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L'amour archaïque, force de la nature (Une explication de Phèdre)

Publié le 21/02/2012

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amour

 

Racine n’a point baigné de tendresse ce désir à l’état brut qu’exhale et chante Phèdre. Minos et Pasiphaé, ses auteurs, n’avaient pu guère léguer à leur enfant ce qui n’était pas dans leur nature. Ils ignoraient ce don si doux, cette naissance en nous d’une suavité profuse qui détend trop délicieusement toutes les forces de l’âme quand elle s’abandonne sans défense à la faiblesse de chérir. C’était un couple d’êtres durs. L’amour archaïque, tel qu’il apparaît dans la plupart des mythes, ne manifeste que son implacable essence instinctive. Il n’est encore qu « une force de la nature «, subie et reconnue comme telle….

 

Phèdre ne peut pas être une très jeune femme. Elle est dans l’âge où celles qui sont véritablement, et comme spé­cialement, nées pour l’amour, ressentent dans toute sa force leur puissance d’aimer. Elle est à cette période que la vie se connaît pleine et non remplie. A l’horizon, la décadence du corps, les dédains et la cendre. Alors cette vie éclatante éprouve le sentiment de tout son prix. Ce qu’elle vaut engendre ce qu’elle veut dans les ombres de sa conscience, et voici qu’insensiblement tous ces trésors trop lourds se destinent virtuellement a quelque ravisseur indéterminé qui les surprenne, les exalte, les consume, et qui s’orne déjà, sans avoir paru, de tous les dons qu’une attente anxieuse, une soif de plus en plus ardente lui confère...

 

... Tout à coup l’événement se produit. Quelqu’un pa­raît, qui paraît aussitôt celui-là qui devait paraître. Pourquoi pas quelque autre? On peut toujours douter si quelque autre capitaine de belle mine n’eût pas tout aussi bien déterminé la décision? Mais ce fut Hippolyte. Il attire sur soi toute la charge du désir qui pesait sur l’âme inquiète. Tout, dans l’instant, se fait tout autre, et en elle; et autour d’elle. Le jour change de couleur; le cours même du temps cesse d’être uniforme. Toutes les régularités de l’organisme sont touchées. Le cœur, le souffle sont pris : un regard, un retard, un soupçon, un pas, une ombre les hâte ou les surprend. Les actes essen­tiels de l’existence ont trouvé leur maître, qui est un fan­tôme, un souci. Il s’installe des superstitions inouïes. La plus grande attention, les plus étonnantes négligences, les plus folles créations se produisent, et il y a des heures, des jours de stupeur sans pensée déclarée, mais avec un arrêt de l’esprit semblable à l’immobilité du blessé qui attend une immense douleur du moindre mouvement. Tous ces vains ornements, ces voiles qui pèsent tant à la reine ne font sentir leur poids qu’à une femme déjà écrasée par l’amour. Toute sa vie est comme réorganisée par une idée anxieuse fondamentale, toutes les valeurs sont à la merci d’un caprice étranger, subordonnées à la valeur infinie qui! s’est attachée à un Autre, à la promesse qu’il parut être. Que si la résistance et le refus répondent à ce don total où l’être entier s’est engagé et a compromis déjà ses équi­libres organiques, psychiques et sociaux, alors tout le miel de la promesse de délices extrêmes, tout le suc d’espé­rance d’amour dont les puissances surexcitaient la vitalité profonde, tourne en poison d’une violence incomparable. Il n’est rien que n’attaque, ne ronge, ne désagrège cette essence de haine et de fureur; tout ce qui constitue l’éta­blissement de l’être dans sa vie est atteint : échanges vitaux, fonctions naturelles, habitudes, lois morales ou civiles.... C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. Vénus s’y attacha d’abord avec cet effet premier que le goût de vivre, la volonté de jouissance exaltée au plus haut point dussent transfigurer l’amoureuse, et son désir de plus en plus ardent tendre dans sa substance même à la rendre de plus en plus désirable. Phèdre, belle par soi, mais belle avant l’amour, comme toutes les belles, atteint à la splen­deur de sa beauté au moment qu’elle déclare sa passion. Je dis splendeur, car le feu d’une action décisive brille sur son visage, brûle dans ses regards, anime toute sa forme. Mais ensuite, ce front de déesse s’altère : l’expression pathétique l’envahit. Ce front se charge, et ses yeux s’obscurcissent. La douleur, la rupture de l’âme impro­visent une tout autre, une affreuse beauté : les narines se pincent, le masque se déforme et devient celui d’une Furie.... Vénus enfin abandonne sa proie. Le venin de l’amour a fait son office. Une femme a parcouru les états successifs de la passion, elle n’a plus rien à faire en ce monde. Un peu d’un autre poison, le vulgaire produit d’une officine, l’enverra au plus tôt s’expliquer aux Enfers.

 

Paul Valéry.

 

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