SCÈNE IX CAESONIA Je te reconnais mal ! C'est une plaisanterie, n'est-ce pas ? CALIGULA Pas exactement, Caesonia. C'est de la pédagogie. SCIPION Ce n'est pas possible, Caïus ! CALIGULA Justement ! SCIPION Je ne te comprends pas. CALIGULA Justement ! il s'agit de ce qui n'est pas possible, ou plutôt il s'agit de rendre possible ce qui ne l'est pas. SCIPION Mais c'est un jeu qui n'a pas de limites. C'est la récréation d'un fou. CALIGULA Non, Scipion, c'est la vertu d'un empereur. (Il se renverse avec une expression de fatigue.) Je viens de comprendre enfin l'utilité du pouvoir. Il donne ses chances à l'impossible. Aujourd'hui, et pour tout le emps qui va venir, ma liberté n'a plus de frontières. CAESONIA, tristement. Je ne sais pas s'il faut s'en réjouir, Caïus. CALIGULA Je ne le sais pas non plus. Mais je suppose qu'il faut en vivre. Entre Cherea. SCÈNE X CHEREA J'ai appris ton retour. Je fais des voeux pour ta santé. CALIGULA Ma santé te remercie. (Un temps et soudain.) Va-t'en, Cherea, je ne veux pas te voir. CHEREA Je suis surpris, Caïus. CALIGULA Ne sois pas surpris. Je n'aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges. Ils parlent pour ne pas s'écouter. S'ils s'écoutaient, ils sauraient qu'ils ne sont rien et ne pourraient plus parler. Allez, rompez, j'ai horreur des faux témoins. CHEREA Si nous mentons, c'est souvent sans le savoir. je plaide non coupable. CALIGULA Le mensonge n'est jamais innocent. Et le vôtre donne de l'importance aux êtres et aux choses. Voilà ce que je ne puis vous pardonner. CHEREA Et pourtant, il faut bien plaider pour ce monde, si nous voulons y vivre. CALIGULA Ne plaide pas, la cause est entendue. Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert si ! liberté. (Il s'est levé.) Et justement, je vous hais parce que vous n'êtes pas libres. Dans tout l'Empire romain, me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin venu un empereur pour vous enseigner la liberté. Va-t'en, Cherea, et toi aussi, Scipion, l'amitié me fait rire. Allez annoncer à Rome que sa liberté lui est enfin rendue et qu'avec elle commence une grande épreuve. Ils sortent. Caligula s'est détourné. SCÈNE XI CAESONIA Tu pleures ? CALIGULA Oui, Caesonia. CAESONIA Mais enfin, qu'y a-t-il de changé ? S'il est vrai que tu aimais Drusilla, tu l'aimais en même temps que moi et que beaucoup d'autres. Cela ne suffi. sait pas pour que sa mort te chasse trois jours et trois nuits dans la campagne et te ramène avec ce visage ennemi. CALIGULA, il s'est retourné. Qui te parle de Drusilla, folle ? Et ne peux-tu imaginer qu'un homme pleure pour autre chose que l'amour ? CAESONIA Pardon, Caïus. Mais je cherche à comprendre. CALIGULA Les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu'elles devraient être. (Elle va vers lui.) Laisse, Caesonia. (Elle recule.) Mais reste près de moi. CAESONIA Je ferai ce que tu voudras. (Elle s'assied.) À mon âge, on sait que la vie n'est pas bonne. Mais si le mal est sur la terre, pourquoi vouloir y ajouter ? CALIGULA Tu ne peux pas comprendre. Qu'importe ? Je sortirai peut-être de là. Mais je sens monter en moi des êtres sans nom. Que ferais-je contre eux ? (Il se retourne vers elle.) Oh ! Caesonia, je savais qu'on ouvait être désespère, mais j'ignorais ce que ce mot voulait dire. Je croyais comme tout le monde que c'était une maladie de l'âme. Mais non, c'est le corps qui souffre. Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes embres. J'ai la tête creuse et le coeur soulevé. Et le plus affreux, c'est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent. Qu'il est dur, qu'il est amer de devenir un homme ! CAESONIA Il faut dormir, dormir longtemps, se laisser aller et ne plus réfléchir. Je veillerai sur ton sommeil. À on réveil, le monde pour toi recouvrera son goût. Fais servir alors ton pouvoir à mieux aimer ce qui peut 'être encore. Ce qui est possible mérite aussi d'avoir sa chance. CALIGULA Mais il y faut le sommeil, il y faut l'abandon. Cela n'est pas possible. CAESONIA C'est ce qu'on croit au bout de la fatigue. Un temps vient où l'on retrouve une main ferme.