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LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE - Science et technique

Publié le 29/08/2014

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scientifique

2. LA PSYCHANALYSE

DE LA CONNAISSANCE

Pour parvenir à l'esprit scientifique, il est donc indispensable d'éliminer de la connaissance les projections psychologiques spontanées et inconscientes, d'opérer, comme dit Bachelard, une «psychanalyse de la connaissance �.

Cette « psychanalyse � est bien difficile, peut-être jamais ache¬vée. Elle est en tout cas l'oeuvre des si�cles et nous ne devons jamais oublier que la science est une aventure récente. Il y a des hommes sur terre depuis plusieurs centaines de milliers d'années et la physique scientifique date du XVIIe si�cle, la chimie du XVIIIe, la biologie du si�cle dernier.

 

En effet, la connaissance spontanée du réel est antiscientifique. C'est une connaissance « non psychanalysée� où nous proje¬tons nos rêves et nos passions. C'est ainsi que la « physique � d'Aristote est encore toute mêlée de psychologie. La cosmolo¬gie céleste fait appel à la psychologie de l'âme bienheureuse, la physique terrestre d'Aristote s'éclaire par la psychologie de l'âme inqui�te. Aristote distingue deux sortes de corps, les corps lourds, les «graves �, et les corps légers. Les corps légers (la fumée) vont spontanément vers le haut alors que les graves (une pierre) se meuvent d'eux-mêmes vers le bas. Le haut et le bas représentent respectivement le «lieu naturel� des corps

légers et des graves. Les corps inertes sont donc involontaire¬ment assimilés à des hommes qui s'efforcent de retrouver leur «chez-soi �. L'accélération de la pesanteur s'explique par le fait que la pierre «désire le bas� et presse son mouvement comme les chevaux qui, dit-on, vont plus vite lorsqu'ils «sen¬tent l'écurie �. En langage «psychanalytique �, on pourrait dire

qu'Aristote projette sur sa dynamique un «complexe du home �, autrement dit qu'il prête aux corps inertes un goût par¬ticulier pour leur domicile d'élection.

On trouverait aisément des projections psychologiques de ce genre en nombre de superstitions encore vivaces aujourd'hui. Par exemple certains radiesthésistes prétendent découvrir un objet perdu en promenant leur pendule sur une carte de géographie repré¬sentant le terrain à explorer. Le pendule est censé osciller au-dessus de l'endroit précis de la carte qui représente le lieu où se trouve l'objet. Il est bien évident qu'il n'y a aucun rapport objectif, phy¬sique, entre la mati�re réelle du terrain et les traits de crayon qui, sur le papier, la symbolisent. C'est pour une conscience humaine que le dessin signifie le terrain et le radiesthésiste prête en fait à son pendule l'art intelligent de la lecture d'une carte ! On en dirait autant des illusions de l'astrologie. Une plan�te fut appelée Mars parce qu'elle était rougeâtre et que le rouge rappelle le sang et les armes rouillées. L'astrologue projette indûment cette simple analo¬gie, ce symbole subjectif dans le domaine des relations objectives et décr�te que la plan�te Mars gouverne le monde guerrier !

Le langage est d'ailleurs le véhicule spontané de l'anthropomor¬phisme; nous « animons � les phénom�nes matériels en disant que l'eau dort, que le soleil se couche, que le vent souffle. Quand je déclare — ce qui paraît bien innocent — que le ciel est bleu, je suis prêt à supposer que le ciel est une substance dont le bleu est l'attri¬but. Le monde d'Aristote avec ses substances et ses attributs est tiré de la grammaire, de 1 '« univers du discours �. Il correspond à un ensemble de projections « psychogrammaticales �.

 

«Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis �, dit Paul Éluard, et ce po�te s'exprime alors comme le savant ! Mais précisément je vois spontanément le monde comme je suis, et il faut tout un travail pour le voir comme il est ; ce travail est le travail de la science. Le savant consid�re «l'élimination de l'anthropomor¬phisme� (Planck), des projections subjectives, comme la condition même et comme la mesure de la réussite de l'activité scientifique. L'idéal est de parvenir à poser des relations objec¬tives qui ne soient plus le reflet de mes dispositions subjectives. Pour la science par exemple, le ciel cesse -d'être un sujet gram¬matical, une substance dont le bleu serait l'attribut : le bleu du ciel n'est que l'effet de l'inégale diffusion des rayons du spectre solaire.

Ce qui complique la tâche de l'activité scientifique et de l'édu¬cation scientifique, c'est que je ne projette pas seulement sur le monde mes sentiments personnels mais encore toutes les dispo¬sitions que je tiens de la tradition sociale. «L'esprit naïf n'est pas jeune, dit Bachelard, il est même tr�s vieux.� Nous proje¬tons spontanément sur le monde tout ce qu'on nous a enseigné. C'est ainsi que les gens du Moyen Age voyaient des diables cornus à tous les détours des chemins. Aujourd'hui nous proje¬tons sur le ciel une culture pseudoscientifique mal assimilée, baignée de toute l'angoisse des temps modernes : nous voyons des «soucoupes volantes� !

Comment parvenir à l'objectivité scientifique ? Si nous n'avons aucune vraie culture scientifique, nous serons tentés de répondre : il suffit d'éliminer ce qui vient de nos passions, de la tradition, de l'imagination. Il faut revenir à une perception ori¬ginelle des choses, laisser parler les faits tels qu'ils sont. Mais cette réponse, nous allons le voir, est ambiguë. Car c'est préci¬sément la perception spontanée, originelle qui est chargée de subjectivité, tandis que la réalité scientifique, objective, doit être péniblement construite à partir d'un travail fort complexe. Ce qui est immédiatement perçu est subjectif; ce qui est objec¬tif est au contraire «médiat �, construit par détours et artifices.

 

3. DE LA PERCEPTION À LA SCIENCE

La personne spontanée nous rév�le un monde

qualificatif (l'univers nous est donné comme un enchevê¬trement complexe de sons, de couleurs, d'odeurs qui consti¬tuent ce qu'on nomme les «qualités sensibles �) ;

— divers et hétérog�ne (c'est un fouillis d'événements com¬plexes);

constitué par des « êtres � distincts et autonomes : trom¬pés par le langage aussi bien que par les sens, nous imaginons que le monde est composé de « substances � caractérisées par des « attributs �. Le marbre est froid, la laine est chaude, le plomb est lourd. La physique et la chimie primitives ne font que discourir sur ces données immédiates (les alchimistes par exemple voulaient ôter au plomb sa « plombéité � pour commu¬niquer à la «mati�re premi�re résiduelle� une forme nouvelle et plus «précieuse �, celle de l'auréité). De même la doctrine des quatre éléments n'est que la systématisation de la percep¬tion naïve. N'importe qui distingue immédiatement l'eau, la terre, l'air et le feu. Nous sommes tentés de tenir pour essentiel ce qui s'impose directement à la perception. Mais ce n'est pas ce chemin-là qui conduit à la science. On peut regarder la flamme pendant des heures sans rien comprendre à la combus¬tion. Voltaire écrivait au comte de Tessan en 1753 : «Vous per¬sistez dans le goût de la physique... Pour moi j'y ai renoncé et en voici la raison : un jour en soufflant mon feu je me mis à songer pourquoi du bois faisait de la flamme... personne ne me l'a pu dire.� Bachelard nous l'a bien montré : le spectacle de la flamme aux formes bizarres, aux couleurs éclatantes, à la mor¬sure cruelle sollicite nos rêveries, réveille et nourrit nos désirs inconscients, mais n'est pas source de science : la science exige que les apparences soient dépassées. «Il n'y a de science que de ce qui est caché.� Une fois découvert le secret de la com¬bustion, nous pourrons donner l'exemple d'un feu «sans flammes �, d'une «oxydation discr�te �, la respiration.

Ce qui est immédiatement valorisé par l'observation naïve est généralement accessoire. La perception immédiate et vulgaire,

 

loin d'être la clef de la science, comme le croient les empi¬ristes, a fait longtemps échec aux progr�s de la science. L'observation empirique n'est pas la source de la science mais c'est un obstacle à la connaissance scientifique. C'est ce que Bachelard appelle un «obstacle épistémologique �.

Par opposition à la perception immédiate, la connaissance scientifique

transforme les qualités en quantités (l'av�nement de la science, c'est l'av�nement de la mesure ; à la place du « vécu � sonore et coloré, la science découvre des vibrations dont on peut mesurer longueur d'onde, fréquence).

à la diversité empirique la science substitue l'unification rationnelle '. Pour la chimie, les corps infiniment divers se ram�nent à une centaine de corps simples, susceptibles de se combiner de diverses mani�res. Les corps sont composés d'atomes, l'atome lui-même a été analysé : l'électron apparaît aujourd'hui comme le constituant ultime de la mati�re. Mais l'unité à laquelle parvient ici le chimiste n'a rien à voir avec la simplification du monde qu'on trouvait dans la théorie des quatre éléments. Dans la doctrine des quatre éléments on était dupe d'une simplicité fausse, d'une intuition immédiate non critiquée. C'était une pseudosimplicité qui venait seulement de ce qu'on n'avait pas fait d'analyse. Au contraire, la « simpli¬cité � de l'électron n'est pas une simplicité initiale, elle est de l'ordre du résultat, elle est une limite à l'analyste qui est un pro¬duit de l'analyse elle-même. L'électron lui-même n'est pas d'ailleurs à proprement parler un «élément simple�. S'il est, comme le voit la science moderne, un «corpuscule associé à une onde continue �, il apparaît lui-même comme un ensemble, comme un «tissu de relations �.

1. Bachelard écrit : « Tous les corps tombent, même ceux qui ne tombent pas ! La feuille morte qui descend en une capricieuse spirale vers le sol tombe verti¬calement. Si les souffles de l'air d'automne troublent apparemment la verticalité de la chute, ils sont comptés pour accidents par la pensée rationnelle qui a décou¬vert la loi profonde de la chute droite malgré les apparences de la chute oblique. La rationalité de la loi de chute, pourvue d'une alg�bre simple, est inscrite dans le mouvement de tous les corps à la surface de la terre� (Le Rationalisme appliqué, p. 38, P.U.F.).

 

— là où l'observation immédiate voyait des êtres — la science reconnaît des rapports. Pas plus que le bleu du ciel n'est attribut d'une substance, la chaleur de la laine ou le froid du marbre ne sont les qualités d'un être. Ces données immé¬diates dissimulent ici la réalité de relations entre mon corps et les objets (le marbre n'est pas froid «en lui-même� mais tr�s conductible). Toutes les propriétés apparentes des choses se ram�nent en réalité à des relations avec d'autres choses. C'est ainsi que le poids dépend du champ de gravitation, la couleur d'un objet de la lumi�re qu'il réfléchit.

4. LA CONSTRUCTION

DU FAIT SCIENTIFIQUE

La réalité scientifique n'est donc pas la réalité spontanément et passivement observée. C'est une réalité construite. Le fait n'a de signification scientifique que lorsqu'il est transposé de façon à pouvoir nous livrer des caractéristiques objectives, mesu¬rables. La construction scientifique du fait consiste générale¬ment à imaginer une série d'artifices techniques pour transposer l'observation dans le champ visuel et spatial. Par exemple la sensation musculaire de poids, subjective et impré¬cise, est remplacée par l'appréciation visuelle de la position de l'aiguille de la balance. La « force � est mesurée par l'allonge¬ment communiqué à un ressort. La science de l'électricité ne s'est développée que grâce à des techniques qui emploient l'électricité à produire des effets mesurables dans l'espace (déplacement de l'aiguille de l'amp�rem�tre, du galvanom�tre, produits de l'électrolyse mesurés au moyen de la balance). La température devient un fait scientifique lorsqu'elle n'est plus sentie sur la peau mais lue sur le thermom�tre. Même à partir d'un exemple aussi simple, on peut apprécier toute la distance qui sépare le « vécu � immédiat du « connu � scientifique : l'impression « vécue � de température dépend des récepteurs thermiques à la surface de notre corps. Mais ces récepteurs font partie d'un organisme qui est lui-même une source de chaleur. L'impression de température dépend non seulement du milieu

 

avec lequel notre corps est en contact mais aussi de notre corps lui-même. Elle est soumise aux variations de la circulation san¬guine. Le pouvoir d'adaptation de l'organisme interdit d'ailleurs toute appréciation objective. Si je viens d'une salle surchauffée, la salle de classe me paraîtra fraîche alors que je la trouve chaude si je viens de la cour où souffle un vent glacé. Ces impressions de « fraîcheur �, de « tiédeur �, de « chaleur � sont subjectives et relatives. Il faut ajouter qu'elles sont impré¬cises. Des écarts de température qui sont équivalents sur l'échelle thermométrique ne le sont pas pour notre sens ther¬mique. Autour de 20° nous sommes sensibles à une différence de 1/2 degré. Mais notre sensibilité est beaucoup moins diffé¬renciée pour des températures plus basses ou plus élevées.

L'usage d'un instrument encore aussi élémentaire qu'un banal thermom�tre centigrade nous introduit déjà dans un monde «scientifique �. Ici la relation complexe entre mes récepteurs thermiques, mon organisme et le milieu — d'où résultait l'impression vécue de température — est remplacée par une mesure fondée sur des relations beaucoup plus simples entre un objet et le milieu : apprécier une température, c'est mesurer la dilatation d'une colonne de mercure sur une échelle graduée. L'observation scientifique suppose donc des instruments, elle requiert une manipulation. L'instrument suppose lui-même une théorie (par exemple, le thermom�tre suppose la théorie de la dilatation). Comme le dit Bachelard : «Un instrument, c'est une théorie matérialisée�'.

Au monde perçu, la science substitue un monde construit. Et cette construction est à la fois conceptuelle et technique. Elle va des techniques opératoires les plus abstraites du mathématicien jusqu'aux manipulations matérielles de l'expérimentateur. Plus

1. Le fait scientifique ne prend tout son sens, toute sa valeur qu'en fonction des théories dont la science dispose au moment où le fait est observé. Par exemple en 1856 « la mise au jour de la partie supérieure d'un étrange crâne pr�s de Düssel¬dorf, dans la vallée dite Neandertal, est loin d'avoir passionné les esprits. Virchov la considérait comme une anomalie de conformation relevant de l'idiotisme � et si «quarante ans plus tard une calotte crânienne de même type, celle de Trinil, sus¬cite des discussions autrement fructueuses� (P.M. GRAND, Découverte de la pré¬histoire, Club français du livre, p. 19-20) c'est qu'entre-temps la publication de l'ouvrage de DARWIN (Origine des esp�ces, 1869) a posé le probl�me des origines de l'homme, a sensibilisé les esprits à l'hypoth�se transformiste.

scientifique

« positive ou scientifique, renonce à imaginer le pourquoi ultime des choses et se contente de décrire comment les faits se pas­ sent.

Il s'agit de rattacher objectivement les phénomènes les uns aux autres, de découvrir les liaisons auxquelles ils sont réellement assujettis.

(Par exemple le vent est un déplacement d'air des hautes vers les basses pressions de l'atmosphère.) Nous aurons à nous demander plus tard si 1' idée qu'Auguste Comte se faisait de l'explication positive n'est pas trop étroite.

Mais sa théorie des trois états, peut-être trop systématique, a le mérite d'attirer notre attention sur un fait incontestable et de grande portée: L'attitude scientifique n'est pas spontanée chez l'homme; elle est un produit tardif de l'histoire.

Les explications primitives que l'homme donne des phéno­ mènes naturels qui l'entourent -les explications qui viennent spontanément aujourd'hui à l'esprit des enfants- apparaissent toujours anthropomorphiques : les premières explications humaines consistent à prêter des sentiments humains aux phé­ nomènes naturels.

L'homme projette spontanément et inconsciemment sa propre psychologie sur la nature.

Éole est comme nous capable de se mettre en colère.

La nature a «horreur du vide» comme Madame la baronne a horreur du thé.

L'explication dite «théologique» ou «métaphysique» est ici une explication naïvement psychologique.

2.

LA PSYCHANALYSE DE LA CONNAISSANCE Pour parvenir à l'esprit scientifique, il est donc indispensable d'éliminer de la connaissance les projections psychologiques spontanées et inconscientes, d'opérer, comme dit Bachelard, une «psychanalyse de la connaissance».

Cette «psychanalyse» est bien difficile, peut-être jamais ache­ vée.

Elle est en tout cas l'œuvre des siècles et nous ne devons jamais oublier que la science est une aventure récente.

Il y a des hommes sur terre depuis plusieurs centaines de milliers d'années et la physique scientifique date du xvne siècle, la chimie du xvme, la biologie du siècle dernier.. »

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