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Adresse aux hommes (et aux femmes) encore jeunes.

Publié le 31/03/2011

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Nos mères — c'est-à-dire, calculons bien, vos arrière-grand-mères — ne s'embarrassaient guère de débats idéologiques. Lorsque nous faisions quelque chose de pas bien, elles disaient : « Ça ne se fait pas. « Quand nous leur demandions pourquoi, elles répondaient : « Parce que. « Si l'imprudent voulait pousser trop loin la discussion et poser le difficile problème des fondements de la morale, réduites à quia elles trouvaient l'argument décisif dans une chiquenaude... ou pire. (...) Je me suis laissé dire que le ministre de l'éducation a déclaré qu'il n'y a pas d'éducation sans morale, sans acceptation de l'autorité, sans respect des autres et de soi-même, tandis que, de son côté, le secrétaire général du plus important syndicat d'enseignants a condamné le laxisme et a exalté le sens de l'effort et des responsabilités. Il y a là, dit-on, le signe d'un retour à un « consensus «. Le mot hérisse certains, non pour la raison qu'il ne figure pas au Dictionnaire de l'Académie, mais parce qu'ils considèrent l'école comme la réduction d'un monde où s'affrontent les classes et les idéologies. Ce n'est pourtant pas ainsi que la voient les honnêtes gens (j'ose employer cette expression qu'on n'utilise plus de peur de déplaire à ceux qui font de tout délinquant une victime de la société). Les honnêtes gens, dis-je, quel que soit par ailleurs le bulletin qu'ils mettent dans l'urne le jour des élections, attendent de l'école qu'elle apporte à leurs enfants les connaissances nécessaires à la vie et qu'elle contribue à former leur caractère et leur volonté, qu'elle leur apprenne à réfléchir avant d'agir (ce qui ne va pas de soi), et tout simplement à « se tenir bien « dans l'existence. Car ils savent au fond d'eux-mêmes qu'un monde qui a perdu le sens de ces valeurs qu'on dit traditionnelles est condamné à toutes formes de violence et d'ignominie. Je ne sais d'où vient cet accord tacitement conclu entre les hommes depuis le fond des âges sur des règles de conduite sans lesquelles toute civilisation est destinée à périr. Quelle est donc l'origine de ces croyances sur la valeur de la bonne foi et du respect, que ni les fanatismes ni les idéologies n'ont pu effacer totalement de la conscience des hommes? (...)

J'ai bien une réponse à cette question. Mais elle se résume dans une expression dont on n'ose guère non plus se servir de peur sans doute qu'elle ne vous fasse rire : le bon sens. Il est vrai qu'on vous a appris, avec certains existentialistes, à brocarder (1) la « sagesse des nations «... Vous me comprendrez peut-être mieux si je vous rappelle ce que j'ai écrit, il y a longtemps déjà, un jour où je me demandais ce qu'il resterait de moi comme individu dans ce tohu-bohu du monde : « Il faut être au-dessus de tout cela, survoler son temps, passer à travers pour ne pas disparaître avec lui. C'est peut-être parce que je suis faible, ou parce que je suis fort, car ce qui paraît faiblesse peut être force, que je vais pouvoir résister aux crises, aux courants, aux flux et reflux du temps, pas hors de mon temps, luttant avec mon temps, à contre-courant, en opposition, et exprimant mon temps, justement par cette opposition à mon temps, et cette opposition ne se manifeste pas par des idéologies, car celles-ci ne sont que les vagues destinées à disparaître; je ne serai pas une autre vague, mais un roc, peut-être c'est-à-dire une permanence humaine, une sorte de conscience universelle, quelquefois recouverte par les vagues, mais toujours là. Ne pas se laisser aller. Garder sa lucidité, ne pas être dupe, juger les choses avec bon sens, les idéologies sont folles, tous les gens sont idéologues, tous les gens sont passionnément et fanatiquement idéologues; ce que les idéologues appellent le sens commun, c'est souvent le « sens exceptionnel « qui leur manque. « Vous avez peut-être, en effet, été gagnés un temps par ces délires collectifs qui ont fait croire aux hommes qu'ils pouvaient être heureux en abandonnant leur individualité et en attendant d'une société ou d'un État parfaits un bonheur sur mesure. Vous en voyez aujourd'hui le résultat. (...) La seule société vivable est celle où chacun peut rester « autre « au milieu de ses « semblables «. La seule éducation digne de ce nom est celle qui développe chez les individus les qualités morales et intellectuelles qui leur permettront de vivre en collectivité sans céder aux modes et aux passions, en gardant leur lucidité et leur raison. Il faut pour cela une chose que notre monde, voué à la force collective, anonyme et génocide, ne connaît plus : l'humble orgueil d'être soi. Eugène Ionesco (né en 1912), Le Monde, novembre 1980. 1. Vous résumerez ce texte en 205 mots. Vous indiquerez le nombre de mots employés, sachant que vous avez droit à une marge de 10 % en plus ou en moins. 2. Vous expliquerez les deux expressions suivantes : — elles trouvaient l'argument décisif dans une chiquenaude... ou pire ; — cet accord tacitement conclu entre les hommes depuis le fond des âges. 3. Discussion : Que pensez-vous de l'affirmation : « La seule société vivable est celle où chacun peut rester « autre « au milieu de ses « semblables « ?   

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