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L'ABBE PREVOST; CLEVELAND ET AUTRES ROMANS : DU HÉROS PRÉROMANTIQUE A L'ÉTUDE DU MONDE MORAL

Publié le 01/07/2011

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prevost

« Les Mémoires, Manon et Cleveland sont composés avec les mêmes matériaux, expriment les mêmes idées, les mêmes sentiments... «, fait observer à juste titre Paul Hazard dans sa deuxième Étude sur Manon Lescaut. Pourtant, la singularité de Manon s'est affirmée dès le premier jour, l'isolant des autres œuvres au point que ni Diderot, ni Rousseau n'en feront mention, tandis qu'ils proclament nommément leur admiration pour Cleveland. Symboliquement brûlée en 1733 lors de sa première publication en France, officiellement supprimée en 1735, l'histoire de Manon ne sera définitivement acceptée qu'après 1740. Le succès de Pamela, puis celui de Clarissa Harlowe, ayant familiarisé les lecteurs avec le réalisme des romanciers anglais, une édition corrigée du roman paraîtra en 1753, à la demande de quelques fervents admirateurs. Mais nul ne songe alors à mettre sérieusement en parallèle ce court récit avec l'interminable Cleveland ou même avec le Doyen de Killerine, dont se réclame la postérité immédiate de Prévost, et qui détiennent le secret de son influence. Il reste un épisode unique, un tour de force littéraire qu'on admire sans songer à l'imiter.  

prevost

« Mais elle ne laisse pas de nous émouvoir chez Prévost par la simplicité directe du style.

Car il est allé aux sources,et s'inspire largement de l'Histoire de Madame, Henriette d'Angleterre, par Mme de La Fayette, On ne saurait louerde même, il est vrai, les apparitions plus que discutables de Charles II ou de Cromwell.

Prévost n'en introduit pasmoins dans le roman romanesque à la Gomberville un réalisme historique assez nouveau pour l'époque, et qui porterabientôt ses fruits.En dépit d'une intrigue des plus romanesques, le Doyen de Killerine fait aussi partiellement revivre la cour de Saint-Germain.

L'entourage de Jacques II est dépeint avec ses petitesses.

Le Roi s'efforce de régenter despotiquement lesfamilles de ses protégés en les gratifiant de titres honorifiques, et de pensions gagées sur le produit de revenusfuturs, dans l'espoir d'un retour de fortune sans cesse plus lointain.

Les Mémoires du Marquis de Montcal racontentensuite la campagne de 1689, menée en Irlande par Schomberg et le roi Guillaume d'Orange contre les troupesfrançaises venues rétablir Jacques II.

Nous sommes avec les protestants français et le marquis de Montcal,lieutenant favori de Schomberg.

Et selon Claire-Éliane Engel, qui a soigneusement exploré toutes les sourcespossibles des romans de Prévost, trois réfugiés du nom de Moncal servirent effectivement dans les régimentsprotestants sous les ordres de Schomberg.

L'abbé dispose ici « d'informations précises et neuves », dit-elle, « leplus souvent transmises par tradition orale ».

Bien que l'affabulation romanesque fasse virevolter Montcal etSchomberg au gré de leurs amours passagères, sans grand souci de leurs campagnes militaires, on revit avec euxcertains des épisodes de la lutte.

L'auteur a donc renouvelé en France, dans une certaine mesure, le genreromanesque, en lui donnant pour sujet essentiel le récit d'événements tout récents : l'histoire des révolutionsd'Angleterre et celle du refuge protestant d'outre-Manche.Nous retrouvons ici la profonde influence du séjour de Prévost en Grande-Bretagne, dont nous avons déjà étudié lespremiers effets littéraires avec le tome V des Mémoires d'un Homme de qualité.

Presque toute sa carrière d'écrivain,à partir de cette époque, est consacrée à faire mieux connaître ce « pays nouvellement découvert ».

Il s'y emploiesuccessivement comme romancier, essayiste, traducteur, historien.

Et souvent l'on décèle dans ses œuvres la tracede ses premiers initiateurs, les réfugiés français de Londres et les milieux marchands de la Compagnie des Mers duSud qu'il fréquenta chez sir John Eyles.

L'Histoire de M.

Cleveland, fils naturel de Cromwell, illustre remarquablementdans le domaine romanesque ces deux sources d'information.

Il est vrai que Prévost s'y attarde à une sorte decompromis entre le réalisme d'auteurs anglais comme de Foe et le romanesque français traditionnel.

Certainspersonnages « historiques » tel milord Axminster, font souvent bizarre figure dans son livre, au cours des voyagesmouvementés du héros d'Angleterre en France, aux Antilles, en Amérique du Nord, puis à nouveau des Antilles enEurope, à la poursuite de sa bien-aimée Fanny.

Agitation fébrile coutumière à beaucoup de romans romanesques, etque Marivaux reprend, par exemple, dans les Effets surprenants de la sympathie, parus en 1713.

Mais ce compromislui est inspiré très probablement par une réfugiée protestante déjà citée : Penelope Aubin, traductrice des IllustresFrançaises de Robert Challes.Développant une indication de Claire-Éliane Engel, nous avons montré, dans la Revue de littérature comparée dejanvier-mars 1947, que Mrs Aubin admirait également Télémaque et Robinson.

Ainsi les Aventures de Télémaquecommencent par une visite à la grotte de Calypso et le premier roman de Mrs Aubin, The Life of Mme de Beau- mont(1721), décrit une grotte ignorée du pays de Galles où se cache une belle jeune fille, dont le héros tombe amoureux.Cette grotte est aménagée pratiquement comme la demeure à demi souterraine de Robinson, et meublée par MrsAubin suivant le goût et les exigences féminines.

Or, dès le premier livre de Cleveland, le fils naturel de Cromwell,objet de la haine de son père, doit se cacher lui-même dans une grotte au sud-ouest de l'Angleterre, où sa mèreintroduit pour lui tout le confort possible.

Parmi les multiples galeries de cette grotte, il rencontre un jour un autreennemi de Cromwell qui le conduit auprès de sa fille, alors âgée d'une dizaine d'années.

Et l'amour naît bientôt entreCleveland et Fanny d'Axminster, en dépit de l'extrême jeunesse des deux héros.

La suite des deux romans se dérouleà peu près sur le même rythme frénétique, confirmant ainsi la ressemblance originelle.

L'opposition formelle desparents s'aggrave de longs voyages, souvent provoqués par d'habiles malentendus suivis de jalousies apparemmentjustifiées : d'où les interminables poursuites à travers le monde, avant que les deux amants atteignent au bonheur.La supériorité de Cleveland sur la Vie de Mme de Beaumont, ou même sur les premiers volumes des Mémoires d'unHomme de qualité, éclate pourtant.

Bien des pays traversés par Cleveland sont imaginaires.

Ils paraissent néanmoinsplus réels que ceux dépeints par Mrs Aubin, ou que la Turquie et le Portugal de l'Homme de qualité.

Nous sourionsaujourd'hui lorsque Cleveland, accompagné de son domestique nègre Igloo, trouve enfin Fanny et lord Axminster,errant dans les solitudes de l'Amérique du Nord, épuisés, vêtus de quelque feuillage.

Et comment croire que nosquatre voyageurs puissent, quelque temps après, rejoindre les sauvagesAbaquis, de la même nation qu'Igloo ? L'abbé semble avoir eu de singulières notions sur la répartition des raceshumaines.

Mais voici dépeints un village Abaqui, l'accueil hospitalier de la tribu, et certaines cérémonies dont MilordAxminster s'inspire pour unir Cleveland et Fanny sans prêtre ni sacrements (les deux amants sont liés avec unecorde dont on éprouve la solidité, symbole de l'indissoluble union).

La religion n'est pas moins simple.

« Il me parut »dit Cleveland, « que le point essentiel de leur obligation était de reconnaître un Dieu tout-puissant, leur créateur etleur maître absolu, de l'adorer sans partage et d'espérer ses récompenses ».

Élu chef des Abaquis, il juge cettesimplicité si belle, que, voulant réformer leurs mœurs, il bannira du culte toutes cérémonies mystérieuses,dégénérant tôt ou tard en superstition.

Il refusera de construire des temples, l'univers entier formant « un templemagnifique que Dieu s'est érigé de ses propres mains », et qu'il préside du haut des nues « comme sur un trône où ilest prêt sans cesse à écouter nos vœux et à recevoir nos adorations ».

« Une si noble et si respectable idée »n'est-elle pas plus susceptible de « fixer [notre] attention » et de « s'imprimer dans [nos] cerveaux » que tantd'élucubrations romanesques dans les Mémoires d'un Homme de qualité ou la Vie de Mme de Beaumont ? Voyageimaginaire certes.

Mais ce peuple idéalisé vit du rêve de son créateur, si naïf soit-il.

Et au même titre que lesVoyages de Jacques Sadeur, de Denis Veyras, ou ceux plus réels du Baron de Lahontan (revus par Gueudeville), leséjour de Cleveland chez les Abaquis faisait rêver les contemporains d'un retour à la vie et à la religion naturelles,hors des cérémonies et superstitions qui encombrent notre existence sociale et aggravent si souvent notre misère.L'épisode de la colonie rochelloise de Sainte-Hélène montre d'ailleurs à quel point les récits de voyage les plus. »

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