Devoir de Philosophie

  Et donc Froma, elle aussi, a pris part à la quête des disparus et, au cours de l'été 2003, nous voyagions ensemble.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

  Et donc Froma, elle aussi, a pris part à la quête des disparus et, au cours de l'été 2003, nous voyagions ensemble. Nous nous étions retrouvés à Prague, où elle terminait une visite des sites liés à l'Holocauste. Qu'avons-nous vu à Prague ? Nous avons vu Josefov, l'ancien quartier juif, avec ses minuscules synagogues, presque souterraines, avec leurs murs frais qui suintaient dans la chaleur de l'été, la rue sinueuse remplie de touristes blonds consultant consciencieusement leurs guides et achetant frénétiquement des cartes postales (la synagogue pinchus dans le quartier juif de prague) ; nous avons vu l'opulente décoration intérieure, d'inspiration islamique, de la synagogue espagnole peinte en jaune et blanc, construite en 1868 sur le site de ce qui avait été la plus ancienne shul de Prague, et à présent restaurée pour les regards admiratifs des touristes dans tout son éclat polychrome et débridé ; nous avons vu, dans l'Ancien Cimetière juif, la tombe richement sculptée et ornementée du rabbin Judah ben Loew Bezabel, mort à l'âge de quatre-vingt-quatre ans en 1609 et censé avoir créé le Golem avec la boue de la rivière Vltava pour contrer les attaques antisémites à la cour de l'empereur des Habsbourg, Rudolf II. Curieuse coïncidence, le Golem s'appelait Yossel - « Joey » en yiddish -, le même surnom qui serait attribué, trois siècles plus tard, par les Juifs de villes comme Bolechow au descendant de Rudolf, François-Joseph Ier, en reconnaissance affectueuse pour son attitude bienveillante à l'égard des Juifs. Au moment où l'on sort de ce cimetière, on peut acheter des petites statuettes du premier Yossel, réponse précoce et un peu primitive, certes, à la persécution des Juifs dans cette ville. Qu'avons-nous vu d'autre ? Nous avons vu des objets qui étaient beaucoup plus raffinés que les statuettes de Yossel : les milliers d'objets, de coupes et de vases rituels de toutes les sortes - taillés, sculptés, gravés et repoussés - qu'on puisse trouver, dans l'exposition permanente de culture judaïque européenne, située à l'étage supérieur de la synagogue espagnole, dans la partie qui était autrefois la galerie des femmes, à l'époque où il y avait encore des Juifs à Prague pour prier dans les synagogues où, en cette belle journée d'été, des centaines de touristes et moi déambulions très respectueusement. Curieuse coïncidence, cette collection de couronnes de Torah, de cierges de cérémonie, de gobelets et de médaillons doit sa richesse (même si cette information n'est pas bien mise en évidence dans l'exposition) au fait que Hitler avait choisi Prague pour être le lieu d'un musée d'un Peuple disparu qu'il avait projeté de faire construire, afin que les Aryens pussent, sans doute dans l'avenir, regarder bêtement ces trésors. Et en effet les richesses d'au moins cent cinquante-trois communautés de la région de Prague ont été soigneusement transportées dans la ville en 1942 pour une évaluation et un tri, quand bien même le musée du peuple juif des nazis n'a jamais été construit, ce qui explique pourquoi tous ces objets d'ornementation d'une telle opulence peuvent être aujourd'hui admirés par les touristes qui passent dans ce quartier de Prague avant de retourner à leur hôtel pour commencer à réfléchir à l'endroit où ils vont aller dîner. Nous avons donc vu tout cela, avant de retournera notre propre hôtel chercher un endroit où dîner ; car, après tout, quel que soit l'intérêt, quelle que soit l'obsession que vous nourrissez à l'égard du passé, vous vivez dans le présent et il est nécessaire de s'occuper de cette affaire de vivre. Toutefois, le passé a de curieuses façons de vous rattraper. C'est à Prague que la première de ce que j'ai cru alors être une série bizarre de coïncidences s'est produite. La veille du jour où Froma et moi devions aller à Terezin - le camp de concentration « modèle », situé près de la ville, qui avait été autrefois montré aux représentants de la Croix-Rouge comme un exemple de l'humanité avec laquelle les Allemands traitaient les Juifs internés, les subversifs et les autres prisonniers -, elle et moi avions pris l'ascenseur jusqu'au dernier étage de notre hôtel où se trouvait un bar qui s'enorgueillissait, nous avait informé le guide de l'hôtel, d'avoir le plus beau panorama sur la ville. Quelques étages avant d'arriver à ce merveilleux nid d'aigle, l'ascenseur s'est arrêté et un homme, pas particulièrement âgé, très bien habillé, est entré. Il portait, j'ai remarqué, quelques grosses bagues en or et une montre très coûteuse. Comme cela arrive souvent dans ces cas-là, il y a eu un silence et des sourires embarrassés lorsque les portes se sont refermées et que l'ascenseur a recommencé à monter. Soudain, cet homme aux cheveux blancs et à l'allure vigoureuse s'est tourné nonchalamment vers nous et - en hochant la tête comme s'il acquiesçait, comme si ce qu'il allait dire était la suite de la conversation que nous avions eue tous les trois depuis un moment - il a dit, Oui, j'étais à Babi Yar. Le lendemain matin, nous avons pris un énorme car climatisé pour le trajet d'une heure jusqu'au dernier camp que le groupe de Froma allait visiter au cours de ce sinistre tour. Les Tchèques appellent l'endroit Terezin, mais son nom, lorsque la ville avait été fondée sous un régime bien antérieur et aussi pendant l'occupation nazie, était Theresienstadt, « Ville de Theresia » - c'est-à-dire la ville de Marie-Thérèse, la grande impératrice des Habsbourg au XVIIIesiècle, la Victoria de la Mitteleuropa. Elle a été ainsi nommée parce que la ville fortifiée de Theresienstadt, terminée en 1780, l'année où la reine est morte, faisait partie d'un réseau de villes fortifiées construites pendant et juste après le règne de cette femme replète et dominatrice pour protéger le vaste empire des Habsbourg, patchwork multiculturel de pays, de provinces et de principautés qui s'est finalement désintégré, après qu'un nationaliste serbe, Gavrilo Prinzip (qui, de toute évidence, n'était pas heureux d'appartenir à ce patchwork), a assassiné le descendant de Marie-Thérèse, l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône du très vieux François-Joseph, Yossele, un jour de juin 1914, provoquant ainsi le premier des ultimatums qui allaient conduire, aussi rapidement et inévitablement que s'effondrent des dominos, au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Et je dois dire que, lorsque j'ai visité le camp et les divers musées qui se trouvent sur le site à présent, par une journée pluvieuse de juin 2003, que Froma et moi marchions à travers les baraquements reconstruits, le musée du ghetto, nous attardions sur les oeuvres d'art poignantes faites par les enfants du camp pendant le régime nazi, la chose qui m'a le plus ému, qui a eu la plus profonde résonance en moi, a été de comprendre que, dans une des vieilles cellules de cette prison fortifiée d'autrefois - une minuscule cellule aux murs épais dans laquelle je suis entré brièvement avant d'être submergé, comme cela m'arrive souvent (par exemple, dans les ascenseurs et dans les petits espaces souterrains), par la claustrophobie -, Gavrilo Prinzip avait été incarcéré, après l'assassinat de l'archiduc. Il y était mort peu de temps après. Je suis resté là, étrangement ému par ce rappel inattendu et très concret du crime qui avait déclenché le premier massacre phénoménal du siècle, et alors que je le ressentais, je me suis senti gêné que ce fût cela, plus que tout autre chose, qui m'eût affecté d'une manière ni générale ni abstraite. C'est seulement après être resté là un moment à réfléchir que j'ai compris que la raison pour laquelle j'étais tant ému, en découvrant cette trace de Gavrilo Prinzip et de son crime, non recherchée par moi ou par n'importe quel autre visiteur ce jour-là, tous étant avides d'obtenir des informations sur l'Holocauste, c'était qu'elle m'avait permis de faire un saut dans le temps jusqu'à l'Autriche- Hongrie de l'enfance et de 1'adolescence de mon grand-père, jusqu'à ce moment disparu, jusqu'à 1'époque où le pire désastre politique pour les Juifs de Bolechow avait été en fait l'assassinat de l'héritier de leur empereur bien-aimé et le début de la guerre qui, ils en étaient sûrs, serait la pire qu'ils eussent jamais vue. Nous avons donc vu aussi Theresienstadt. Depuis le site Internet de Theresienstadt, on peut envoyer à ses amis des cartes postales électroniques arborant la salutation arbeit macht frei. La carte postale que j'ai adressée de Prague à Mme Begley était simplement une vue assez gaie de Josefov, le vieux pittoresque qui est maintenant une destination touristique. Prague est magnifique, ai-je écrit, nous avons visité aujourd'hui le quartier juif. Pas un Juif en vue. Compte tenu de son sens de l'humour un peu caustique, je supposais qu'elle apprécierait mon humour noir, et j'avais raison. Très drôle, m'a-t-elle dit sur un faux ton de reproche lorsque je suis allé la voir au retour de mon voyage d'un mois à Prague, Vienne, Tel-Aviv, Vilnius et Riga. Nous étions assis dans son appartement et je faisais le récit de mes diverses aventures. Elle a brandi les cartes postales que j'avais envoyées. Vous voyez ? J'ai reçu toutes vos cartes. Elle a fait signe à Ella de nous verser un peu plus de thé glacé ; il faisait chaud dans la salle de séjour parce que, en dépit du fait que c'était la fin du mois de juillet, elle avait éteint la climatisation. Je ne peux rien entendre quand elle est allumée, avait-elle dit, en regardant l'appareil avec un air furieux depuis la reproduction de bergère à haut dossier dans laquelle elle aimait s'asseoir, au coin de la salle de séjour, un fauteuil qui ressemblait vaguement, avais-je toujours pensé, à un trône, même si cela avait moins à voir avec le fauteuil en soi qu'avec sa posture qui était parfaitement rigide, jusqu'à une date récente : elle était perchée sur le bord du siège, parfois appuyée sur une canne, et son oeil à moitié fermé m'évaluait, et elle écoutait mes histoires, secouant un peu la tête de temps à autre seulement, soupirant que j'étais trop sentimental, faisant un geste agacé en direction des fleurs que j'avais apportées, qu'Ella avait placées sur la table basse et que Mme Begley avait écartées d'une main tordue parce que c'était de l'argent gâché que j'aurais mieux fait de dépenser pour mes enfants. Comment vont les enfants ? était toujours la question qu'elle m'assenait, dès qu'elle s'était assise sur son fauteuil aux allures de trône, à côté de l'étagère remplie des photos de son fils et de ses enfants. L'enfant, l'enfant, tout le monde m'a dit que je devais sauver l'enfant, avait-elle dit un jour en pleurant, assez peu de temps après notre rencontre, le jour où elle m'avait raconté combien elle se sentait coupable de n'avoir pu sauver personne d'autre. Trois ans plus tard, le jour où je suis allé la voir pour la régaler des histoires de mon odyssée en Europe centrale, je buvais mon thé glacé quand elle a dit, en souriant et sans humour, Pas de Juifs, j'imagine. Nous tous ici ou bien dans la tombe.     depuis une gare sale et lugubre datant de l'ère soviétique à Prague, où le vieillard décati et agressif qui ne cessait de nous importuner s'est révélé être un porteur, nous sommes allés, en un trajet de quatre heures, jusqu'à Vienne, une ville que j'adore, surtout parce qu'elle figure, même si c'est de façon anecdotique, dans certaines histoires de ma famille (Mon père, avait l'habitude de me dire mon grand-père, allait à Vienne une fois par an pour ses affaires et, oh, les cadeaux qu'il nous rapportait, les jouets, les bonbons!). Vienne était une ville que Froma n'avait pas encore vue et j'étais impatient de lui montrer ses beautés grandioses, les bâtiments baroques à l'échelle épique, dont les détails toujours légèrement exagérés, corniches disproportionnées et moulures surchargées, étaient autrefois le symbole d'une confiance impériale excessive et peuvent paraître aujourd'hui gênantes, maintenant que l'empire pour lequel ces ornementations ont été conçues a disparu - un peu, disons, comme une parente

« Nous avons doncvutout cela, avant deretournera notrepropre hôtelchercher unendroit où dîner ;car, après tout,quelquesoitl'intérêt, quellequesoitl'obsession quevous nourrissez à l'égard dupassé, vousvivez dansleprésent etilest nécessaire des'occuper decette affaire de vivre.

Toutefois, lepassé ade curieuses façonsdevous rattraper.

C'estàPrague quela première deceque j'aicru alors êtreunesérie bizarre decoïncidences s'estproduite.

Laveille du jour oùFroma etmoi devions alleràTerezin – lecamp deconcentration « modèle »,situé près delaville, quiavait étéautrefois montréauxreprésentants delaCroix-Rouge commeun exemple del'humanité aveclaquelle lesAllemands traitaientlesJuifs internés, lessubversifs et les autres prisonniers –, elleetmoi avions prisl'ascenseur jusqu'audernierétagedenotre hôtel où setrouvait unbar quis'enorgueillissait, nousavait informé leguide del'hôtel, d'avoirleplus beau panorama surlaville.

Quelques étagesavantd'arriver àce merveilleux nidd'aigle, l'ascenseur s'estarrêté etun homme, pasparticulièrement âgé,trèsbien habillé, estentré.

Il portait, j'airemarqué, quelquesgrossesbaguesenoretune montre trèscoûteuse.

Commecela arrive souvent danscescas - là, ilya eu un silence etdes sourires embarrassés lorsquelesportes se sont refermées etque l'ascenseur arecommencé àmonter.

Soudain, cethomme aux cheveux blancsetàl'allure vigoureuse s'esttourné nonchalamment versnous et– en hochant la tête comme s ' il acquiesçait, commesice qu'il allait direétait lasuite delaconversation que nous avions euetous lestrois depuis unmoment – iladit, Oui, j'étais àBabi Yar.

Le lendemain matin,nousavons prisunénorme carclimatisé pourletrajet d'une heure jusqu'au derniercampquelegroupe deFroma allaitvisiter aucours decesinistre tour.Les Tchèques appellentl'endroitTerezin,maissonnom, lorsque laville avait étéfondée sousun régime bienantérieur etaussi pendant l'occupation nazie,étaitTheresienstadt, « Villede Theresia » –  c'est - à-dire laville deMarie-Thérèse, lagrande impératrice desHabsbourg au XVIII e siècle, laVictoria delaMitteleuropa.

Elleaété ainsi nommée parcequelaville fortifiée de Theresienstadt, terminéeen1780, l'année oùlareine estmorte, faisaitpartied'unréseau de villes fortifiées construites pendantetjuste après lerègne decette femme replète et dominatrice pourprotéger levaste empire desHabsbourg, patchworkmulticulturel depays, de provinces etde principautés quis'est finalement désintégré, aprèsqu'un nationaliste serbe, Gavrilo Prinzip(qui,detoute évidence, n'étaitpasheureux d'appartenir àce patchwork), a assassiné ledescendant deMarie-Thérèse, l'archiducFrançois-Ferdinand, héritierdutrône du très vieux François-Joseph, Yossele, un jour dejuin 1914, provoquant ainsilepremier des ultimatums quiallaient conduire, aussirapidement etinévitablement ques'effondrent des dominos, audéclenchement delaPremière Guerremondiale.

Etjedois direque, lorsque j'ai visité lecamp etles divers musées quisetrouvent surlesite àprésent, parune journée pluvieuse dejuin 2003, queFroma etmoi marchions àtravers lesbaraquements reconstruits,le musée dughetto, nousattardions surlesœuvres d'artpoignantes faitesparlesenfants du camp pendant lerégime nazi,lachose quim'a leplus ému, quiaeu laplus profonde résonance en moi, aété decomprendre que,dans unedesvieilles cellules decette prison fortifiée d'autrefois – uneminuscule celluleauxmurs épais danslaquelle jesuis entré brièvement avant d'être submergé, commecelam'arrive souvent(parexemple, danslesascenseurs etdans les petits espaces souterrains), parlaclaustrophobie –, GavriloPrinzipavaitétéincarcéré, après l'assassinat del'archiduc.

Ilyétait mort peudetemps après.Jesuis resté là,étrangement ému par cerappel inattendu ettrès concret ducrime quiavait déclenché lepremier massacre phénoménal dusiècle, etalors quejeleressentais, jeme suis senti gêné quecefût cela, plus que tout autre chose, quim'eût affecté d'unemanière nigénérale niabstraite.

C'estseulement après êtreresté làun moment àréfléchir quej'aicompris quelaraison pourlaquelle j'étaistant ému, endécouvrant cettetracedeGavrilo Prinzipetde son crime, nonrecherchée parmoi ou par n'importe quelautre visiteur cejour-là, tousétant avides d'obtenir desinformations sur l'Holocauste, c'étaitqu'elle m'avait permisdefaire unsaut dans letemps jusqu'à l'Autriche-. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles