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ACTE III, SCENE IV - CORNEILLE : LE CID

Publié le 05/07/2011

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corneille

CHIMÈNE. Ah! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne te puis blâmer d'avoir fui l'infamie; Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, Demandait à l'ardeur d'un généreux courage: Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien; Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien. Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire: Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger, Ma gloire à soutenir et mon père à venger. Hélas ! ton intérêt ici me désespère. Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père, Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir, Et contre ma douleur, j'aurais senti des charmes Quand une main si chère eût essuyé mes larmes. Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu; Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ; Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine, Me force à travailler moi-même à ta ruine. Car enfin n'attends pas de mon affection De lâches sentiments pour ta punition. De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne, Ma générosité doit répondre à la tienne : Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ; Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

DON RODRIGUE. Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne: Il demande ma tête, et je te l'abandonne; Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt; Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt. Attendre après mon crime une lente justice, C'est reculer ta gloire autant que mon supplice. Je mourrai trop heureux, mourant d'un coup si beau.

CHIMÈNE. Va, je ne te hais point.

DON RODRIGUE. Tu le dois.

CHIMÈNE. Je ne puis.

DON RODRIGUE. Crains-tu si peu le blâme et si peu les faux bruits? Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, Que ne publieront point l'envie et l'imposture! Force-les au silence, et, sans plus discourir, Sauve ta renommée en me faisant mourir.

CHIMÈNE. Elle éclate bien mieux en te laissant la vie; Et je veux que la voix de la plus noire envie Elève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, Sachant que je t'adore et que je te poursuis. Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime. Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ; Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard. La seule occasion qu'aura la médisance. C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence: Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu.

DON RODRIGUE. Que je meure!...

CHIMÈNE. Va-t'en.

DON RODRIGUE. A quoi te résous-tu?

CHIMÈNE. Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père ; Mais, malgré la rigueur d'un si cruel devoir, Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

DON RODRIGUE. O miracle d'amour!

CHIMÈNE. O comble de misères! DON RODRIGUE. Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères

L'ensemble. — Le grand et admirable duo d'amour entre Rodrigue et Chimène constitue la meilleure réponse à ceux qui ont reproché à Corneille d'être insensible et de savoir mal exprimer les sentiments du cœur. La plus vive et la plus douloureuse tendresse éclate dans ces vers et les caractères des deux jeunes gens s'en dégagent nettement. Chacun reste fidèle à son amour, mais chez tous deux, la volonté sera maîtresse et, s'ils ne peuvent commander à leur mutuelle passion, leurs actes du moins n'y seront pas soumis et ils feront ce que le devoir exige. Nous avons ici un exemple de l'amour cornélien (qu'on a appelé aussi cartésien) car, se séparant dans la réalité, les amants se rapprochent dans l'absolu, puisqu'ils se sacrifient au même idéal. La fierté de leurs actes ne les abandonne pas; ils sont toujours énergiques et conscients.   

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