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Albert Béguin, Notes sur les paradoxes de la civilisation

Publié le 23/04/2011

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« Qu'est-ce qu'une civilisation? Le mot a eu tant de fortunes diverses que, faute de le définir à chaque fois qu'on en use, on risque fort de n'en tirer que les plus dangereuses équivoques. Il convient, en pareil cas, d'oublier les controverses trop savantes — et par exemple les vieilles discussions académiques, chères aux universitaires allemands, sur la civilisation et la culture — pour revenir à des notions aussi élémentaires que possible. Lorsque les théoriciens et les idéologues (1) ont épuisé le jeu des nuances et des preuves à l'appui, le moment vient de reprendre la question la plus naïve. Ne craignons pas de rappeler quelques solides banalités. Étymologiquement rattaché à la notion de cité, le mot de civilisation concerne d'abord la vie temporelle, l'existence commune des hommes en tant qu'ils sont les citoyens de quelque communauté politique (civitas se dit en grec polis). Sans reprendre tonte l'histoire de ce terme, marquons le glissement de sens qui s'est produit lorsque, de son emploi classique au singulier (la civilisation), on passa à l'usage plus moderne du pluriel (les civilisations), puis de nouveau à cet autre singulier qui situe dans une succession linéaire (la civilisation présente, la civilisation de demain, etc.). Chacune de ces acceptions déplace les limites du terme et en modifie profondément le contenu. Pour les classiques français, la civilisation, unique dans sa définition et réservée à quelques rares moments de l'histoire, se réglait sur les normes de la cité et de la morale gréco-latines. Il s'agissait donc bien de critères valables à la fois pour la vie collective, ou plus exactement politique, et pour la vie personnelle qui était censée s'y épanouir selon les mêmes lois. A cette théorie des époques privilégiées, l'optimisme des deux siècles suivants substitua une idée de la civilisation, toujours unique, mais en continuel développement progressif. Le chemin de l'humanité va dès lors de la primitive barbarie à un état toujours plus équilibré, plus sage, plus savant, comme chaque individu progresse de la maladroite enfance à la pleine conscience de l'adulte. Le mot « civilisé « reçoit alors sa plus nette valorisation jusqu'au jour où la recrudescence des guerres et la ruine des normes tenues pour acquises arrachent aux plus ingénus la fameuse exclamation : comment ces choses-là peuvent-elles arriver dans notre monde civilisé ?    « Concurremment à ce doute des optimistes désemparés, les découvertes de la science historique opposent un autre démenti à la notion de civilisation unique. A mesure qu'on met à jour les expressions artistiques des âges dits primitifs et des peuples que l'on croyait demeurés en marge de l'évolution civilisatrice, on commence à comprendre que les valeurs esthétiques prises pour absolues n'étaient que les normes tout éphémères d'un bref espace de temps et d'un petit groupe humain parmi beaucoup d'autres. Ainsi se forme sur le plan des arts et aussi sur celui des sociétés temporelles, l'idée d'une multiplicité de civilisations, contemporaines ou successives, dont chacune ne peut représenter qu'une solution provisoire et imparfaite des problèmes humains. Au terme de cette découverte, on verra apparaître les tentatives de nouvelles synthèses qui chercheront à répondre à l'extrême fragmentation de l'histoire et à l'équivalence entre toutes les civilisations par quelque principe de choix, et de classement. «    Albert Béguin, Notes sur les paradoxes de la civilisation.    • Suivant votre préférence, vous résumerez ou analyserez ce texte d'Albert Béguin. Puis vous en dégagerez un problème qui vous paraît digne d'intérêt ; vous en préciserez les données et vous direz, en les justifiant, vos propres idées sur la question.     

« BÉGUIN (Albert), critique suisse de langue française (La Chaux-de-Fonds 1901 - Rome 1957).

Connaisseur averti de la littérature allemande, traducteur de Goethe, Hoffmann, Jean-Paul, Tieck, il explore dans l'Âme romantique et le rêve (1937) le domaine encore mal connu de l'inconscient comme source d'inspiration et analyse les parentés spirituelles existant entre le romantisme allemand et la poésie française moderne.

Né protestant, converti au catholicisme en 1940, il fonde en mars 1942 et dirige jusqu'en 1947 les Cahiers du Rhône, où il publie surtout les poèmes de la Résistance française.

Fixé à Paris en 1946, il collabore aux éditions du Seuil et prend la succession d'Emmanuel Mounier à la tête de la revue Esprit, tout en poursuivant ses études sur les écrivains mystiques ou visionnaires (Gérard de Nerval, 1937 ; Balzac visionnaire, 1946 ; Léon Bloy, mystique de la douleur, 1948 ; Bernanos, essais et témoignages, 1949 ; Poésie de la présence, 1957 ; Création et destinée, 1973-74).. »

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