et à ne rien laisser échapper à son attention et à son observation. Plus petits sont les objets qui deviennent sensibles à l'oeil, et plus fin est l'organe, plus élaborées sa constitution et sa composition. Ce ne sont pas de fortes saveurs qui font l'essai d'un bon palais, mais un mélange d'ingrédients en petites proportions, lorsque nous sommes encore sensibles à chaque partie, malgré sa petitesse et sa confusion avec l'ensemble. De la même manière, la perfection de notre goût mental doit consister dans une perception rapide et perçante de la beauté et de la difformité. Et un homme ne peut être content de lui, tandis qu'il soupçonne que quelque excel¬lence ou quelque faute lui est restée inaperçue dans un discours. Dans ce cas, la perfection de l'homme, et la perfection du sens ou du sentiment, sont inséparable¬ment unies. Un palais très délicat peut, en bien des occa¬sions, constituer un inconvénient considérable, aussi bien pour un homme lui-même que pour ses amis, mais un goût délicat pour les traits d'esprit et les beautés doit toujours être une qualité désirable, parce qu'il est la source des agréments les plus beaux et les plus innocents dont est susceptible la nature humaine. Dans ce juge¬ment s'accordent les sentiments de toute l'humanité. Par¬tout où vous pouvez faire preuve d'une délicatesse de goût, vous êtes assuré que cette qualité sera accueillie avec approbation, et le meilleur moyen de la rendre manifeste est de faire appel à ces modèles et à ces principes qui ont été établis d'après le consentement et l'expérience uniformes des nations et des siècles.

 

8. L'approche kantienne de l'esthétique

Kant, Critique de la faculté de juger [1790],

Première introduction, VIII, op. cit., p. 112-113.

[...] depuis longtemps, l'habitude s'est formée de nommer esthétique, c'est-à-dire sensible, un mode de représentation en entendant aussi par là la relation d'une représentation, non pas au pouvoir de connaître, mais au sentiment de plaisir et de déplaisir. Or, bien que nous soyons accoutumés à nommer ce sentiment (conformé¬ment à sa dénomination) également un sens (modifica¬tion de notre état), cela parce qu'une autre expression nous fait défaut, il ne constitue pour autant nullement un sens objectif, dont la détermination servirait à la connaissance d'un objet (car intuitionner, voire connaître quelque chose avec plaisir, n'est pas une simple relation de la représentation à l'objet, mais une capacité du sujet à éprouver quelque chose) : ce sens, bien au contraire, ne contribue en rien à la connaissance des objets. C'est précisément parce que toutes les déterminations du senti¬ment n'ont de signification que subjective qu'il ne peut y avoir une esthétique du sentiment en tant que science, comme il y a une esthétique du pouvoir de connaître. Il demeure donc toujours une inévitable équivoque dans l'expression de mode esthétique de représentation, si l'on entend par là tantôt celui qui fait surgir le sentiment de plaisir et de déplaisir, tantôt celui qui concerne simple¬ment le pouvoir de connaître, pour autant que l'on y rencontre l'intuition sensible qui nous fait connaître les objets seulement comme phénomènes.

Cette équivoque peut cependant être surmontée si l'on n'utilise l'expression « esthétique « ni pour l'intuition ni, encore moins, pour des représentations de l'entende¬ment, mais uniquement pour des actes de la faculté de juger. Un jugement esthétique, si l'on voulait employer

 

cette expression pour la détermination objective, serait si visiblement contradictoire que l'on se trouve suffisam¬ment assuré par cette expression même contre une méprise. Car des intuitions peuvent certes être sensibles, mais juger relève exclusivement de l'entendement (pris au sens large), et juger esthétiquement ou de façon sensible, pour autant que cela doive être connaissance d'un objet, est même, dans ces conditions, une contradiction dès lors que la sensibilité vient s'immiscer dans ce dont s'occupe l'entendement et (par un vitum subreptionis) donne à l'entendement une fausse orientation ; le jugement objec-tif est toujours prononcé, bien plutôt, par l'entendement, et en tant que tel il ne peut être nommé esthétique. [...] Par la dénomination de jugement esthétique énoncé sur un objet on indique donc aussitôt qu'une représentation donnée est certes rapportée à un objet, mais que, dans le jugement, ce n'est pas la détermination de l'objet que l'on entend : c'est au contraire celle du sujet et de son sentiment. Car, dans la faculté de juger, entendement et imagination sont considérés dans leur relation réci-proque, et celle-ci peut assurément être d'abord prise en considération dans le registre objectif, comme apparte¬nant à la connaissance [...] ; mais on peut pourtant aussi considérer dans le registre uniquement subjectif cette même relation des deux pouvoirs de connaître, en tant que l'un favorise ou entrave l'autre dans la même repré¬sentation et affecte ainsi l'état de l'esprit : dans ce cas, on la considère comme une relation qui peut être éprouvée (cas qui n'intervient pour l'usage isolé d'aucun autre pou¬voir de connaître). Or, bien que la sensation ainsi éprou¬vée ne soit pas représentation sensible d'un objet, elle peut toutefois, dans la mesure où elle est liée subjective¬ment à l'activité qui consiste à rendre sensibles les concepts de l'entendement par la faculté de juger, être mise au compte de la sensibilité en tant qu'elle constitue une représentation sensible de l'état du sujet qui est

 

affecté par un acte de ce pouvoir, et elle peut être dési-gnée comme un jugement esthétique, c'est-à-dire sensible (d'après l'effet subjectif, et non pas d'après ce qui, fonda¬mentalement, la détermine), quand bien même juger (entendre : juger objectivement) est un acte de l'entende¬ment (comme pouvoir supérieur de connaître en géné¬ral), et non pas de la sensibilité.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Pour retrouver les idées exposées ici même, je renvoie mon lecteur à mes livres consacrés à l'esthétique, notam¬ment Homo aestheticus. L'invention du goût à l'âge démo¬cratique, Grasset, « Le Collège de philosophie «, 1990.

Sur la peinture hollandaise du xviie siècle, je recom¬mande vivement le magnifique ouvrage de Tzvetan Todo-rov déjà cité, Éloge du quotidien. Essai sur la peinture hollandaise du xvif siècle, Paris, A. Biro, 1993.

Sur les auteurs classiques, dont j'expose et explique les idées dans ce livre, il faut lire l'Art poétique de Boileau, les Essais esthétiques de Hume (Vrin, 1973-1974), mais aussi, bien que ce soit plus difficile, la Critique de la faculté de juger de Kant et les Leçons sur l'esthétique de Hegel.

Sur la naissance de l'art moderne et des idéologies d'avant-garde, je renvoie à mon dernier livre, L'Invention de la vie de bohème, éditions Cercle d'art, Paris, 2012 ; mais aussi, à titre d'illustration dans l'univers des artistes eux-mêmes, au livre de Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, Gallimard, « Folio essais «, 1989.

Sur l'histoire de l'esthétique, on lira avec profit le cha¬pitre consacré à ce sujet dans la Philosophie des Lumières d'Ernst Cassirer, Fayard, 1983. Il faut cependant faire attention avec ce livre, passionnant certes, mais qui com 

 

prend malgré tout des erreurs parfois énormes (Cassirer se trompe notamment d'un siècle sur la date de naissance de certains des auteurs qu'il commente, manifestement de seconde main, ce qui conduit parfois à fausser son interprétation de la différence entre le xvIIe et le XVIIIe siècle).

« 76 1 ROUSSEAU ET TOCQUEVILLE évident, par la lecture des Livres Sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans cet état, et qu'en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu'ils n'y soient retombés par quelque événement extraordinaire.

Paradoxe fort embar­ rassant à défendre, et tout à fait impossible à prouver.

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question.

Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des rai­ sonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l'état de nature, immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu'il a voulu qu'ils le fussent ; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l'homme et des êtres qui l'environnent, sur ce qu'aurait pu devenir le genre humain, s'il fût resté abandonné à lui-même.

Voilà ce qu'on me demande, et ce que je me propose d' exami­ ner dans ce Discours.

Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations, ou plutôt, oubliant les temps et les lieux, pour ne songer qu'aux hommes à qui je parle, je me supposerai dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platon et les Xénocrate pour juges, et le genre humain pour auditeur.. »

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