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L'accroissement des inégalités dans les pays riches est-il une conséquence de la mondialisation ou du progrès technique ?

Publié le 05/12/2010

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mondialisation

Introduction :  

Les inégalités progressent partout dans le monde des vieux pays industriels depuis 1990, alors qu’elles avaient baissé régulièrement des années 40 aux années 80.  Aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, les classes moyennes sont en voie de disparition, au profit d’un prolétariat non qualifié, mal payé et aux emplois précaires, et d’une classe dirigeante mondialisées composées de salariés ou professionnels libéraux très diplômés, très bien payés.  Entre les deux, employés, cadres moyens, enseignants et techniciens voient leur niveau de vie stagner ou baisser par rapport à la génération précédente, bref, se sentent prolétarisés, ce qui est source de frustrations pour des générations ayant accédé plus que leurs ainés aux niveaux d’étude secondaires et supérieurs, sans pour autant avoir grimpé l’échelle sociale. 

- Certains y voient la conséquence de la mondialisation, avec l’arrivée fracassante sur le marché mondial des produits industriels fabriqués par des centaines de millions de travailleurs asiatiques aux salaires extrêmement modestes, et l’inévitable égalisation du prix des facteurs résultant des échanges internationaux (théorème de Samuelson).

- D’autres y voient la conséquence du progrès technique, qui après avoir déqualifié le travail ouvrier avec le fordisme, déqualifie maintenant le travail dans les banques, les assurances et le commerce, grâce aux progrès de l’informatique, en tendant à regrouper les travailleurs  les plus qualifiés dans des entreprises où l’innovation et la matière grise sont les facteurs essentiels de la création de valeur ajoutée, les employés de celles-ci étant alors tous très bien payés, tandis que les tâches non qualifiées sont systématiquement « externalisées «, soit sur place, soit à l’étranger. Les travailleurs non qualifiés sont alors de plus en plus  trouvés dans les services ou les entreprises sous-traitantes effectuant les tâches moins nobles.

- Après avoir constaté l’accroissement des inégalités dans les pays riches, nous examinerons successivement ces deux théories, qui sont probablement complémentaires plutôt que concurrentes.

 

I. L’accroissement des inégalités dans les pays riches

 

A. A. La mesure des inégalités :

La tendance à très long terme est bien celle d’une diminution des inégalités. Les deux guerres et les périodes d’inflation qui ont suivi, la crise des années trente, l’instauration des Etats Providence et de la fiscalité sur les revenus, le patrimoine et les successions, ont entamé les grandes fortunes familiales (Keynes souhaitait après la guerre « l’euthanasie des rentiers « à travers l’inflation qui dévalorise les rentes mobilières).

 Au XX° siècle, les inégalités de revenu se sont réduites dans la plupart des « Etats-Providence «, surtout depuis la seconde guerre mondiale jusqu’en 1990. En France les inégalités se réduisent surtout entre 1968  et 1983, mais pourtant depuis les inégalités se creusent à nouveau.

 

 

Evolution du salaire réel moyen en France 1998-2006 (Camille Landais cité par P. Artus et Virard « on comprend mieux.. «) : 

+ 4% pour 90% des salariés les moins payés

+ 13, 6% pour 1% des salariés les mieux payés

+ 51% pour les 0,01% les mieux payés 

Entre 1994 et 2005 les inégalités de salaires se sont accrues dans 16 des 19 pays de l’OCDE (Perspectives de l’emploi 2007)

Aux USA les écarts de revenus entre les 0,01% les plus riches et les 90% les moins riche sont plus élevés qu’en 1928, à la veille de la grande dépression (Thomas Piketty).

 

B. La classe moyenne en voie de prolétarisation, la classe ouvrière et les employés précarisés, une classe supérieure mondialisée dont les revenus explosent.

« Classes moyennes à la dérive « Louis Chauvel

Petits commerçant et artisans disparaissent, enseignants prolétarisés, professions intermédiaires et techniciens voient leur niveau de vie se rapprocher de celui des employés et ouvriers. On assiste à un écrasement vers le bas de la hiérarchie des salaires : les employés du secteur tertiaire  en particulier n’ont plus l’avantage sur les ouvriers, et gagnent souvent moins que les ouvriers qualifiés.

Le prolétariat peu qualifié est en voie de précarisation : les jeunes non qualifiés et non diplômés passent par une longue période de chômage ou de « petits boulots «, surtout en France.

Le pouvoir d’achat de 90% des français (les moins bien payés n’augmente que de moins de 0,6% par an entre 1998 et 2005.

Une «hyperclasse mondialisée « (Artus Virard), sortie des meilleures universités et grandes écoles, ou ayant hérité de grandes fortunes,  dont les revenus explosent (+ 51% pour les 0,01% les mieux payés entre 1998 et 2006). Le salaire des dirigeants explose, passant de 30 à 180 fois le salaire moyen entre 1980 et 2005 aux USA.

Dans la finance, 300 000 golden boys et girls de la City gagnent autant de bonus que l’ensemble des 26 millions d’autres salariés britanniques.

 

II.  Les inégalités, conséquence de la mondialisation ?

 

B. A. Le théorème d’égalisation du prix des facteurs de Stolper-Samuelson (cf corrigé Thème 2)

L’échange international, sans mobilité des facteurs de production, aboutit à égaliser entre les pays qui échangent le prix des facteurs de production. Ainsi la première mondialisation (1870) a fait monter le prix des terres (abondantes) dans le nouveau monde (USA, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) et baisser le prix des terres (rares)  en Europe (à cause des importations de produits agricoles bon marchés du nouveau monde en Europe). Symétriquement, les salaires initialement élevés dans le nouveau monde (à cause de la main d’œuvre rare) ont été rejoints par les salaires européens (main d’œuvre abondante). 

Appliqué à la mondialisation actuelle, le théorème prédit que les pays qui exportent des produits utilisant plus de main d’œuvre qualifiée (les pays industriels) vont voir le prix de cette main d’œuvre s’élever et le prix de la main d’œuvre non qualifiée baisser, du fait qu’ils échangent des produits intensifs en main d’œuvre qualifiée contre des produits intensifs en main d’œuvre non qualifiés fabriqués dans les pays émergents. Les salariés non qualifiés des pays riches deviennent donc relativement moins demandés (car les produits qu’ils fabriquent sont importés des pays à bas coût de main d’œuvre non qualifiée) et de ce fait  leurs salaires réel baissent ou augmentent moins vite que ceux des salariés qualifiés des pays riches..

On a aussi une tendance à l’égalisation des salaires des travailleurs les plus qualifiés, parce que le marché du travail qui les concerne est devenu mondial  : médecins, cadres supérieurs des firmes multinationales, banques, assurances, et autres institutions financières, professeurs des grandes universités mondiales.

Pendant longtemps ce théorème est resté purement théorique, car l’échange international concernait peu de pays et peu de catégorie de produits : les pays pauvres exportaient des produits de base, les pays riches des produits manufacturés dont ils avaient le quasi monopole. 

Aujourd’hui il est redevenu pleinement d’actualité, car les produits importés par les vieux pays industriels sont les mêmes que ceux qu’ils exportaient auparavant vers les pays pauvres, et le nombre des ouvriers peu qualifiés des pays émergents qui participent  à fabriquer des produits manufacturés exportés vers les pays riches a considérablement augmenté depuis les années 1990, alors que leurs salaires reste très inférieurs. 

La part des pays émergents dans les importations des pays développés est passée de 30% à 45% de 1994 à 2004.  La production industrielle chinoise a augmenté de 300% entre 1994 et 2004. Les salaires horaires en Chine sont proches de un dollar, contre 20 fois plus environ en Europe.

Le théorème se vérifie : les salaires des travailleurs non qualifiés stagnent dans les pays riches, et augmentent plus vite dans les pays émergents.

 

C. B. La spécialisation des pays riches favorise les plus qualifiés et défavorise les qualifications intermédiaires, la pression à la baisse des salaires dans les secteurs exposés se transmet par le chômage aux secteurs protégés

Les entreprises qui fabriquent des biens sophistiqués paient des salaires élevés pour des travailleurs très qualifiés, maîtrisant les nouvelles technologies et les langues étrangères (finance, biotechnologies, informatique, audit et conseil, aéronautique, industries externalisant les tâches les moins nobles (modèle NIKE ou poupée Barbie). 

Les travailleurs moyennement qualifiés ont des emplois industriels exposés à la concurrence (ouvriers qualifiés, techniciens, chantiers navals), tandis que les travailleurs les moins qualifiés travaillent dans des secteurs protégés (emplois non délocalisables) moins menacés  par les bas salaires des pays émergents (services de nettoyage, gardiennage, construction, employés de commerce, employés des transports intérieurs terrestres, aériens).

L’écart des salaires entre les deux catégories se réduit, et les ouvriers  qualifiés et techniciens de l’industrie doivent parfois accepter des emplois non qualifiés dans le secteur tertiaire, tel que livreur de pizza ou employé de restauration rapide ou gardien d’immeuble.

 

La compétition globale contraint les secteurs exposés à une forte croissance de leur productivité, pour compenser les salaires plus élevés des pays riches. Si la productivité augmente plus vite que la demande, ils subissent une destruction nette d'emplois (sidérurgie, automobile, chantiers navals). Dans ce cas, le chômage ne peut être évité que si les secteurs protégés à faible productivité créent plus d’emplois, donc croissent plus vite grâce à une baisse relative de leur prix et donc de leurs salaires. C'est le schéma américain : déversement des emplois dans le tertiaire peu qualifié, mal payé.

 

Les pays émergents « montent en gamme «, les emplois menacés de délocalisation sont donc de plus en plus nombreux (y compris dans le Hitech : téléviseurs,  téléphones portables, ordinateurs, et dans les services : centres d’appels, saisie de bases de données) => la pression à la baisse sur les salaires augmente, les syndicats doivent faire des concessions pour sauvegarder l’emploi (ex : Allemagne : hausse de la durée du travail de 35 à 40h chez Siemens, stagnation du pouvoir d’achat).

La pression à la baisse des salaires dans les secteurs menacés de délocalisation est contagieuse : elle s’étend aussi aux secteurs protégés de la concurrence des importations, comme les emplois du commerce, de l’hôtellerie et de la restauration, en raison de la concurrence des travailleurs précaires et des chômeurs pour les travailleurs employés : les travailleurs licenciés par les délocalisation deviennent des concurrents pour les travailleurs des secteurs protégés, prêts à accepter des salaires moins élevés.

 

D. C. La mondialisation est favorable à la hausse des profits dans le revenu national 

La part des profits dans la valeur ajoutée  dans les pays de l’OCDE : 30% fin des années 70, 40% 2005.

Les profits s’envolent avec la mondialisation et les opportunités qu’elle procure sur les marchés étrangers, notamment émergents, en même temps qu’elle permet de comprimer les coûts salariaux par la délocalisation partielle des activités, et par la menace de délocalisation dans les pays riches.  Les salaires, bonus, stock options et « parachutes dorés «, ont explosé, ce sont des prélèvements sur les profits attribué aux dirigeants des grandes entreprises. 

Ceci explique le creusement des inégalités : les revenus du capital (auxquels participent les dirigeants) progressent plus vite que les revenus du travail.  

D. La mondialisation a provoqué une concurrence fiscale favorable aux revenus élevés et grandes fortunes

Les états à la fiscalité plus légère attirent les grandes fortunes et les hauts revenus, ce qui crée un manque à gagner fiscal pour les autres => alignement par le bas de la fiscalité sur les hauts revenus et les grandes fortunes. En France : baisse du taux marginal le plus élevé de l’IR, bouclier fiscal à 50% des revenus, forte baisse des droits de succession.

 

III. Le rôle du progrès technique dans l’aggravation des inégalités

E. La théorie des appariements sélectifs

Joint O’Ring  de la navette Challenger :  les compétences sont complémentaires. Lorsque la qualité du produit importe avant tout, il faut que les travailleurs très compétents travaillent avec des gens du même niveau de compétence (ex des équipes de football), car c’est le maillon faible qui casse la chaîne. 

Certaines entreprises embauchent systématiquement les meilleurs de chaque profession (les grands cabinets d’avocat, les grands cabinet de conseil ou d’audit, les firmes comme Google ou Microsoft), les grandes banques d’affaires américaines et européennes pour leurs salles de marchés ou leurs activités financières de fusion-acquisition.

 

Selon cette théorie, il y a une différence croissante entre les gains des « vedettes « et ceux des « sans grade « dans chaque profession (sur le modèle de ce qui arrive dans le sport, dans le cinéma ou la chanson). 

Dans le sport, le cinéma et la chanson, ce sont les progrès techniques dans la diffusion de ces spectacles (cinéma, télévision, disque, DVD, notamment) qui ont élargi le public payant, donc les gains des organisateurs de spectacles, donc la productivité de ceux qui se produisent dans ces spectacles. 

Ainsi avant la télévision les recettes du football étaient limitées aux entrées payantes des stades, les footballeurs gagnaient un peu tous pareil. Aujourd’hui il y a une hiérarchie des gains très grande entre les vedettes connues du grand public et les « sans grade « (idem pour le golf).

Avant le disque audio, les gains des chanteurs étaient très modestes et provenaient uniquement des entrées payantes à leurs spectacles. Le disque a démultiplié le public payant.

La télévision a aussi augmenté les gains des vedettes à travers le sponsoring de marques et la publicité.

 

F. Le progrès technique est biaisé en faveur du travail qualifié, connaissances, innovation et compétences sont complémentaires 

Le progrès technique « biaisé « de la troisième révolution industrielle explique ces disparités : il augmente la productivité  des « producteurs de signe « (professions intellectuelles, tâches de conception et de création) plus que celle de la majorité des salariés effectuant des tâches routinières.

A mesure que progressent les innovations et les connaissances scientifiques et techniques, les gens les plus productifs deviennent encore plus productifs (ex : les traders aidés des programmes informatiques sophistiqués peuvent gagner beaucoup plus d’argent que quand ils n’avaient qu’un téléphone et une calculatrice).  Mais ceux qui ne maîtrisent pas ces connaissances comptables, informatiques, mathématiques et statistiques ne sont pas plus productifs qu’avant malgré l’ordinateur.

Donc le progrès technique, les innovations et les connaissances sont complémentaires des compétences (Easterly): dans une économie de la connaissance, les plus diplômés et compétents voient leur productivité augmenter plus vite que les autres avec les innovations, donc leurs gains aussi (généralisation des bonus fonction des résultats dans le commerce et la finance) : ceux qui maîtrisent l’anglais, les mathématiques, la comptabilité, la finance et l’informatique deviennent bien plus productifs qu’il y a 30 ans, grâce à l’informatique personnelle et aux réseaux, donc gagnent beaucoup plus qu’il y a 30 ans (où il n’y avait que des téléphones dans les salles de marché).

 

Malgré l'élévation du niveau général de formation dans les pays riches et l’augmentation de l'offre de travail qualifié, ce progrès technique a supprimé massivement des postes de travail non-qualifiés. Les non-qualifiés, en surnombre, voient leurs salaires baisser ou deviennent chômeurs. A l’inverse, les salaires des travailleurs qualifiés, très demandés, augmentent. De nombreuses études empiriques, en particulier dans les pays où le marché du travail est le plus « flexible «, ont souligné ces écarts. Dans cette hypothèse, la réduction des inégalités passerait par l’accroissement du nombre de qualifiés et la création d’institutions de formation permanente efficaces.

 

Conclusion

 

Les deux explications sont complémentaires : c’est le progrès technique qui est à l’origine des progrès de la globalisation: il a permis la baisse des coûts de transports et des coûts de communication, la mise en réseau de la planète par internet, la création de marchés nouveaux grâce aux salles de marché en communication par réseau avec le monde entier. Il a mis les informations nécessaires à l’innovation à la portée de tous les pays en développement, il a facilité les transferts de technologie, il a permis le développement de la sphère financière à travers de nombreuses innovations financières qui ont permis une circulation plus libre des capitaux d’un bout à l’autre du monde. 

En permettant la globalisation le progrès technique a intensifié la compétition fiscale, la concurrence entre les états pour attirer les capitaux du monde entier, il a incité les entreprises à délocaliser ou externaliser tout ou partie de leurs processus de production, pour faire face à la concurrence mondialisée. 

Il est donc artificiel de vouloir séparer les deux explications.  La globalisation est le produit du progrès technique, c’est à dire du progrès des connaissances appliquées à la sphère économique et financière.  Mais le progrès technique a aussi une action autonome sur la progression des inégalités, en augmentant la productivité des plus diplômés, des plus créatifs, plus rapidement que celle des travailleurs peu qualifiés accomplissement des tâches routinières. Il a donc augmenté la productivité de l’investissement en capital humain, aggravant ainsi les différences de productivité entre diplômés et non diplômés, dans des proportions telles que les inégalités s’aggravent malgré l’élévation générale du niveau d’éducation. L’état peut remédier à ces inégalités, par exemple en instaurant un impôt négatif (idée de Milton Friedmann) comme aux USA (earned income tax credit). Cet impôt négatif, contrairement au RMI, préserve et augmente même l’incitation à travailler, puisqu’il n’est accordé qu’aux personnes qui travaillent, ne serait-ce qu’à temps partiel.

A très long terme, le progrès technique conditionne la croissance du produit par tête, donc du niveau de vie moyen. Il faut s’assurer que les salariés bénéficient d’une manière ou d’une autre des gains de productivité. Le contraire n’est pas sain, car porteur d’une crise de surproduction par croissance insuffisante de la demande, si le pouvoir d’achat en masse des salariés ne suit pas la progression de l’offre, ce qui est le cas si les salariés ne reçoivent pas les gains de productivité sous forme de gains de pouvoir d’achat. 

La crise de 1929 a été en partie due à une insuffisante progression de la demande effective en raison de l’insuffisante croissance des salaires par rapport aux gains de productivité, et à une croissance de la part des profits trop forte par rapport à la part des salaires. Faute de demande intérieure, les profits ne peuvent être investis et sont stérilisés. Une dépression augmente brusquement les inégalités en provoquant une forte hausse du chômage et de la précarité.

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