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d'examinateur : car, tirant au hasard les questions du programme, je ne savais même plus quelles réponses les candidats uraient dû me fournir.

Publié le 06/01/2014

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d'examinateur : car, tirant au hasard les questions du programme, je ne savais même plus quelles réponses les candidats uraient dû me fournir. Le plus nul semblait déjà tout dire. C'était comme si les sujets se dissolvaient devant moi du seul fait que je leur avais une fois appliqué ma réflexion. Aujourd'hui, je me demande parfois si l'ethnographie ne m'a pas appelé, sans que je m'en doute, en raison d'une affinité de structure entre les civilisations qu'elle étudie et celle de ma propre pensée. Les aptitudes me manquent pour garder sagement en culture un domaine dont, année après année, je recueillerais les moissons : j'ai l'intelligence néolithique. Pareille aux feux de brousse indigènes, elle embrase des sols parfois inexplorés ; elle les féconde peut-être pour en tirer hâtivement quelques récoltes, et laisse derrière elle un territoire dévasté. Mais à l'époque, je ne pouvais prendre conscience de ces motivations profondes. J'ignorais tout de l'ethnologie, je n'avais jamais suivi un cours, et lorsque Sir James Frazer rendit à la Sorbonne sa dernière visite et y prononça une conférence mémorable - en 1928, je crois - bien que je fusse au courant de l'événement, l'idée ne me vint même pas d'y assister. Sans doute m'étais-je consacré dès la petite enfance à une collection de curiosités exotiques. Mais c'était une occupation d'antiquaire, guidée vers des domaines où tout n'était pas inaccessible à ma bourse. À l'adolescence, mon orientation restait encore si indécise que le premier qui se fût essayé à formuler un diagnostic, mon professeur de philosophie de première supérieure qui s'appelait André Cresson, m'assigna les études juridiques comme répondant le mieux à mon tempérament ; j'en conserve beaucoup de reconnaissance à sa mémoire à cause de la demi-vérité que recouvrait cette erreur. Je renonçai donc à l'École normale et je m'inscrivis au Droit en même temps que je préparai la licence de philosophie ; simplement parce que c'était si facile. Une curieuse fatalité pèse sur l'enseignement du Droit. Pris entre la théologie dont, à cette époque, son esprit le rapprochait, et le journalisme vers quoi la récente réforme est en train de le faire basculer, on dirait qu'il lui est impossible de se situer sur un plan à la fois solide et objectif : il perd une des vertus quand il essaye de conquérir ou de retenir l'autre. Objet d'étude pour le savant, le juriste me faisait penser à un animal qui prétendrait montrer la lanterne magique au zoologiste. À l'époque, heureusement, les examens de droit se travaillaient en quinze jours, grâce à des aide-mémoire appris par coeur. Plus encore que sa stérilité, la clientèle du droit me rebutait. La distinction est-elle toujours solide ? J'en doute. Mais, vers 1928, les étudiants de première année des divers ordres se répartissaient en deux espèces, on pourrait presque dire en deux races séparées : droit et médecine d'une part, lettres et sciences de l'autre. Si peu séduisants que soient les termes extroverti et introverti, ce sont sans doute les plus propres à traduire l'opposition. D'un côté une « jeunesse » (au sens où le folklore traditionnel prend ce terme pour désigner une classe d'âge) bruyante, agressive, soucieuse de s'affirmer même au prix de la pire vulgarité, politiquement orientée vers l'extrême-droite (de l'époque) ; de l'autre, des adolescents prématurément vieillis, discrets, retirés, habituellement « à gauche », et travaillant à se faire déjà admettre au nombre de ces adultes qu'ils s'employaient à devenir. L'explication de cette différence est assez simple. Les premiers, qui se préparent à l'exercice d'une profession, célèbrent par leur conduite l'affranchissement de l'école et une position déjà prise dans le système des fonctions sociales. Placés dans une situation intermédiaire entre l'état indifférencié de lycéen et l'activité spécialisée à laquelle ils se destinent, ils se sentent en état de marge et revendiquent les privilèges contradictoires propres à l'une et l'autre condition. Aux lettres et aux sciences, les débouchés habituels : professorat, recherche et quelques carrières imprécises, sont d'une autre nature. L'étudiant qui les choisit ne dit pas adieu à l'univers enfantin : il s'attache plutôt à y rester. Le professorat n'est-il pas le seul moyen offert aux adultes pour leur permettre de demeurer à l'école ? L'étudiant en lettres ou en sciences se caractérise par une sorte de refus qu'il oppose aux exigences du groupe. Une réaction presque conventuelle l'incite à se replier temporairement ou de façon plus durable, dans l'étude, la préservation et la transmission d'un patrimoine indépendant de l'heure qui passe. Quant au futur savant, son objet est commensurable à la durée de l'univers seulement. Rien n'est donc plus faux que de les persuader qu'ils s'engagent ; même quand ils croient le faire, leur engagement ne consiste pas à accepter un donné, à s'identifier à une de ses fonctions, à en assumer les chances et les risques personnels ; mais à le juger du dehors et comme s'ils n'en faisaient pas eux-mêmes partie ; leur engagement est encore une manière particulière de rester dégagés. L'enseignement et la recherche ne se confondent pas, de ce point de vue, avec l'apprentissage d'un métier. C'est leur grandeur et leur misère que d'être soit un refuge, soit une mission. Dans cette antinomie qui oppose, d'une part le métier, de l'autre une entreprise ambiguë qui oscille entre la mission et le refuge, participe toujours de l'une et de l'autre tout en étant plutôt l'une ou plutôt l'autre, l'ethnographie occupe certes une place de choix. C'est la forme la plus extrême qui se puisse concevoir du second terme. Tout en se voulant humain, l'ethnographe cherche à connaître et à juger l'homme d'un point de vue suffisamment élevé et éloigné pour l'abstraire des contingences particulières à telle société ou telle civilisation. Ses conditions de vie et de travail le retranchent physiquement de son groupe pendant de longues périodes ; par la brutalité des changements auxquels il s'expose, il acquiert une sorte de déracinement chronique : plus jamais il ne se sentira chez lui nulle part, il restera psychologiquement mutilé. Comme les mathématiques ou la musique, l'ethnographie est une des rares vocations authentiques. On peut la découvrir en soi, même sans qu'on vous l'ait enseignée. Aux particularités individuelles et aux attitudes sociales, il faut ajouter des motivations d'une nature proprement ntellectuelle. La période 1920-1930 a été celle de la diffusion des théories psychanalytiques en France. À travers elles, 'apprenais que les antinomies statiques autour desquelles on nous conseillait de construire nos dissertations hilosophiques et plus tard nos leçons - rationnel et irrationnel, intellectuel et affectif, logique et prélogique - se amenaient à un jeu gratuit. D'abord, au delà du rationnel il existe une catégorie plus importante et plus fertile, celle du ignifiant qui est la plus haute manière d'être du rationnel, mais dont nos maîtres (plus occupés sans doute à méditer  l'Essai sur les données immédiates de la conscience que le Cours de linguistique générale de F. de Saussure) ne rononçaient même pas le nom. Ensuite, l'oeuvre de Freud me révélait que ces oppositions n'étaient pas véritablement telles, puisque ce sont précisément les conduites en apparence les plus affectives, les opérations les moins rationnelles, les manifestations déclarées prélogiques, qui sont en même temps les plus signifiantes. À la place des actes de foi ou des pétitions de principe du bergsonisme, réduisant êtres et choses à l'état de bouillie pour mieux faire ressortir leur nature ineffable, je me convainquais qu'êtres et choses peuvent conserver leurs valeurs propres sans perdre la netteté des contours qui les délimitent les uns par rapport aux autres, et leur donnent à chacun une structure intelligible. La connaissance ne repose pas sur une renonciation ou sur un troc, mais consiste dans une sélection des aspects vrais, c'est-à-dire ceux qui coïncident avec les propriétés de ma pensée. Non point comme le prétendaient les néo-kantiens, arce que celle-ci exerce sur les choses une inévitable contrainte, mais bien plutôt parce que ma pensée est elle-même n objet. Étant « de ce monde », elle participe de la même nature que lui. Cette évolution intellectuelle, que j'ai subie de concert avec d'autres hommes de ma génération, se colorait toutefois 'une nuance particulière en raison de l'intense curiosité qui, dès l'enfance, m'avait poussé vers la géologie ; je range ncore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle équipée dans une zone inconnue du Brésil central que la poursuite au flanc d'un causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches géologiques. Il s'agit là de bien autre chose que d'une promenade ou d'une simple exploration de l'espace : cette quête incohérente pour un observateur non prévenu offre à mes yeux l'image même de la connaissance, des difficultés qu'elle oppose, des joies qu'on peut en espérer. Tout paysage se présente d'abord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens qu'on préfère lui donner. Mais, au delà des spéculations agricoles, des accidents géographiques, des avatars de l'histoire et de la préhistoire, le sens auguste entre tous n'est-il pas celui qui précède, commande et, dans une large mesure, explique les autres ? Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd'hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé. Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles - parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures - indifférent aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contre-sens. Or, cette insubordination a pour seul ut de recouvrer un maître-sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée. Que le miracle se produise, comme il arrive parfois ; que, de part et d'autre de la secrète fêlure, surgissent côte à côte deux vertes plantes d'espèces différentes, dont chacune a choisi le sol le plus propice ; et qu'au même moment se devinent dans la roche deux ammonites aux involutions inégalement compliquées, attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l'espace et le temps se confondent ; la diversité vivante de l'instant juxtapose et perpétue les âges. La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle où chaque goutte de sueur, chaque lexion musculaire, chaque halètement deviennent autant de symboles d'une histoire dont mon corps reproduit le ouvement propre, en même temps que ma pensée en embrasse la signification. Je me sens baigné par une intelligibilité lus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés. Quand je connus les théories de Freud, elles m'apparurent tout naturellement comme l'application à l'homme ndividuel d'une méthode dont la géologie représentait le canon. Dans les deux cas, le chercheur est placé d'emblée evant des phénomènes en apparence impénétrables ; dans les deux cas il doit, pour inventorier et jauger les éléments 'une situation complexe, mettre en oeuvre des qualités de finesse : sensibilité, flair et goût. Et pourtant, l'ordre qui 'introduit dans un ensemble au premier abord incohérent n'est ni contingent, ni arbitraire. À la différence de l'histoire es historiens, celle du géologue comme celle du psychanalyste cherchent à projeter dans le temps, un peu à la manière 'un tableau vivant, certaines propriétés fondamentales de l'univers physique ou psychique. Je viens de parler de tableau ivant ; en effet, le jeu des « proverbes en action » fournit l'image naïve d'une entreprise consistant à interpréter chaque este comme le déroulement dans la durée de certaines vérités intemporelles dont les proverbes tentent de restituer 'aspect concret sur le plan moral, mais qui, dans d'autres domaines, s'appellent exactement des lois. Dans tous ces cas, une sollicitation de la curiosité esthétique permet d'accéder de plain-pied à la connaissance. Vers ma dix-septième année, j'avais été initié au marxisme par un jeune socialiste belge, connu en vacances et qui est ujourd'hui ambassadeur de son pays à l'étranger. La lecture de Marx m'avait d'autant plus transporté que je prenais our la première fois contact, à travers cette grande pensée, avec le courant philosophique qui va de Kant à Hegel : tout n monde m'était révélé. Depuis lors, cette ferveur ne s'est jamais démentie et je m'applique rarement à débrouiller un roblème de sociologie ou d'ethnologie sans avoir, au préalable, vivifié ma réflexion par quelques pages du 18 Brumaire de Louis Bonaparte ou de la Critique de l'économie politique. Il ne s'agit d'ailleurs pas de savoir si Marx a justement prévu tel ou tel développement de l'histoire. À la suite de Rousseau, et sous une forme qui me paraît décisive, Marx a enseigné que la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité : le but est de construire un modèle, d'étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l'interprétation de ce qui se passe empiriquement et qui peut être fort éloigné des prévisions. À un niveau différent de la réalité, le marxisme me semblait procéder de la même façon que la géologie et la psychanalyse entendue au sens que lui avait donné son fondateur : tous trois démontrent que comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre ; que la réalité vraie n'est jamais la plus manifeste ; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu'il met à se dérober. Dans tous les cas, le même problème se pose, qui est celui du rapport entre le sensible et le rationnel et le but cherché est le même : une sorte de super-rationalisme, visant à intégrer le remier au second sans rien sacrifier de ses propriétés. Je me montrais donc rebelle aux nouvelles tendances de la réflexion métaphysique telles qu'elles commençaient à se essiner. La phénoménologie me heurtait, dans la mesure où elle postule une continuité entre le vécu et le réel. D'accord our reconnaître que celui-ci enveloppe et explique celui-là, j'avais appris de mes trois maîtresses que le passage entre es deux ordres est discontinu ; que pour atteindre le réel il faut d'abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la uite dans une synthèse objective dépouillée de toute sentimentalité. Quant au mouvement de pensée qui allait 'épanouir dans l'existentialisme, il me semblait être le contraire d'une réflexion légitime en raison de la complaisance u'il manifeste envers les illusions de la subjectivité. Cette promotion des préoccupations personnelles à la dignité de roblèmes philosophiques risque trop d'aboutir à une sorte de métaphysique pour midinette, excusable au titre de rocédé didactique, mais fort dangereuse si elle doit permettre de tergiverser avec cette mission dévolue à la philosophie usqu'à ce que la science soit assez forte pour la remplacer, qui est de comprendre l'être par rapport à lui-même et non oint par rapport à moi. Au lieu d'abolir la métaphysique, la phénoménologie et l'existentialisme introduisaient deux éthodes pour lui trouver des alibis. Entre le marxisme et la psychanalyse qui sont des sciences humaines à perspective sociale pour l'une, individuelle pour 'autre, et la géologie, science physique - mais aussi mère et nourrice de l'histoire, à la fois par sa méthode et par son bjet - l'ethnographie s'établit spontanément dans son royaume : car cette humanité, que nous envisageons sans autres imitations que celles de l'espace, affecte d'un nouveau sens les transformations du globe terrestre que l'histoire éologique a léguées : indissoluble travail qui se poursuit au cours des millénaires, dans l'oeuvre de sociétés anonymes omme les forces telluriques, et dans la pensée d'individus qui offrent à l'attention du psychologue autant de cas articuliers. L'ethnographie m'apporte une satisfaction intellectuelle : comme histoire qui rejoint par ses deux extrémités elle du monde et la mienne, elle dévoile du même coup leur commune raison. Me proposant d'étudier l'homme, elle 'affranchit du doute, car elle considère en lui ces différences et ces changements qui ont un sens pour tous les hommes l'exclusion de ceux, propres à une seule civilisation, qui se dissoudraient si l'on choisissait de rester en dehors. Enfin, elle ranquillise cet appétit inquiet et destructeur dont j'ai parlé, en garantissant à ma réflexion une matière pratiquement népuisable, fournie par la diversité des moeurs, des coutumes et des institutions. Elle réconcilie mon caractère et ma vie. Après cela, il peut paraître étrange que je sois resté si longtemps sourd à un message qui, dès la classe de philosophie ourtant, m'était transmis par l'oeuvre des maîtres de l'école sociologique française. En fait, la révélation m'est eulement venue vers 1933 ou 34, à la lecture d'un livre rencontré par hasard et déjà ancien : Primitive Society de Robert . Lowie. Mais c'est qu'au lieu de notions empruntées à des livres et immédiatement métamorphosées en concepts philosophiques, j'étais confronté à une expérience vécue des sociétés indigènes et dont l'engagement de l'observateur vait préservé la signification. Ma pensée échappait à cette sudation en vase clos à quoi la pratique de la réflexion hilosophique la réduisait. Conduite au grand air, elle se sentait rafraîchie d'un souffle nouveau. Comme un citadin lâché ans les montagnes, je m'enivrais d'espace tandis que mon oeil ébloui mesurait la richesse et la variété des objets. Ainsi a commencé cette longue intimité avec l'ethnologie anglo-américaine, nouée à distance par la lecture et maintenue plus tard au moyen de contacts personnels, qui devait fournir l'occasion de si graves malentendus. Au Brésil d'abord, où les maîtres de l'Université attendaient de moi que je contribue à l'enseignement d'une sociologie urkheimienne vers quoi les avaient poussés la tradition positiviste, si vivace en Amérique du Sud, et le souci de donner ne base philosophique au libéralisme modéré qui est l'arme idéologique habituelle des oligarchies contre le pouvoir ersonnel. J'arrivai en état d'insurrection ouverte contre Durkheim et contre toute tentative d'utiliser la sociologie à des ins métaphysiques. Ce n'était certes pas au moment où je cherchais de toutes mes forces à élargir mon horizon que 'allais aider à relever les vieilles murailles. On m'a bien souvent reproché depuis lors je ne sais quelle inféodation à la pensée anglo-saxonne. Quelle sottise ! Outre qu'à l'heure actuelle je suis probablement plus fidèle que tout autre à la tradition durkheimienne - on ne s'y trompe pas à l'étranger - les auteurs envers qui je tiens à proclamer ma dette : Lowie, Kroeber, Boas, me semblent aussi éloignés que possible de cette philosophie américaine à la manière de James ou de Dewey (et maintenant du prétendu logico-positivisme) qui est depuis longtemps périmée. Européens de naissance, formés eux-mêmes en Europe ou par des maîtres européens, ils représentent tout autre chose : une synthèse reflétant,

« authentiques. Onpeut ladécouvrir ensoi, même sansqu’on vousl’aitenseignée. Aux particularités individuellesetaux attitudes sociales,ilfaut ajouter desmotivations d’unenature proprement intellectuelle.

Lapériode 1920-1930 aété celle deladiffusion desthéories psychanalytiques enFrance.

Àtravers elles, j’apprenais quelesantinomies statiquesautourdesquelles onnous conseillait deconstruire nosdissertations philosophiques etplus tard nosleçons –rationnel etirrationnel, intellectuel etaffectif, logiqueetprélogique –se ramenaient àun jeu gratuit.

D’abord, audelà durationnel ilexiste unecatégorie plusimportante etplus fertile, celledu signifiant quiestlaplus haute manière d’êtredurationnel, maisdont nosmaîtres (plusoccupés sansdoute àméditer   l’ Essai surlesdonnées immédiates delaconscience que le Cours delinguistique générale de F.de Saussure) ne prononçaient mêmepaslenom.

Ensuite, l’œuvredeFreud merévélait quecesoppositions n’étaientpasvéritablement telles, puisque cesont précisément lesconduites enapparence lesplus affectives, lesopérations lesmoins rationnelles, les manifestations déclaréesprélogiques, quisont enmême tempslesplus signifiantes.

Àla place desactes defoi oudes pétitions deprincipe dubergsonisme, réduisantêtresetchoses àl’état debouillie pourmieux faireressortir leurnature ineffable, jeme convainquais qu’êtresetchoses peuvent conserver leursvaleurs propres sansperdre lanetteté des contours quilesdélimitent lesuns parrapport auxautres, etleur donnent àchacun unestructure intelligible.

La connaissance nerepose passurune renonciation ousur untroc, mais consiste dansunesélection desaspects vrais, c’est-à-dire ceuxquicoïncident aveclespropriétés dema pensée.

Nonpoint comme leprétendaient lesnéo-kantiens, parce quecelle-ci exercesurleschoses uneinévitable contrainte, maisbienplutôt parcequemapensée estelle-même un objet.

Étant« decemonde », elleparticipe delamême nature quelui. Cette évolution intellectuelle, quej’aisubie deconcert avecd’autres hommes dema génération, secolorait toutefois d’une nuance particulière enraison del’intense curiosité qui,dèsl’enfance, m’avaitpousséverslagéologie ; jerange encore parmimespluschers souvenirs, moinstelleéquipée dansunezone inconnue duBrésil central quelapoursuite au flanc d’uncausse languedocien delaligne decontact entredeuxcouches géologiques.

Ils’agit làde bien autre chose que d’une promenade oud’une simple exploration del’espace : cettequête incohérente pourunobservateur nonprévenu offre àmes yeux l’image mêmedelaconnaissance, desdifficultés qu’elleoppose, desjoies qu’on peutenespérer. Tout paysage seprésente d’abordcommeunimmense désordrequilaisse libredechoisir lesens qu’on préfère lui donner.

Mais,audelà desspéculations agricoles,desaccidents géographiques, desavatars del’histoire etde la préhistoire, lesens auguste entretousn’est-il pascelui quiprécède, commande et,dans unelarge mesure, explique les autres ? Cettelignepâleetbrouillée, cettedifférence souventimperceptible danslaforme etlaconsistance desdébris rocheux témoignent quelàoù jevois aujourd’hui unterroir aride,deuxocéans sesont jadis succédé.

Suivantàla trace les preuves deleur stagnation millénaireetfranchissant touslesobstacles –parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures –indifférent auxsentiers commeauxbarrières, onparaît agiràcontre-sens.

Or,cette insubordination apour seul but derecouvrer unmaître-sens, obscursansdoute, maisdont chacun desautres estlatransposition partielleou déformée.

Que lemiracle seproduise, commeilarrive parfois ; que,depart etd’autre delasecrète fêlure,surgissent côteàcôte deux vertes plantes d’espèces différentes, dontchacune achoisi lesol leplus propice ; etqu’au même moment se devinent danslaroche deuxammonites auxinvolutions inégalement compliquées, attestantàleur manière unécart de quelques dizainesdemillénaires : soudainl’espace etletemps seconfondent ; ladiversité vivantedel’instant juxtapose et perpétue lesâges.

Lapensée etlasensibilité accèdentàune dimension nouvelleoùchaque gouttedesueur, chaque flexion musculaire, chaquehalètement deviennentautantdesymboles d’unehistoire dontmoncorps reproduit le mouvement propre,enmême tempsquemapensée enembrasse lasignification.

Jeme sens baigné paruneintelligibilité plus dense, ausein delaquelle lessiècles etles lieux serépondent etparlent deslangages enfinréconciliés. Quand jeconnus lesthéories deFreud, ellesm’apparurent toutnaturellement commel’application àl’homme individuel d’uneméthode dontlagéologie représentait lecanon.

Danslesdeux cas,lechercheur estplacé d’emblée devant desphénomènes enapparence impénétrables ; danslesdeux casildoit, pour inventorier etjauger leséléments d’une situation complexe, mettreenœuvre desqualités definesse : sensibilité, flairetgoût.

Etpourtant, l’ordrequi s’introduit dansunensemble aupremier abordincohérent n’estnicontingent, niarbitraire.

Àla différence del’histoire des historiens, celledugéologue commecelledupsychanalyste cherchentàprojeter dansletemps, unpeu àla manière d’un tableau vivant,certaines propriétés fondamentales del’univers physique oupsychique.

Jeviens deparler detableau vivant ; eneffet, lejeu des « proverbes enaction » fournitl’image naïved’une entreprise consistantàinterpréter chaque geste comme ledéroulement dansladurée decertaines véritésintemporelles dontlesproverbes tententderestituer l’aspect concretsurleplan moral, maisqui,dans d’autres domaines, s’appellent exactement deslois.

Dans touscescas, une sollicitation delacuriosité esthétique permetd’accéder deplain-pied àla connaissance. Vers madix-septième année,j’avaisétéinitié aumarxisme parunjeune socialiste belge,connu envacances etqui est aujourd’hui ambassadeur deson pays àl’étranger.

Lalecture deMarx m’avait d’autant plustransporté quejeprenais pour lapremière foiscontact, àtravers cettegrande pensée, aveclecourant philosophique quivade Kant àHegel : tout un monde m’était révélé.Depuis lors,cette ferveur nes’est jamais démentie etjem’applique rarementàdébrouiller un problème desociologie oud’ethnologie sansavoir, aupréalable, vivifiémaréflexion parquelques pagesdu 18 Brumaire. »

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