Devoir de Philosophie

analyse la chaumière indienne

Publié le 30/01/2013

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Bernardin de Saint-Pierre après Paul et Virginie: Une étude des journaux et de la correspondance sur ses publications au début de la Révolution (1789-1792). Submitted by Odile Jaffré-Cook, to the University of Exeter as a thesis for the degree of Doctor of Philosophy in French, October 2009. This thesis is available for the Library use on the understanding that it is copyright material and that no quotation from the thesis may be published without proper acknowledgement. I certify that all material in this thesis which is not my own work has been identified and that no material has previously been submitted and approved for the award of a degree by this or any other University. Abstract Bernardin de Saint-Pierre survived the French revolution and was subsequently lionised, becoming a member of the École Normale and the Institut. Maurice Souriau, and most recently Malcolm Cook have looked at his contributions during the French revolution. Both concluded that these were far more substantial than what some critics have hitherto claimed but neither of them conducted a systematic research in the newspapers of the time to see how his work was received. Nor did they consider the correspondence in this respect. This is what this thesis proposes to do. We originally intended to cover the years 1789 to 1799 but we discovered such a wealth of information concerning the first four years of the revolution that we decided to concentrate our research on that period. This ties in with Bernardin's own publications since hardly anything new was published by him after 1792. This study has revealed that Bernardin had very strong political ideas which he expressed in 1789 with V?ux d'un solitaire and then again in 1792 with Suite des v?ux d'un solitaire and in July of the same year he produced a poster entitled: L'Invitation à la Concorde pour la fête de la confédération au 14 juillet 1792. The first three chapters of this thesis analyse the reaction of the press and his correspondents to these publications. We then turn our attention to La Chaumière indienne, first published in 1791 and then again in 1792 where Bernardin included more notes concerning his views on the shape of the earth. If, by and large, the reception of this story was positive, his scientific views triggered enough commentary to justify a section of a chapter dedicated to them. As we progressed in our research, Bernardin's importance at the time became increasingly evident and we realised that parallel to his own publications, ran an undercurrent of writings paying homage to the man and which we felt helped to build up a portrait of the period. We finish with his nomination as 'Intendant du Jardin des Plantes' in July 1792 which led him to write an appeal to create a zoo in the Jardin des Plantes. Throughout 1792 Bernardin's name was rarely out of the newspapers. This study has shed new light on the persona of Bernardin and helped to underline his importance before, during and after the French revolution. Remerciements Je remercie mon directeur de thèse, Dr Thomas Wynn, pour la patience avec laquelle il m'a encouragée tout au long de cette thèse. Je remercie aussi l'Université d'Exeter pour son aide généreuse et ses services mis à ma disposition tels que la bibliothèque, l'équipe de l'informatique et le programme de recherche mené par G.M Fairbrass. Je suis reconnaissante à la British Library, la Bibliothèque Nationale, en particulier l'équipe de la Bibliothèque de l'Arsenal, les Archives Nationales, la Bibliothèque de l'Institut, la Bibliothèque municipale du Havre pour m'avoir permis d'accéder à de nombreux documents. Je suis particulièrement reconnaissante aux bibliothèques de Chambéry, d'Avignon, de l'Assemblée Nationale pour avoir communiqué des documents qui auraient été difficiles à consulter. Je remercie en particulier Dr Kate Astbury pour ses précieux conseils et aussi Kerensa Pearson pour la mise en page de ce document. Merci aussi à Karen Ritchie pour m'avoir permis d'arranger mes heures de travail dans son magasin, The Rowan Tree, autour de mes recherches. Enfin, ma gratitude va à Malcolm Cook pour m'avoir guidée et apporté un soutien précieux et sans relâche, et aussi à mes enfants, Sophie, Francis et Daniel pour être eux-mêmes. Tables des matières Introduction........................................................... 6 Chapitre un: V?ux d'un solitaire 1.1 Les 'v?ux' de Bernardin....................................... 19 1.2 Réflexions sur le titre........................................... 26 1.3 Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau........................ 29 1.4 Les journaux...................................................... 36 1.5 La correspondance............................................... 59 Chapitre 2: Suite des v?ux d'un solitaire 2.1 Introduction...................................................... 69 2.2 Les journaux...................................................... 79 2.3 La correspondance.............................................. 103 Chapitre 3: L'Invitation à la Concorde pour la fête de la confédération au juillet 1792......................................... 109 3.1 Le texte de l'affiche............................................ 114 3.2 Les journaux..................................................... 128 3.3 La correspondance.............................................. 139 Chapitre 4: La Chaumière indienne 4.1 Introduction...................................................... 147 4.2 Conception de l'ouvrage....................................... 150 4.3 Les journaux................................................... 169 4.4 La correspondance............................................ 201 4.5 Les scientifiques.............................................. 215 4.6 Hagiographie.............................................. 234 Chapitre 5: Admiration, Inspiration, Adaptation. 5.1 Admiration................................................... 237 5.2 Inspiration.......................................................241 5.3 L'adaptation au théâtre....................................... 251 Chapitre 6: Mémoire sur la nécessité de joindre une Ménagerie au Jardin des Plantes de Paris 6.1 L'intendance du jardin des plantes...........................267 6.2 Bernardin, élu malgré lui................................. 272 6.3 Réactions de la presse..........................................275 6.4 La contribution de Bernardin à la ménagerie............ 278 Conclusion: un solitaire bien entouré........................ 281 Bernardin de Saint-Pierre après Paul et Virginie: Une étude des journaux et de la correspondance sur ses publications au début de la Révolution (1789- 1792). Introduction En 1788, à l'âge de cinquante et un ans, Bernardin a enfin réussi et est fêté par beaucoup si l'on en juge par les nombreuses lettres d'admiration qu'il reçoit. Et certains pensent que là, avec la parution de Paul et Virginie s'arrête la production intéressante de l'auteur. Arvède Barine dans son livre sur Bernardin déclare après avoir parlé de Paul et Virginie: Nous ne sommes pas à la moitié des ?uvres complètes, et notre tâche est presque terminée. Sauf quelques pages agréables, ou précieuses [...] le reste aurait pu ne pas être publié.[1] Par contre Maurice Souriau, dans son livre Bernardin de Saint-Pierre d'après ses manuscrits, consacre la moitié de son ouvrage à la vie de notre auteur et ses publications qui ont suivi celle de Paul et Virginie. Souriau s'est fait fort de réhabiliter Bernardin aux yeux du public parce que celui- ci a été, à son avis, trahi par Louis Aimé-Martin, l'éditeur des ?uvres complètes qui paraissent pour la première fois entre 1818 et 1820.[2] Souriau consacre son introduction à expliquer les 'méfaits' d'Aimé-Martin et va jusqu'à l'appeler un 'faussaire'.[3] Il l'accuse d'avoir imposé sa lecture aux manuscrits de Bernardin, d'en avoir brûlé ou même donné.[4] Il va même jusqu'à suggérer que toutes les études faites sur Bernardin avant la parution de son livre 'ont été viciées pour tout ce qui regardait la biographie et les ?uvres posthumes'.[5] En ce qui nous concerne, bien que Souriau ait eu un accès sans précédent aux lettres de Bernardin, il en fait un usage très limité à propos des publications post Paul et Virginie. Ce qui explique notre intérêt et est une des impulsions de notre thèse. De plus les recherches courantes sur la correspondance entreprises sous la direction de Malcolm Cook ont montré que Souriau n'a pas eu accès à toutes les lettres existantes, mais seulement à celles qui se trouvaient dans la bibliothèque municipale du Havre à l'époque de ses recherches, et donc qu'il a travaillé avec un corpus restreint. Aussi, nous nous proposons de regarder de plus près toutes les lettres, ce que Gérard Genette nomme 'l'épitexte privé' et aussi les comptes rendus, parus dans les journaux, 'l'épitexte public', sur les ouvrages publiés par Saint-Pierre entre 1789 et 1792. [6] Souriau n'a presque pas utilisé cette dernière source puisque sa mission était de découvrir le 'vrai' Bernardin uniquement à travers ses manuscrits. Nous nous proposons, aussi, d'étudier l'impact des différentes introductions que Bernardin a données à La Chaumière indienne, ce que Genette nomme 'paratexte de l'?uvre' c'est-à-dire tout ce qui se rapporte de près ou de loin à l'?uvre proprement dite qui comprend entre autres les épigraphes, dédicaces, préfaces et notes. Genette précise: 'on peut utiliser [...] la correspondance d'un auteur comme une sorte de témoignage sur l'histoire de chacune de ses ?uvres: sur sa genèse, sa publication, sur l'accueil du public et de la critique, et sur l'opinion de l'auteur à son égard à toutes les étapes de cette histoire.' C'est précisément ce que la correspondance de Bernardin nous offre, correspondance incomplète bien sûr, non seulement parce que Bernardin a sans doute choisi de ne pas garder certaines lettres, mais aussi parce que notre recherche se situe dans la période révolutionnaire, et on sait que beaucoup de documents, en particulier les correspondances, furent détruits pendant la Terreur. Ajoutons à cela que nous savons qu'Aimé-Martin donna de nombreuses lettres et manuscrits à ses amis après la mort de l'auteur. Tout n'a pas été encore récupéré et ne le sera probablement jamais. Enfin, nous nous intéresserons aussi à la notoriété de Bernardin qui subsistait bien après la publication de Paul et Virginie. Nous pensons que celle-ci a eu une importance capitale en conservant son nom dans le domaine public. A la correspondance et la critique littéraire, il faut ajouter ce que nous appellerons 'les échos' c'est-à-dire les publications qui ne sont pas de Bernardin lui-même mais qui se rapportent à son ?uvre telles les romances ou pièces de théâtre. Nous espérons que cette thèse va enrichir les recherches déjà effectuées sur Bernardin. Nous proposons de nous restreindre à la période située entre 1789 et 1792, car ces années ont été très riches en publications par Saint-Pierre: pamphlets et contes se succédant presque fébrilement. Nous souhaitons pouvoir donner une vue plus approfondie d'un auteur célèbre à l'aube de la Révolution. Cette étude recouvre trois principaux domaines de recherche centrée sur cette époque: ses ?uvres publiées ou même seulement ébauchées, sa correspondance et la réaction des critiques et autres publications se rapportant à Bernardin dans les périodiques de l'époque. La correspondance au dix-huitième siècle et Bernardin de Saint-Pierre En reprenant sa correspondance systématiquement entre septembre 1789, date de la publication des V?ux d'un solitaire, et décembre 1792 avec la publication du Mémoire sur la nécessité de joindre une Ménagerie au Jardin des Plantes de Paris, nous avons trouvé des échanges d'opinions entre Bernardin et ses lecteurs qui n'ont pas été jusqu'ici analysés en détail et qui devraient révéler notre auteur sous un jour différent ou du moins plus complet. Le rôle des échanges épistolaires est l'une des traditions qui organise le plus fortement la notion même de "République des Lettres". C'est un élément indispensable de la circulation des informations et écrire des lettres, en recevoir, y répondre constitue l'une des tâches principales des érudits et des savants.[7] Avec le succès de Paul et Virginie, Bernardin est inondé de lettres et le répète à ses correspondants: 'mes correspondances se multiplient à un point que je n'y peux suffire'; 'Quantité de personnes inconnues m'écrivent de toutes parts'; 'quoique je reçoive un grand nombre de lettres et que je sois souvent dans l'impossibilité d'y répondre',[8] ainsi le récipiendaire se trouve dans une situation privilégiée puisqu'il, ou elle, a droit à une lettre. On peut parler du 'theatrical world of correspondence',[9] où Bernardin fait une véritable mise en scène en se posant en solitaire et en rappelant souvent sa mauvaise santé et dans ce décor, il joue différents rôles: le philosophe, le scientifique, l'auteur avec ses problèmes de publication, de contrefaçon et de critiques, l'homme du monde face aux invitations et visites. Ses correspondants sont variés: hommes politiques, journalistes, prêtres, hommes de lettres, femmes. C'est ainsi qu'on peut utiliser sa correspondance comme un documentaire sur son époque en prenant soin toutefois de noter qu'une lettre ne représente que ce que son auteur veut bien révéler. Si Voltaire a dit: 'courtes lettres et longues amitiés, telle est ma devise',[10] Bernardin, lui aussi, s'interroge et s'inquiète sur la longueur des lettres: Je reçois avec un grand plaisir les lettres qu'on m'adresse quand elles sont ècrites avec l'ame mais je m'afflige ensuitte lorsque je pense que de petittes lettres exigent souvent de grandes réponses.[11] Nous nous concentrerons uniquement sur les lettres qui parlent de ses publications entre 1789 et 1792. Nous avons délibérément laissé de côté les échanges 'amoureux' de Bernardin avec différentes dames pour ne citer que celles qui se réfèrent à ses ouvrages. Bernardin cherchait désespérément à se marier et ses efforts en ce sens ont été traités par différents auteurs.[12] La presse au dix-huitième siècle et Bernardin de Saint-Pierre Notre deuxième source de commentaires sur Bernardin provient d'une lecture attentive des journaux de l'époque. Nous ne prétendons pas les avoir tous lus mais nous avons recherché systématiquement dans tous les journaux qui se disent intéressés par la littérature tout compte rendu ou allusion à notre auteur. Malgré ses protestations de 'solitaire' et d'homme éloigné du tumulte du monde moderne, Bernardin se révèle être un écrivain conscient de l'importance de la publicité et des journaux comme véhicule publicitaire par excellence. Lescure cite dans son livre un passage de ce qu'il pense être une lettre de Bernardin à Hennin:[13] Vous avez certainement oublié de me faire annoncer dans la Gazette de France de Vendredi dernier, car elle n'a point parlé de mon ouvrage...Employez, je vous prie, l'influence que vous pouvez avoir sur quelques journalistes, tels que celui du Journal de Paris, du Mercure, du Courrier de l'Europe, de L'Année littéraire, du Journal des Savants, des Petites-Affiches, ce dernier en a dit un seul mot: il le qualifie d'intéressant, à la vérité il promet d'y revenir.[14] La citation de Lescure donnée sans date ni référence, semble provenir d'une seule lettre. En fait nos recherches nous ont révélé qu'il s'agit de deux lettres différentes. Celle au sujet de La Gazette de France est datée du 12 décembre 1784,[15] tandis que l'autre commençant par 'employez, je vous prie...' est du 27 décembre 1784.[16] Il s'agit de la publication des Études de la nature bien avant la période qui nous intéresse mais qui montre à quel point Bernardin était inquiet de faire de la publicité pour ses ouvrages et qu'il avait compris que les journaux représentaient une excellente opportunité pour ce fait. Un autre exemple provient d'une réponse à Bernardin du Journal des deux-ponts, datée du 6 avril 1786, dont le contenu prouve que notre auteur a sollicité un compte rendu de son livre Les Études de la nature: 'si vous désirez donc, Monsieur, que le journal des deux-ponts en rende compte vous voudrez bien en faire parvenir un exemplaire à l'adresse de [...].'[17] Dans son avis sur la première édition séparée de Paul et Virginie en 1789, Bernardin consacre plusieurs pages sur le 'jugement qu'ont porté quelques journaux' sur le quatrième volume des Études de la nature paru en 1788.[18] Il cite en particulier, le Journal général de France, l'Année littéraire et le Mercure de France. Il reproche aux deux premiers de n'avoir 'pas parlé de l'avis en tête de ce quatrième volume', quant au Mercure, il lui consacre plusieurs pages pour l'accuser de parti pris: 'Le Mercure se vante d'être une balance équitable pour tous les auteurs; mais il me semble qu'on y met les poids suivant les fortunes.'[19] Bernardin est tout à fait conscient de l'importance de la presse et c'est pourquoi nous avons consacré une section importante à notre recherche sur les journaux qui ont parlé de ses publications après Paul et Virginie. Labrosse démontre bien comment le rôle de la presse grandit après la Révolution: Les moniteurs de l'opinion de l'époque des Lumières sont en route vers une pédagogie planétaire car ils interviennent en permanence entre l'auteur et le public, le livre et le lecteur, l'événement et sa traduction, la connaissance et son commentaire, la pensée et sa diffusion. Tout le lire des hommes est impliqué dans ces pratiques.[20] Il nous a semblé particulièrement important de consulter les journaux de l'époque parce qu'avec la Révolution, à partir de 1789, la presse prend un essor tel qu'ignorer sa réaction aux ?uvres de Saint-Pierre serait en quelque sorte le couper d'une grande partie des jugements de cette période. A partir de la mi-juin 1789, 'on assiste à une véritable génération spontanée du périodique' dit Rétat. [21] Il va de soi que c'est d'abord dans la presse littéraire que nous avons cherché les notices sur les publications de Bernardin. Cette presse était déjà bien établie lorsque la Révolution éclate avec, par exemple, le Mercure de France, L'Année littéraire, le Journal encyclopédique et le Journal des sçavans. Ils essaieront de se situer hors du débat politique, mais il va s'avérer difficile, comme nous allons le voir, de rester neutre même sur les productions littéraires: La tâche essentielle de tels périodiques est, par tradition, d'informer les lecteurs des livres qui paraissent. Or, la production bibliographique est marquée en 1789 par un 'ébranlement de la littérature', pour reprendre la formule de P. Rétat. Les problèmes politiques concentrent l'attention des Français et suscitent de nombreux ouvrages, que les journaux littéraires ne peuvent ignorer.[22] En effet, une des conséquences de la Révolution est de créer un besoin d'informer le lecteur sur les évènements du moment, de lui donner ses opinions voire même de l'instruire. Jeremy Popkins nous rappelle le rêve de Brissot: 'Par la Presse, on peut enseigner au même instant la même vérité devant des millions d'hommes; par la Presse, ils peuvent la discuter sans tumulte, opiner de sang froid, et donner leur opinion.'[23] En ce qui concerne la presse littéraire, Françoise Souchet souligne que Le Mercure, L'Année littéraire et le Journal encyclopédique: restent fidèles à leur rôle qui est d'informer les abonnés des ouvrages à connaître. [...] s'ils sont favorables à la liberté de la presse, ils critiquent la licence dans laquelle elle tombe: [...] toute cette violence verbale est le signe d'une anarchie qu'ils condamnent [...] le système politique qu'ils considèrent comme le meilleur est une monarchie fondée sur la constitution.[24] Nous allons voir que Bernardin s'inscrira tout à fait dans cette prise de position. En fait la liberté de la presse va subir de nombreuses vicissitudes sous les différentes factions révolutionnaires au pouvoir. Un journal patriotique en 1789 peut être dénoncé comme réactionnaire deux ans plus tard. Il ne faut pas oublier les publications anti-révolutionnaires qui vont se faire bien entendre au moins jusqu'en 1792. Quels sont les journaux qui vont s'intéresser aux publications de Bernardin après Paul et Virginie? Nous avons consulté près de quatre-vingt- dix journaux parus entre 1789 et 1792, et une trentaine d'entre eux parle de Bernardin de Saint-Pierre: soit directement au sujet de ses publications, soit indirectement au sujet des pièces de théâtre créées sur ses ?uvres, soit simplement de l'homme et de ses fonctions. La majorité des journaux sur lesquels nous avons travaillé sont de Paris.[25] La presse provinciale s'est avérée plus élusive. Soit les collections de la Bibliothèque nationale se sont révélées incomplètes, soit les titres que nous aurions voulu consulter se trouvent dans les bibliothèques municipales de France. Un tour de France de celles-ci était au-dessus de nos forces et peut-être inutile car il n'y avait aucune garantie que ces publications continssent un article sur Bernardin. De la presse littéraire, trois des publications citées ci-dessus vont contribuer des articles réguliers sur notre auteur, seul le Journal des sçavans va garder un silence éloquent. S'il avait contenu plusieurs articles sur Les Études de la nature, le rédacteur ne considérera pas le reste de la production de Bernardin suffisamment scientifique pour lui donner place. Sur les autres journaux, nous estimons qu'il est essentiel de donner un aperçu de leur orientation politique. En d'autres termes, Bernardin recevait-il les suffrages des patriotes ou des royalistes? Sur les vingt-huit journaux ayant fait place à Bernardin dans leurs colonnes, seulement trois se sont révélés être ouvertement anti-révolutionnaires à savoir L'Année littéraire, Lettres à Monsieur le Comte de B. et La Feuille du jour. Les comptes rendus de ces journaux étaient-ils en sa faveur? L'Année littéraire est dans l'ensemble positive mais lui reproche des idées trop 'révolutionnaires'. Dans les Lettres à Monsieur le Comte de B. on admire son talent d'écrivain - nous allons voir que cette opinion est une constante dans les comptes rendus écrits à son sujet - mais on le qualifie aussi de rêveur donc sans danger. La Feuille du jour se montre beaucoup plus enthousiaste mais lui reproche ses idées 'trop modernes'. Ici faut-il sans doute lire 'révolutionnaires', toutefois elle s'enflamme pour son affiche et l'oppose à 'cet horrible Robespierre'. C'est peut-être un des rares instants qui aurait pu être dangereux pour notre écrivain, car nous sommes alors en juillet 1792, période tumultueuse pour la Révolution. Toutefois il faut noter que ce journal est l'un des plus modérés dans son opposition. William Murray écrit au sujet de son rédacteur: 'Parisau wrote articles of considerable political acumen with a gentle, ironic wit. He was the most flexible of the right-wing writers and at various times made concessions to all but the Jacobins.'[26] Tournons-nous maintenant vers la presse favorable à la Révolution. Comment a-t-elle reçu les nouvelles publications de Bernardin? Son jugement a-t-il été sévère ou sympathique? A une exception près, cette presse l'a accueilli avec un respect mélangé tantôt d'admiration tantôt de scepticisme mais sans hostilité. Dans l'ensemble, ces journaux étaient modérés. La presse ultra révolutionnaire, comme L'Ami du peuple de Marat, ne s'est pas occupée de Bernardin. On ne le condamne pas mais on n'en parle pas non plus. Le seul journal qui rédigera un article incendiaire contre Bernardin, l'accusant d'être à la solde de La Fayette et des Royalistes est Le Journal de Lyon ou Moniteur du département de Rhône et Loire, décrit ainsi: [...] dédié aux sections et aux bataillons de la ville de Lyon avait été créé en avril 1791 par Prudhomme le frère du rédacteur des Révolutions de Paris. Après avoir été rédigé par Laussel, le " Marat de Lyon ", prêtre défroqué, démagogue et brutal dans ses propos, il est entre les mains de Jean-Louis Fain et de Carrier, exprime des idées rolandines et arbore des devises significative: " Liberté, Égalité ", " Liberté, toute la liberté, rien que la Liberté ", " La Liberté ou la mort ". En décembre 1792, au moment où il allait succomber, faute de fonds, l'Administration du département, dominée par les Girondins, décide d'aider "ce journal unique capable d'accélérer les progrès de l'esprit public."[27] L'article sur Bernardin paraît juste après l'abolition de la monarchie le 10 août et aussi après le manifeste de Brunswick du 1er août où les émigrés invitaient les Français à se rallier au roi. L'appel de Bernardin à suivre la constitution est donc dépassé par les évènements. Mais ce journal, si triomphant en août est lui-même l'objet d'accusation en 1793 et particulièrement les rédacteurs, Prudhomme et surtout Carrier: " La faction Roland a tout gangréné. Un journaliste calomnieux, payé par Lebrun, Ministre des Affaires étrangères, sous le nom de Carrier, égare, pervertit l'opinion."[28] Ceci est une illustration de la fièvre qui s'empare de la presse et des fluctuations d'opinion qui s'en suivent. Tournons-nous maintenant vers un groupe de journaux qui continrent des articles favorables sur Bernardin. Dans un article Marcel Dorigny souligne: Dans ce but de pédagogie politique, le Cercle social fit appel à tous les écrivains patriotes, les invitant à renvoyer leurs écrits ou à participer aux séances du cirque du Palais-Royal. Qui sont ces auteurs? Ce qui frappe en premier lieu, c'est leur très grande diversité: Condorcet, Brissot, Étienne Clavère, Louis-Sébastien Mercier, Sylvain Maréchal, Barère, Auger, [...] l'abbé Grégoire, Grouvelle, Ginguené et même Rétif de la Bretonne qui publia au Cercle social sa Vie de Monsieur Nicolas; enfin Bernardin de Saint-Pierre qui figura parmi les auteurs attitrés de l'organisation après Thermidor.[29] Bernardin était en correspondance avec presque toutes les personnes citées ci-dessus sans oublier l'abbé Fauchet, un des fondateurs de La Bouche de Fer. Dorigny donne une liste des journaux publiés par cette société parmi lesquels nous retrouvons ceux qui ont accordé une place dans leurs colonnes aux ?uvres de Bernardin à savoir La Bouche de Fer (octobre 1790-juillet 1791), Le Bulletin de la Bouche de Fer (1790), La Chronique du mois (novembre 1791-juillet 1793) et La Feuille villageoise (éditée par le Cercle Social à partir de fin septembre 1792). Si on ajoute à cela le fait que Bernardin employait quelqu'un pour mettre des annonces dans différents journaux, comme nous allons le voir, sur ses publications récentes, nous sommes obligés de constater que la presse tenait une place importante dans sa vie pendant les années 1789 à 1792. Cette recherche n'a pas été abordée, à notre connaissance, de façon systématique et pourtant elle est fondamentale dans le portrait que nous voulons dégager de Bernardin de Saint-Pierre. Notre thèse a changé notre perception de cet important auteur et donné aux chercheurs de nouvelles perspectives sur sa vie, ses écrits et sa psychologie. La majorité des lettres écrites à celui-ci sont dans l'ensemble positives. Est-ce la raison pour laquelle il les a conservées? Il est aussi vraisemblable que ceux qui lui écrivaient ne le faisaient pas pour l'attaquer. Mais la critique des journaux peut révéler d'autres vues sur son ?uvre et ainsi élargir nos connaissances sur l'auteur. Enfin la troisième source de révélation sur l'importance de Bernardin à son époque est indirecte. Il s'agit soit d'?uvres écrites en son hommage, comme par exemple des poèmes, soit ses propres ?uvres reprises sous des formes différentes comme les pièces de théâtre. Cette troisième source n'est peut-être pas aussi importante que les deux premières, en ce sens qu'elle n'est pas de la main de notre auteur, ou adressée à lui directement, mais elle ajoute une nouvelle dimension à celui-ci car assurément elle nous montre combien il était présent dans la conscience de ses contemporains. Parce que notre recherche se situe à une période historique cruciale pour la France, et même pour l'Europe, et que nous suivons notre auteur durant ce temps, l'ensemble de notre thèse se développe presque toujours chronologiquement. Toutefois nous avons regroupé ce que nous appelons le testament politique de Bernardin, à savoir V?ux d'un solitaire, Suite des V?ux d'un solitaire et Invitation à la concorde, les deux premiers étant évidemment dépendants l'un de l'autre et le troisième terminant par un appel direct au public sans passer par l'intermédiaire de la fiction. Ces trois écrits furent publiés entre 1789 et 1792. Nous reviendrons en arrière avec La Chaumière indienne publiée en 1791 et terminerons avec l'année 1792, que nous appelons l'annus mirabilis pour Saint-Pierre tant elle fut riche en évènements pour notre auteur. Nous nous sommes posé la question de savoir comment appeler notre auteur. Jusqu'à relativement récemment on le trouve soit classé sous 'B' soit sous 'S'et même parfois sous 'D'. Nous avons trouvé la réponse chez lui. Voici ce qu'il écrivit à propos de son nom dans une préface de Paul et Virginie: Mon portrait est tiré d'après moi, à mon âge actuel de soixante sept- ans. Je l'ai fait dessiner et graver sur les demandes réitérées de mes amis. On y lit mon nom au bas en caractères romains, avec les simples initiales de mes deux premiers prénoms: Jacques-Henri-Bernardin DE SAINT-PIERRE. J'observerai que dans l'ordre naturel de mes prénoms, Bernardin était le second, et Henri le troisième. Mais cet ordre ayant été changé, par hasard, au titre de la première édition de mes Études, Henri s'y est trouvé le second, et Bernardin le troisième. J'ai eu beau réclamer leur ancien ordre, le public n'a plus voulu s'y conformer. Il en est résulté que beaucoup de personnes croient que Bernardin de Saint-Pierre est mon nom propre. J'ai cru devoir moi-même obéir à la volonté générale, en les signant quelquefois tous deux ensemble. Cette observation peut paraître frivole; mais j'y attache de l'importance parce qu'il me semble que le public en ajoutant un nouveau nom à mon nom de famille, m'a en quelque sorte adopté.[30] Cette réflexion suggère que Bernardin voulait plaire à son public et pour respecter son souhait, nous appellerons notre auteur tantôt Bernardin, tantôt Saint-Pierre pour soulager la monotonie. Pour ce qui est des citations des journaux ou lettres nous avons conservé l'orthographe originale car, surtout en ce qui concerne les lettres, elle nous donne un aperçu intéressant de la langue utilisée à l'époque et aussi de la différence de niveau d'alphabétisation parmi ses lecteurs. Elle varie aussi énormément de la main de Saint-Pierre lui-même, soit qu'il s'agisse de brouillons ou de copies prêtes à être imprimées. Chapitre un V?ux d'un solitaire Arvède Barine, au sujet des V?ux d'un solitaire, déclare: 'Le livre n'eut point de succès et n'offre plus aucun intérêt; nous pouvons passer outre.'[31] Ce point de vue est totalement contredit par Maurice Souriau qui précise en parlant des V?ux: 'Les contemporains avaient lu toute la brochure avec passion, avec reconnaissance. L'édition rapporta 4.128 livres à l'auteur, et s'enleva en un clin d'?il.'[32] 1.1 Les 'v?ux' de Bernardin Bernardin commence la rédaction des V?ux six mois avant leur parution en septembre 1789. Le Mercure de France suggère que cet ouvrage a été commencé à l'époque de la convocation des États Généraux, c'est-à-dire en mai 1789. L'auteur lui-même débute Les V?ux par ces mots : 'Le premier mai de cette année 1789, je descendis, au lever du soleil, dans mon jardin,' ce qui porte à confirmer l'assertion du Mercure. [33] Pourtant dans son préambule, Bernardin nous précise exactement quand il a commencé son écrit: 'J'ai donc tâché de calmer les esprits exaltés [...] et sur-tout de mettre en ordre ces V?ux pour la félicité publique, dont je m'occupe depuis six mois.'[34] En fait, nous ne pouvons pas être sûrs que l'auteur nous dise absolument la vérité. Il semble certain que le préambule ait été écrit après la rédaction des V?ux et sans doute juste avant leur publication car il parle des émeutes à Paris.[35] Il est possible que l'expression 'six mois' signifie seulement une assez longue période. Nous savons que Bernardin mettait assez longtemps à composer ses écrits. Ainsi il écrit à Hennin au sujet des Études, en septembre 1782, 'je viens de mettre en ordre les préliminaires d'un ouvrage qui m'occupe depuis neuf ans.'[36] Néanmoins il fait preuve d'un instinct politique certain en devinant les conflits qui vont naître à cette époque énormément agitée avec les temps forts que tout le monde connaît: le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, la Grande Peur, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Lorsqu'il choisit de commencer son livre par la date du premier mai on peut supposer qu'il s'agit d'une liberté littéraire qui permet de situer ce livre à une date importante dans la Révolution, c'est le mois de la convocation des États- Généraux, et la promenade matinale dans le jardin est un lien astucieux aux Études de la nature. L'Assemblée Nationale se réunit tous les jours et débat après débat sur la constitution se suivent. Les journaux de l'époque comme Le Moniteur, le Patriote françois ou encore Le Mercure suivent fidèlement les débats et les rapportent à leurs lecteurs. Une multitude de journaux ou feuilles apparaissent à cette époque-là mais pour l'instant nous nous concentrerons sur quelques-uns seulement, comme nous l'avons expliqué plus haut. Devant tant de débats et polémiques, il aurait été étrange que Bernardin se tût, lui qui avait déjà proposé tant d'idées sur la royauté, le clergé, le peuple et l'éducation dans ses Études de la Nature. Pour commencer, il est important de noter que le titre complet des V?ux est V?ux d'un solitaire, pour servir de Suite aux Études de la Nature. La seconde partie du titre est significative car elle montre une volonté de l'auteur de continuer dans la même pensée et suggère qu'il n'est pas seulement influencé par les courants du moment, mais qu'il a longuement réfléchi aux besoins de la nation et entend proposer des solutions. La seconde importance du sous-titre est qu'il rappelle aux lecteurs potentiels le succès de l'auteur. Les Études de la Nature, dont la première édition date de 1784, avaient eu beaucoup de succès à leur parution et avaient été rééditées trois fois avant 1789, sans compter les nombreuses éditions contrefaites. Souriau nous en donne plusieurs exemples dans son chapitre 'Le Succès'.[37] Donc nous avons à la fois un titre qui fait preuve des convictions de l'auteur mais aussi d'astuce publicitaire. Avant d'exprimer ses v?ux, Bernardin commence par un préambule où il explique pourquoi il n'a pas pris part activement à l'Assemblée: Malgré mon insuffisance, si ma santé l'eût permis, j'aurais ambitionné la gloire de défendre avec eux la liberté publique: mais j'ai un sentiment si exquis et si malheureux de la mienne, qu'il m'est impossible de rester dans une assemblée si les portes en sont fermées.[38] Il semble que Bernardin ait souffert de claustrophobie et il signale ce fait à plusieurs reprises dans sa correspondance et dans ses publications, et cette condition le conduit tout naturellement à être à part, à être un solitaire.[39] Dans son préambule il explique qu'il n'a pas voulu quitter Paris mais néanmoins il s'est installé à l'écart: 'Je me résignai à tout évènement, quoique seul dans une maison isolée et dans une rue solitaire, à l'extrémité d'un faubourg.'[40] On ne saurait être plus clair quant à sa position dans la capitale. Mais être solitaire ne signifie pas pour autant être inactif. Bernardin veut avoir de l'influence sur les évènements: 'J'ai préféré de rester dans ce grand vaisseau de la capitale, battu de tous les côtés de la tempête, quoique je sois inutile à sa man?uvre, mais dans l'espérance de contribuer à sa tranquillité.'[41] Comme nous allons le voir, Bernardin est avant tout un modéré et la mission essentielle des V?ux est de lutter contre l'anarchie qu'il craint beaucoup: dans son préambule aux V?ux, il s'adresse le peuple de Paris ainsi 'Vous venez de briser les liens du despotisme; ne vous en donnez point de plus insupportables par ceux de l'anarchie.'[42] Toutefois son souhait de modération ne l'empêche pas d'exprimer ses idées et même de prendre un point de vue opposé à l'Assemblée: Dans une entreprise si supérieure à mes forces, j'ai marché souvent sur les pas de l'assemblée nationale, et quelquefois je m'en suis écarté; mais si j'avais toujours eu ses idées, il serait fort inutile que je publiasse les miennes.[43] Ainsi, avant même de lire les V?ux, savons-nous qu'il va prendre une route différente de celle de l'Assemblée. Un des sujets de discussion qui dure des semaines à l'Assemblée est la question du véto du Roi. Alors que l'Assemblée au départ n'envisage que deux pouvoirs - législatif et exécutif - Bernardin typiquement suggère un troisième pouvoir qu'il appelle 'modérateur'. Nous disons 'typiquement' parce que Bernardin est un homme qui se plaît à être différent, qui ne croit pas aux solutions simples et rapides. Dans les Études de la Nature une grande partie de son raisonnement va à contre-courant des développements scientifiques de l'époque. Un compte rendu des Études par le Journal des Sçavans note: Nos méthodes savantes, nos systêmes ne font pas l'objet de son respect; les principes les plus établis, les idées les plus accréditées ne lui paroissent souvent que des préjugés, il les heurte de front, il discute tout & n'admet rien sur parole.[44] Controverse qui ne l'empêcha pas d'avoir un certain succès.[45] Succès dû certainement à sa manière d'écrire: 'Le style de l'Auteur est vif, animé, pittoresque, plein d'effet. Il peint tout, il fait voir & sentir',[46] et aussi grâce à son humanité: 'il trace un plan d'éducation constamment dirigé vers l'humanité; vers la générosité'.[47] Nous constatons que même si Bernardin irrite certains par ses idées, ces mêmes personnes apprécient quand même son art d'écrire ou sa personnalité. Cette attitude va se retrouver à travers les différents comptes rendus sur ses ouvrages. Les Études de la Nature sont centrées sur la démonstration que tout est harmonie dans la nature et que c'est l'homme, qui, en s'éloignant des règles de la nature, a contribué aux malheurs de ce monde. A priori il semble qu'il n'y ait là rien de nouveau depuis Rousseau dont Bernardin a été un ami et admirateur, pourtant la différence existe car Bernardin tient à établir un système de lois d'harmonies et de contraires qui est la base de toute sa philosophie: 'La nature oppose les êtres les uns aux autres, afin de produire entre eux des convenances.'[48] Dans les deux derniers chapitres des Études, Bernardin applique ses lois à la société et suivant chaque cas en particulier il soulève les problèmes de la misère du peuple, du pouvoir royal, de la noblesse, du clergé et de l'éducation. Il termine par un hymne au roi, mais, auparavant il dit ces paroles 'prophétiques': Il me semble qu'il se prépare pour nous quelque révolution favorable. Si elle arrive, on en sera redevable aux lettres: elles ne mènent aujourd'hui à rien ceux qui les cultivent parmi nous, cependant elles régissent tout.[49] Cette citation est importante sur plusieurs aspects. Lorsque Bernardin utilise le mot 'révolution' dans les Études de la nature, publiées en 1784, il n'utilise pas le mot au sens politique mais veut simplement parler de changements, mais après les évènements du 14 juillet 1789, il peut rappeler aux lecteurs qu'il avait prévu la Révolution et donc qu'il est vraiment à la pointe du sujet, qu'il sait de quoi il parle. Ici, il nous semble opportun de citer Roger Chartier: L'interprétation classique n'inverse-t-elle pas l'ordre des raisons et ne faudrait-il pas plutôt considérer que c'est la Révolution qui a inventé les Lumières en voulant enraciner sa légitimité.[50] Bernardin lui aussi est séduit par l'idée d'être à l'origine de ce grand phénomène et ses écrits correspondent bien à la définition que Chartier donne à ceux qui ont vécu cette époque: 'Les révolutionnaires ont construit une continuité qui est avant tout ?uvre de justification et de recherche de paternité.'[51] Aussi Bernardin situe l'importance de sa production littéraire au c?ur même de l'action, ce qui lui permet de faire une transition sans faille entre Les Études et Les V?ux qu'il annonce comme suite aux Études. Après le préambule, Bernardin exprime ses 'v?ux' en général puis il divise ses v?ux pour 'les quatre ordres qui composent aujourd'hui la nation', à savoir, le roi, le clergé, la noblesse et le peuple et il termine par trois autres sections: la nation, l'éducation et les nations. L'idée dominante des V?ux est celle de la modération, de la juste mesure, et en ce sens on pourrait dire que Bernardin n'est pas un révolutionnaire mais plutôt un réformateur. Cela se voit aux images qu'il utilise: il compare l'État à une balance romaine et la Nation à un vaisseau dont le peuple est la carène, la noblesse est la défense, le clergé les voiles et la royauté le gouvernail avec le roi comme pilote. Le tout ne peut flotter que dans un parfait équilibre ou encore, dans une autre analogie: Je considère le roi comme un soleil, dont l'emblème est celui de ses glorieux ancêtres; le clergé et la noblesse comme deux corps planétaires qui tournent autour du soleil, en réfléchissant sa lumière; et le peuple, comme le globe obscur de la terre que nous foulons au pied mais qui cependant nous porte et nous nourrit.[52] Ce ne sont point là les paroles d'un révolutionnaire intransigeant et impatient et cette approche plut à beaucoup de ses contemporains, comme notre recherche va le démontrer. Bernardin se méfie des jugements rapides, des décisions prises sur le coup. Il s'oppose aux votes de vive voix et favorise le vote écrit 'à la manière des Romains' plus enclin à la sagesse. Nous avons donc là l'?uvre d'un philosophe qui pèse le pour et le contre de toute question politique ou philosophique et qui propose des solutions. Quelles sont-elles? Premièrement, il est résolument en faveur d'un roi à qui il veut donner non le pouvoir de véto qu'il considère comme négatif mais un pouvoir modérateur donc un pouvoir d'activité: 'Le pouvoir modérateur deviendra dans la monarchie, ce qu'est le poids courant le long du grand levier dans la balance romaine.'[53] Il veut réformer le clergé et le rendre à sa tâche première qui est d'aider les pauvres: 'je souhaite donc que le clergé vienne au secours des malheureux.'[54] Ses vues sur la noblesse sont particulièrement inventives: Je me sens entraîné à souhaiter que nous nous rapprochions en quelque sorte des anciens Romains. Je désirerais donc, pour lier la noblesse au peuple, et le peuple à la noblesse, qu'on créât un ordre de chevalerie, à l'imitation de la couronne civique.[55] Il est contre la noblesse héréditaire, mais pas contre la noblesse et souhaite que le peuple y ait accès grâce à son mérite. Bernardin lui-même avait cherché à se trouver des origines nobles et n'hésitait pas à se faire appeler 'chevalier'.[56] Enfin le peuple doit être libre et il condamne l'utilisation du mot 'Tiers-État' demandant en une logique toute mathématique comment une population de vingt millions peut être décrite comme un tiers face au clergé et à la noblesse réunis 'qui ne sont tout au plus que la quarantième partie de la nation.' Ce calcul nous rappelle celui de l'abbé Sieyès pour qui le tiers-état 'y forme partout les dix neuf vingtièmes'.[57] Par deux fois il utilise la maxime du droit public à Rome 'Salus populi, suprema lex esto': Que le Salut du peuple soit la suprême loi.[58] Suivant sa loi des contraires, il est convaincu que le peuple doit être gouverné par 'deux puissances qui se balancent' avec 'un chef qui en est le modérateur'. Bernardin prône la mesure tout le temps mais pourtant, tout au long de ses assertions dans Les V?ux on sent un désir constant pour la justice, contre les excès, les abus. Il souhaite la fermeture des couvents qu'il compare à des maisons de force et de correction: 'Il est nécessaire que le clergé abolisse ces étranges et honteux établissements [...] je veux dire les couvents qui servent en France de maisons de force et de correction'.[59] Il fustige le clergé ambitieux et voudrait le voir combattre l'esclavage. Sur la question de l'esclavage, Bernardin a des idées très avancées et fait partie des abolitionnistes de la première heure. Il souhaite des députés noirs libres dans les colonies. Après la déclaration des droits de l'homme, de vigoureux débats ont lieu à l'Assemblée sur la question des esclaves: 'Il est nécessaire d'abolir l'esclavage des noirs dans nos colonies d'Afrique et d'Amérique: il y va non seulement de l'intérêt de la nation, mais de celui du genre humain.'[60] Bien que Bernardin ait une position sans équivoque sur cette question, il n'en demeure pas moins prudent et ajoute plus bas: 'Il faut procéder peu à peu à l'abolition.'[61] En fait, pour Bernardin la mesure est synonyme de sagesse et dans ses 'v?ux pour une éducation nationale', il dénonce l'esprit d'ambition et suivant les lois de la nature souhaite inspirer aux enfants 'l'esprit de modération': Ils banniront donc l'émulation [...] L'émulation est la cause de la plupart des maux du genre humain. Elle est la racine de l'ambition [...] J'ai cru fort long-temps l'ambition naturelle à l'homme; mais aujourd'hui je la regarde comme un simple résultat de notre éducation [...]. Et une fois de plus il se tourne vers les Romains: Stat in medio virtus: La vertu tient le milieu.[62] La modération est assurément le fil conducteur de toutes ses pensées. 1.2 Réflexions sur le titre Mais quelle a été la réaction de ses contemporains à la publication de ce recueil? Lorsqu'on parcourt les journaux de l'époque il semble que toute personne lettrée avait son mot à dire, non seulement les rédacteurs des journaux mais aussi des lecteurs qui écrivent des lettres et, en conséquence, une multitude de publications apparaît. Le titre même de l'ouvrage de Bernardin n'a rien d'original. Mis à part l'allusion transparente à Rousseau, notons que Pierre Rétat signale que la même année paraît Le Solitaire, décrit comme 'discours de ton personnel, assez décousu';[63] Le Solitaire des Tuileries, celui-là semble être plus original car 'l'auteur se présente comme un vieillard de 225 ans, né aux Tuileries le 1er janvier 1565. [...] Le "solitaire" s'adresse au "cher peuple", auquel il recommande la "raison", une "liberté et généreuse", la "vertu".'[64] Aussi Les Songes d'un philosophe solitaire 'par l'auteur de Diogène aux États Généraux.'[65] Dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale on trouve Le Solitaire des Ardennes puis en 1791 Réflexions d'un solitaire. La plupart de ces ouvrages étant anonymes; en 1789 Volney publie Lettre d'un solitaire philanthrope à M. le comte de M***; et des lettres sont publiées dans les journaux signées 'le solitaire de...', par exemple on trouve dans le Journal de Paris plusieurs articles signés 'le Solitaire des Pyrénées'.[66] L'idée de la solitude privilégiant l'exercice de la vertu n'est pas nouvelle - Voltaire, se retirant à Ferney et bien sûr, Rousseau et ses rêveries viennent à l'esprit - elle permet à l'auteur de prendre ses distances vis-à-vis de tout groupe politique et confère une certaine importance, le moi personnel devenant le moi philosophique. Il est certain que Bernardin est tout à fait conscient de cela car il a utilisé 'un solitaire' dans Paul et Virginie sous la forme du vieillard qui vit seul sur l'île pour introduire son discours philosophique. C'est une image qu'il se complaît à cultiver et il y réussit bien. Lettres et articles de journaux se réfèrent à lui comme le 'respectable solitaire de la rue de la Reine Blanche'[67] ou encore 'le philosophe solitaire'.[68] Il écrit 'je ne trouve de vrai plaisir que dans la solitude'[69] et ses correspondants y font allusion: 'il vit isolé au milieu de la foule de Paris'[70] ou tendent à l'imiter en prenant aussi une position isolée: un correspondant commence ainsi une lettre adressée à Bernardin: 'prêter l'oreille à un solitaire isolé au pied des pyrénées.'[71] Les exemples ne manquent pas et confirment sa position de 'sage'. Du côté des 'v?ux', l'expression est aussi à la mode. Un auteur anonyme écrit au journal Le Patriote français le 23 janvier 1790 pour recommander des ouvrages qu'il juge utiles pour former le jugement d'un bon citoyen et cite, entre autres, Les V?ux d'un patriote qui venaient d'être réédités à Amsterdam en 1788 mais qui avaient été publiés pour la première fois en 1689. Un docteur de Bordeaux publie Les V?ux d'un citoyen en juin 1789. Aussi Bernardin avec ses V?ux d'un Solitaire est tout à fait dans l'esprit du temps et son titre n'annonce rien d'original si ce n'est qu'il laisse supposer que l'auteur doit avoir des idées bien personnelles puisqu'il ne s'associe à personne d'autre. 1.3 Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau Nous tenons à nous arrêter un instant sur les liens entre ces deux personnages. Car nous allons voir dans les comptes rendus des journaux et sa correspondance comment le public les associait tous deux. Avec le recul du temps, ceux qui ont écrit sur Bernardin ont voulu classer, quantifier, ou qualifier cette amitié et ses conséquences. Jean-Michel Racault déclare: C'est le statut envié de compagnon des dernières années de Jean- Jacques qui semble-t-il a compté dans la construction de l'image publique de Bernardin en lui conférant une sorte de légitimité par délégation et en l'investissant d'un héritage culturel: celui du "rousseauisme", version affadie et vulgarisée de la pensée du philosophe.[72] Malcolm Cook a étudié cette amitié de près à travers les manuscrits de Bernardin, les écrits de Souriau et d'Aimé-Martin en particulier, et lui aussi en souligne l'importance: Bernardin's friendship with Rousseau was, without doubt, formative and significant and Rousseau's presence at a crucial time in the development of Bernardin's philosophy was influential and positive. The paradox of two men who enjoyed a solitary existence deriving pleasure in each other's company is an interesting one, and testifies, I would suggest, to the depth of their friendship.[73] Bernardin était très fier de l'amitié qui s'était établie entre lui et Rousseau pendant les dernières années de la vie de celui-ci, et a écrit abondamment sur Rousseau. Ces écrits ont été publiés après la mort de Bernardin par Aimé-Martin,[74] et, revus et corrigés par Souriau,[75] qui juge le travail de ce dernier 'nul et non avenu'. Comment se fait-il donc que tant de personnes l'assimilent à Rousseau avant cette publication? L'influence de Rousseau sur la Révolution française est un débat qui dépasse le cadre de notre recherche mais qui pourtant doit être abordé afin de situer l'importance de Bernardin de Saint-Pierre dans cette période. Jo Ann McEachern nous rappelle que si Rousseau fut salué comme l'un des pères de la Révolution au dix-neuvième siècle, des recherches faites par Mornet[76] et Dufour[77] au début du vingtième siècle mirent en évidence que le Contrat social avait pratiquement diparu des bibliothèques après un succès initial. Mais les recherches de McEachern ont découvert que les chercheurs précédents n'avaient pas ou peu tenu compte de la censure de l'époque qui obligeait les libraires à ne pas mettre certains livres dans leurs catalogues et ses recherches sur les publications de La Nouvelle Héloïse, Émile et Le Contrat social montrent que : 'Turning to the figures for the 1790s, we find a dramatic increase in the number of editions and re- issues of all three works.' [78] Cette tendance est aussi confirmée par Ralph Leigh qui déclare: 'the most serious shortcoming of Mornet's investigation [...] is that it leaves out the account of the crucial decade 1779-89 [...] the year 1782 inaugurated a period of greatly increased interest in Rousseau.'[79] Avant d'examiner les liens qui existent entre Bernardin et Rousseau, il convient d'examiner la place de celui-ci au début de la Révolution. Gordon McNeil nous rappelle : Why was there a cult of Rousseau in the second half of the eighteenth century? The best answer would seem to be that there was a need for it, and there was a favorable environment for such a phenomenon. The cult was a part and product of the milieu of the period. Its transformation from a literary to a political cult and its eventual decline may be ascribed to successive changes in that milieu. The last years of the Ancien Régime were a period of unrest in which this sort of popular cult is apt to flourish. The "bon Jean-Jacques" in his Nouvelle Héloïse and Émile provided a romantic, emotional, and unorthodox approach to life - an escape for which that generation was searching. Thus was born the literary cult complete with pilgrims, shrine and iconography.[80] L'attrait de Rousseau ne réside pas seulement dans le désir de fuir la réalité mais aussi dans le besoin de trouver une forme de consolation face aux misères de la vie et si Rousseau suscita ces réactions de son vivant, celles-ci se trouvent amplifiées au moment où la Révolution éclate. En ce qui concerne Bernardin de Saint-Pierre, il semblerait qu'il a comblé un trou apporté par la mort de Rousseau avec la publication des Études de la nature puis de Paul et Virginie, ce dernier roman à la veille de la Révolution ne pouvait manquer de satisfaire le besoin de romance des lecteurs de Rousseau. Si on ajoute à cela, la volonté de Bernardin de se poser en confidant de Rousseau sur les dernières années de sa vie, il s'ensuit tout naturellement que les enthousiastes de Rousseau vont se tourner vers Bernardin. Celui-ci se trouve dans la position unique d'être considéré comme son digne successeur. Mais de quel Rousseau s'agit-il ? L'auteur de La Nouvelle-Héloïse ou du Contrat Social ? McEarchern et McNeil s'entendent pour déclarer que l'influence du Contrat Social n'est réclamée qu'après la Révolution. Et pourtant, au moment où paraîssent Les V?ux d'un solitaire, il semblerait qu'on pense à l'homme politique. Raymond Trousson note : Lorsque paraissent Les V?ux d'un solitaire, le Journal de la Ville, que rédigeaient Suard et Fontanes, observe le 1er octobre 1789 : "Il appartient sans doute à l'ami, au disciple de l'auteur du Contrat Social, d'élever sa voix au milieu de cette mémorable révolution, qui aurait étonné Rousseau lui-même."[81] En septembre 1791, une fête en l'honneur de Rousseau avait eu lieu et dans le compte rendu de l'évènement, la présence de Bernardin est notée : 'un grand nombre de gens de Lettres parmi lesquels on a remarqué Bernardin-de- Saint-Pierre, Condorcet, Ginguené, Brizard & Marais.'[82] Dans les différents discours, à la mémoire de Rousseau, reproduits dans ce livre, les allusions au Contrat social sont assez fréquentes. Ainsi on lit : 'hommage si pur à l'auteur du Contrat social' (p.6) ou encore 'contre tous les Despotes et les Tyrans, il ose les attaquer, il fait le CONTRAT SOCIAL' (p.11), ou bien 'il composait ses sublimes Ouvrages, ce Contrat social, cet Émile' (p.17) ; un député l'appelle 'l'Auteur du Contrat social' (p. 30) et enfin on nous apprend que sur le monument 'sont gravés les passages suivant de L'Émile et du Contrat social (p. 43). Mais comme nous allons le découvrir, entre 1789 et 1792, c'est plutôt le Rousseau littéraire que ses admirateurs voient en Bernardin et bien que celui-ci se politise en publiant les V?ux d'un solitaire, puis la Suite des V?ux d'un solitaire et enfin son Invitation à la concorde, on le loue plus pour son style que pour ses idées, on le vénère davantage pour sa position de consolateur que d'innovateur ainsi que nous pouvons le constater dans un article écrit sur l'?uvre de Bernardin qui reflète bien la pensée de certains de ses contemporains et explique sans doute le succès de notre auteur: Études de la Nature, cinq volumes, nouvelle édition corrigée et augmentée, par Bernardin de Saint-Pierre. Cet écrivain célèbre, disciple et ami de Jean-Jacques Rousseau, lui ressemble par plus d'un côté. Il a un peu de cette mélancolie sauvage qui s'éloigne de la société des hommes, tout en s'occupant à les instruire; et il rappelle, ainsi que Rousseau, ces anachorètes fameux qui ne sortoient de leurs solitudes que pour venir opérer des conversions ou des miracles. Le style de M. de Saint-Pierre se rapproche de celui de Rousseau par la contexture savante et harmonieuse des phrases; par le mouvement, tantôt précipité, tantôt ralenti des idées qui se lient ou se détachent à propos; par le charme descriptif, ou l'art de peindre les sites, les beautés, les productions et les accidens de la nature; enfin par une dévotion exaltée envers cette providence qui a tout arrangé pour le bonheur, ou du moins pour la conservation des êtres sensibles. L'auteur des Études de la Nature semble ne l'avoir étudiée que dans le dessein de bénir et de faire bénir cette providence, qui a néanmoins bien des détracteurs et qui fait bien des mécontens. En lisant M. de Saint-Pierre, on deviendra plus équitable, plus religieux, et l'on prendra du goût pour les meditations solitaires et les promenades agrestes.[83] Il va de soi que les écrits de Bernardin sont en harmonie avec la sensibilité rousseauiste mais est-ce assez pour qu'il y ait une telle association systématique? En relisant les Études nous avons découvert une volonté de la part de Saint-Pierre de souligner cette amitié avec Rousseau et nous irons jusqu'à suggérer qu'il a délibérément appuyé sur ce fait afin de profiter de l'intérêt qu'on portait à Rousseau. Dans les Études de la nature, le nom de Rousseau y est cité dix-huit fois et plus spécifiquement Bernardin s'assure de faire mention de ses conversations avec celui-ci. Par sept fois au long des Études, nous trouvons des remarques directes sur ses échanges avec Jean-Jacques: 'j'en marquais un jour mon étonnement à J.J. Rousseau'; 'car, l'ayant communiqué à J.J. Rousseau[...] il me dit'; 'J.J. Rousseau me disoit un jour que...'; 'J.J. Rousseau me communiqua un jour...'; 'Je montrois à J.J. Rousseau des fleurs..'; 'Je la racontai un jour à J.J. Rousseau'; 'un jour me disoit à ce sujet J.J. Rousseau'.[84] De plus, il en parle encore dans ses 'notes de l'auteur' que l'on trouve à la fin des Études de la nature: 'J.J. Rousseau me disait un jour...'; 'J. J. Rousseau a parlé ...'; ' J'avais eu dessein d'étendre cette idée, à l'instigation de J.J. Rousseau; 'on ne sera pas fâché de savoir ce que pensait à son sujet Jean-Jacques Rousseau. Un jour, étant allé avec lui me promener au Mont Valérien [...] Jean-Jacques me dit avec attendrissement...'[85] En insérant ces remarques, Bernardin s'assurait que son public n'oublierait pas son association avec le grand philosophe. Saint- Pierre entretenait aussi ses correspondants sur ses fréquentations: 'je vois de temps en temps M. Rousseau et M. d'Alembert.'[86] Cette lettre marque le début de sa fréquentation de Rousseau, et, ses correspondants étaient conscients de ses visites: 'vous m'avez fait grand plaisir, en me traçant par votre lettre, les résultats de vos dernières promenades avec M. Rousseau.'[87] Certains, même, semblent penser que Bernardin avait une relation privilégiée avec Jean-Jacques et vont jusqu'à lui demander 'une relique': il seroit bien sensible s'il vouloit lui faire présent d'un dessus de lettre ou de tout autre morceau de papier sur lequel il y auroit de lecriture de Rousseau. c'est une relique qu'il compte apporter à un de ses bons amis de montpellier.[88] Les comptes rendus que nous allons étudier en sont une illustration et nous allons voir que ses correspondants ont aussi apprécié cette amitié. 'On éprouve le besoin de faire référence au Citoyen de Genève et de se placer sous son égide parce qu'il semble soudain très proche.'[89] Les conversations entre Jean-Jacques et Bernardin, citées dans l'Almanach Littéraire, dans notre section sur les journaux, ont été rapportées par Bernardin, l'une vient de la note 78 des Études de la Nature et l'autre du préambule de L'Arcadie.[90] Cette amitié fut très importante pour Bernardin: 'pour moi des que je l'eus connu je l'aimai avec passion'[91] et après la mort de Rousseau, il écrit: 'je fus 3 semaines sans voir ni la société ni la nature'.[92] Dans sa dernière note des Études, il nous rapporte: Ayant trouvé, il y a quelque temps, sur le Pont-Neuf, une de ces petites urnes de trois ou quatre sous que vendent les Italiens dans les rues, l'idée me vint d'en ériger dans ma solitude un monument à la mémoire de Jean-Jacques et de Fénelon, à la manière de ceux que les Chinois élèvent à Confucius.[93] Non seulement Bernardin aime à nous rappeler ses conversations avec Rousseau mais il va jusqu'à affirmer que Rousseau lui demanda de terminer la suite d'Émile qu'il projetait sous le titre Émile et Sophie, ou les Solitaires. Souriau cite cinq ou six pages trouvées dans les manuscrits de Bernardin où celui-ci donne un résumé de la continuation d'Émile et conclut: 'il voulu m'engager a traiter ce sujet, en me donant[sic] et le plan et ce qu'il en avoit fait.'[94] Aimé-Martin lui-même dans son 'Essai sur Jean-Jacques Rousseau' résume l'épisode ainsi: 'il me parla d'Émile, et voulut m'engager à le continuer d'après son plan.'[95] Ces deux citations ont été publiées après la mort de Bernardin, et donc ne sont pas tombées dans le domaine public à l'époque de notre recherche. Cependant elles permettent de confirmer que Bernardin fut bien le confident de Rousseau sur ses dernières années. Si Bernardin est anxieux de faire part de cette amitié à travers ses écrits ou sa correspondance, il n'en n'est pas de même pour Rousseau qui ne le nomme que dans deux lettres adressées à Saint-Pierre au début de leur rencontre où, dans la première, Rousseau le remercie d'un cadeau et, dans la seconde, ayant pris connaissance du contenu, se fâche de son excès - il s'agit de café - mais heureusement pour Bernardin, ils ont continué à se voir.[96] Pour le grand public, l'association entre les deux noms provient donc de la publication des Études de la nature, où Bernardin s'empresse de souligner ses affinités avec Rousseau, suivie de celle de Paul et Virginie qui semble consacrer l'idée rousseauiste d'une éducation naturelle et, à l'aube de la Révolution, les V?ux d'un solitaire, dont le titre rappelle les Rêveries d'un promeneur solitaire, sont aussi perçus par certains comme étant un digne successeur de Jean-Jacques. Bernardin lui-même succombe à la manie du jour qui veut mettre dans la bouche de Rousseau des paroles qu'il n'a pas prononcées, et il écrit dans ses mémoires sur celui-ci: 'je crois qu'il l'eut trouvée, la cause de nos maux, dans ces 2 points: l'éducation et les grandes propriétés'.[97] Cela tombe bien car ce sont justement deux parties essentielles des V?ux d'un solitaire. Il n'y a pas de doute sur la sincérité de Bernardin quant à son amitié avec Jean-Jacques, mais qu'il en ait parlé autant, soit tout simplement parce qu'il était vraiment enthousiasmé de ce fait et voulait faire partager son aubaine à tout le monde, soit qu'il y ait eu de sa part un calcul destiné à valoriser son personnage, le fait est qu'on l'a célébré souvent comme 'le digne successeur de Rousseau'. Ce n'est pas notre but, ici, de décider si cette étiquette est correcte ou non, mais simplement de répertorier combien de fois elle était utilisée soit dans les journaux soit dans sa correspondance et ainsi de dresser un portrait aussi exact que possible tel que Saint-Pierre était perçu de son vivant dans les premières années de la Révolution. 1.4 Les journaux 1.4.1 Journal de la ville Le titre exact en est Journal de la ville et des provinces ou le modérateur par une société de gens de lettres. 'Les rédacteurs expliquent le sens du titre Modérateur : ils prétendent modérer les abus de tous les pouvoirs qui concourent à l'équilibre politique'.[98] La première notice apparaît le premier octobre 1789. Comme nous l'avons vu dans notre section précédente portant sur Bernardin et Rousseau, cet article débute par une forte analogie des deux auteurs. Sur le contenu politique des V?ux, comme le titre complet de ce journal laisse entendre, le journaliste loue l'aspect modérateur de l'ouvrage : 'M. de Saint-Pierre défend avec zèle, mais sans excès la cause du peuple' [...] ' c'est le courage de la modération qu'il faut lui [la nouvelle génération] enseigner.' Enfin le journaliste conclut en louant le style de Bernardin : 'Le style de ce nouvel ouvrage [...] est plein de ce charme que tous les amis de la belle nature ont déjà goûté dans les études et dans l'attendrissante histoire de Paul et Virginie.' Nous allons découvrir que le mot 'charme' est une constante dans la critique des publications de Bernardin. 1.4.2 Le Patriote François 'Journal libre, impartial et national', telle est la devise de ce journal. Il est dirigé par Brissot de Warville et veut 'allier l' "énergie" révolutionnaire et la "modération".'[99] Cette notice apparaît le vendredi 9 octobre 1789 pages 3 et 4 dans Le Patriote françois dirigé par Brissot qui était un ami de Bernardin, donc nous ne nous étonnerons pas si elle est favorable à ce dernier. Près de la moitié de la critique est consacrée à la personnalité de Bernardin et non au contenu de ses V?ux. Ce fait est en lui-même révélateur car il évite à l'auteur de prendre position sur les idées émises par Bernardin. Le compte rendu commence par une envolée lyrique: Quand, après une course pénible on s'est élevé sur ces hautes montagnes qui se perdent dans les nues, on respire un air plus pur, il semble qu'on revête un autre être; on est loin de ce monde où la vue du bien fatigue sans-cesse l'homme de bien; on croit toucher à la région céleste; on se sent à l'aise; on goute, on palpe le bonheur; tel est le sentiment qu'on éprouve à la lecture des Ouvrages de M. de Saint-Pierre. 'Air pur, 'région céleste', 'bonheur' tels sont les mots qui accueillent le lecteur. Le rapprochement avec Rousseau est immédiat: 'Cet Ecrivain n'appartient pas à ce monde, il est de celui de Rousseau.' Puis l'auteur de ce compte rendu continue en plaçant Bernardin au-dessus de tout et vante la solitude de celui-ci. On ne peut s'empêcher de se demander si tant de louanges versées sur la personne de Bernardin ne cachent pas une certaine réticence pour le contenu de ses écrits. Brissot, car il est presque certain que c'est lui qui a rédigé cet article (nous reviendrons sur les raisons plus loin) relève le fait que Bernardin ne prône pas 'l'extinction des ordres' et décide de ne pas discuter les idées de M.D.S.P., comme il le nomme. Pourquoi cette réticence? Est-ce parce qu'il ne veut pas vexer Bernardin ou a-t-il peur d'exprimer une opinion qu'on pourrait lui reprocher plus tard? Mais s'il est d'accord avec certaines idées, comme par exemple celle où Bernardin s'élève contre la pratique de voter rapidement à main levée, c'est surtout lorsque Bernardin défend la cause des noirs que l'auteur de cet article s'entend avec lui. Et c'est là que nous avons la quasi-certitude qu'il s'agit de Brissot qui était président de la Société des Amis des Noirs, et il cite le passage où Bernardin demande qu'on admette des 'Députés Noirs' à l'Assemblée Nationale. Ce compte rendu des V?ux est généreux. Bernardin semble avoir eu le don de déclencher des admirations sans bornes et souvent le langage utilisé par ses admirateurs est très fort et mélodramatique. Voici un autre extrait de la critique dans le Patriote: 'L'objet de cette feuille est de répandre une instruction saine. Et où peut-on mieux puiser que dans les Ouvrages de M. de Saint- Pierre?' Le compte rendu de Brissot illustre bien le rôle croissant de la presse tel que Labrosse le décrit: Les périodiques mettent en scène des lectures moyennes. Ils contribuent à créer des doxas et une véritable programmation sociale de la lecture. Ils s'efforcent à la fois de proposer des lectures possibles de livres et aussi de les limiter ou de les réduire.[100] En exprimant son opinion sur l'ouvrage telle que: 'M.D.S.P n'a ni prétentions, ni ambition', ou encore 'ses sentimens sont ceux d'un bon Citoyen', ou plus loin: 'je ne discuterai point les principes politiques de M.D.S.P.', le journaliste imprime sa lecture personnelle qui ne peut qu'influencer d'une manière ou d'une autre celui ou celle qui s'apprête à lire ce nouvel ouvrage. Ici on donne à Bernardin un rôle de citoyen modèle auquel on peut se référer. Labrosse parle aussi de 'micro-lexique des périodiques' qui utilisent essentiellement les quatre modes de description normalement attribués au roman, à savoir le vocabulaire de 'morale', de 'tableau', d' 'agrément' et de 'termes de poétique et de rhétorique',[101] et ces termes sont bien illustrés dans la remarque de Brissot: 'c'est presque par-tout le langage pur de la raison, embelli par une imagination douce & par une sensibilité exquise.' Ces termes peuvent apparaître contradictoires: raison, imagination et sensibilité, mais cela correspond bien au goût de l'époque, à l'état d'exaltation qui semble étreindre la nation. Dix jours après l'article sur les V?ux, Brissot fait un discours à l'Assemblée générale intitulé: 'Projet d'Adresse au Peuple de Paris, pour l'engager à maintenir la tranquillité publique, la sûreté et l'inviolabilité des Députés de l'Assemblée Nationale.' Son discours n'est pas sans rappeler les appels à la modération de Bernardin. Le nom de Bernardin demeure présent à l'esprit des lecteurs du Patriote car le 19 janvier 1790 on nous annonce que: la Société des Amis des Noirs a voté, à son dernier comité, des remerciements au respectable ami du Peuple et de la Nature, M. Bernardin de Saint-Pierre, pour le zèle avec lequel il a défendu la cause des malheureux Noirs, dans son excellent Ouvrage intitulé: V?ux d'un Solitaire (à Paris, chez Didot le jeune); pour l'énergie avec laquelle il a prouvé que la Traite des Noirs étoit la source d'une foule d'actes de barbarie; qu'elle devoit être supprimée, et pouvoit l'être sans nuire aux intérêts de la France; que l'esclavage usité dans nos Colonies avoit contribué à corroborer l'esclavage des Blancs, à infecter l'Europe du poison du Despotisme, et que l'esclavage des Noirs devoit être d'abord adouci et graduellement supprimé; enfin, pour la mention honorable qu'il a faite des travaux de cette Société. Nous citons ce passage sur l'esclavage, car il est un bon exemple d'utilisation d'un personnage célèbre et respecté, Bernardin de Saint- Pierre, pour mettre en avant les opinions personnelles de Brissot. Par deux fois encore, Brissot va citer Bernardin comme exemple de personnes ennemies de l'esclavage. Tout d'abord le samedi 27 février 1790 lorsqu'il rapporte les discussions sur la crise du commerce à Bordeaux attribuée à l'incertitude vis-à-vis de la traite des noirs. On cite les noms des grands philosophes qui s'y opposent et Bernardin en fait partie. Le 7 mai 1790, dans un supplément au No 172, on donne une liste des ouvrages abolitionnistes et une fois de plus Bernardin apparaît, tout à la fin il faut le dire: 'il y a d'ailleurs beaucoup d'auteurs, dans les ouvrages desquels on trouve d'excellents fragmens sur ce sujet, tels que MM. L'abbé Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, Dupont etc...' C'est ainsi que toutes ces citations aident à faire un portrait de Bernardin en tant que défenseur des opprimés, et en particulier de la cause des noirs. Brissot était le fondateur de la Société des Amis des Noirs et ne pouvait qu'admirer ceux qui en défendaient la cause. Déjà, Condorcet avait cité Bernardin dans son ouvrage Réflexions sur l'esclavage des nègres où il invite ses lecteurs à le consulter: 'Voyez l'Ouvrage intitulé: Voyage à l'Isle de France, par un officier du Roi. C'est un des Ouvrages où la manière dont les Nègres sont traités, est exposée avec le plus de vérité.'[102] Dans les manuscrits de Bernardin, il existe un brouillon d'une lettre dont le contenu permet de dire qu'elle est adressée à Mme Condorcet et aussi, à cause d'une remarque au sujet de la mémoire de Dupaty, nous pouvons la dater vers la fin 1788, Dupaty étant décédé en septembre 1788. Dans cette lettre, Bernardin révèle qu'il a été pressenti pour être le secrétaire de la Société des Amis des Noirs et suggère que Condorcet a toutes les qualités pour être cela. Il rappelle aussi: on mavoit proposé cet eté destre membre de la societé des amis des noirs, jai repondû alors que jetois membre de la societé du genre humain qui s'intéressoit non seulement aux noirs, mais aux malheureux de toutes les couleurs.[103] Cette réponse est typique de notre auteur qui a horreur de faire partie de clubs, sociétés ou associations. Nous allons découvrir un homme qui a beaucoup de relations avec des personnes qui ont joué des rôles aussi importants que divers pendant la Révolution française tels que Brissot, Condorcet, l'abbé Fauchet, l'abbé Grégoire, Garat, Lakanal entre autres. Pendant toute sa vie, il défendra la cause des noirs, depuis son Voyage à l'Ile de France, dans les Études de la nature, avec Paul et Virginie, dans les V?ux d'un solitaire et la Suite. Il ira même jusqu'à écrire un drame, Empsaël qui ne sera jamais joué. Des études pointues comme celles de Jean- Michel Racault ont depuis tempéré les éloges de notre auteur sur sa position contre l'esclavage: 'Antiesclavagiste en théorie quoique persuadé de l'infériorité des Noirs, il est prêt à s'accommoder dans la pratique d'un aménagement paternaliste du système servile.'[104] Toutefois, nous n'avons point de doute de la sincérité de Bernardin dans ses opinions vis-à- vis de l'esclavage mais il reste un modéré comme dans toutes ses opinions. N'oublions pas qu'au début de la Révolution, l'idée d'abolir l'esclavage était loin de rallier tous les suffrages car les intérêts commerciaux étaient puissants et les débats faisaient rage à l'Assemblée nationale et dans les journaux. Ainsi Bernardin a le courage de ses opinions mais reste en dehors de tout parti. 1.4.3 Annales Patriotiques et Littéraires de la France La deuxième notice apparaît dans les Annales Patriotiques et Littéraires de la France,[105] journal dirigé par Louis-Sébastien Mercier. Pierre Rétat écrit: 'Ce journal est violemment révolutionnaire.'[106] Ce compte rendu se présente comme une apologie de Bernardin où ses idées sur le rôle 'modérateur' du Roi sont reprises avec enthousiasme. Il est un habile tour de force de l'auteur car une lecture rapide nous laisse supposer que Mercier a lu les V?ux d'un bout à l'autre. Toutefois une analyse pointue de cette critique nous révèle un autre aspect. Les premières lignes sont un bel hommage à Bernardin en tant qu'auteur des Études: Ce nom est devenu bien cher aux Lettres & à la Philosophie: un beau caractère moral est empreint dans les Études de la Nature; c'est le plus riche catéchisme qu'on ait encore fait; il peint les harmonies de l'univers; il rapproche & développe les causes finales; il fait adorer la sagesse du Créateur, en inspirant à l'homme la vertu de la confiance, & l'avantage de la soumission aux décrets éternels. Comme dans le compte rendu précédent, le critique est plein de louanges pour la personne de Bernardin: il est dépeint comme ayant 'un beau caractère moral' et 'la voix d'un sage'. La première phrase est consacrée aux Études de la nature, et notons que le mot 'catéchisme' est employé pour parler de cet ouvrage. Il est donc recommandé non seulement de le lire mais aussi de l'apprendre. Nous verrons cette appellation aussi utilisée pour une autre publication révolutionnaire de Bernardin: Invitation à la Concorde. Nous ne savons pas si c'est Mercier qui a rédigé ce compte rendu mais son auteur semble être en accord total avec la philosophie de Bernardin, et il a bien vu le rapprochement qu'on peut faire des V?ux et des Études. Mercier sera avec Bernardin un membre de la classe morale et politique en 1795 et tous deux feront figures d'excentriques face aux idéologues et matérialistes.[107] Mercier était profondément favorable à la Révolution mais en même temps un modéré tout comme Bernardin et, élu à la Convention, il ne votera pas pour la mort du roi. Le contenu de ce qui suit est presque entièrement basé sur le Préambule des V?ux et un paragraphe entier en est une citation bien que le critique ait omis d'utiliser les guillemets. Ainsi nous trouvons la description des émeutes de juillet[108] dans le préambule et de même les causes de l'insurrection du peuple.[109] Il reprend les images de Bernardin, en particulier celui du vaisseau. Dans le dernier paragraphe, les deux principaux extraits viennent des chapitres intitulés: 'V?ux d'un solitaire' et des 'V?ux pour la Nation'. Encore une fois le texte est presque cité mais dans le désordre avec une citation exacte de la page 690B. La fin du compte rendu est un hommage au peuple dont la plupart est un extrait de la page 676 avec 'le peuple est tout' qui vient de la page 676B et 'le peuple est tellement aujourd'hui la base de la puissance publique' provient de la page 676A. La seule fois où il change le vocabulaire de Bernardin se trouve dans la phrase suivante: Il regarde le Roi [...] fait pour tenir la balance en équilibre, en appuyant le Peuple de sa puissance lorsqu'il est opprimé, ou en dirigeant sa force du côté opposé, si le Peuple pesoit vers une trop grande licence. Comparons-la avec celle de Bernardin: Le roi donc peut tenir la balance monarchique en équilibre, en appuyant le peuple de sa puissance, en cas que le clergé et la noblesse tendissent à l'aristocratie; ou en la dirigeant du côté des deux premiers ordres, si le peuple pesoit sur la démocratie. C'est la seule fois où le critique a utilisé ses propres mots. L'aristocratie devient oppression et la démocratie, trop grande licence. A notre avis, ceci nous donne un aperçu des débats sur la liberté à l'époque. Le peuple peut et doit être libre mais pas trop! Chartier oppose le mot 'public' avec ses connotations de stabilité et de raison au mot 'peuple' associé aux préjugés et aux passions et conclut: 'entre le peuple et le public, la césure est bien marquée, identifiée par la frontière tracée entre ceux qui peuvent lire et produire l'écrit et ceux qui ne le peuvent pas.'[110] Et les journalistes sont les premiers à se mettre en avant pour 'guider' le 'peuple' ignorant. Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce compte rendu? Le fait que l'auteur prend essentiellement ses exemples dans le préambule et dans une petite section des V?ux est peut-être dû à la rapidité avec laquelle il fallait publier et il est possible qu'il n'ait pas lu l'ouvrage en entier et comme il semble d'accord avec Bernardin il n'a pas jugé nécessaire de critiquer l'ouvrage. De plus, si nous regardons sur quoi il s'accorde, nous constatons que ce journaliste s'est seulement intéressé à l'idée principale d'utiliser le roi comme 'modérateur'. Cette notion d'équilibre est présente dans l'ensemble des V?ux: 'toute société a besoin d'un modérateur' (p.677A), 'je conclus donc que tout gouvernement est florissant et durable, lorsqu'il est formé de deux puissances qui se balancent' (p.678B) etc... Nous verrons qu'elle est le 'v?u' principal de Bernardin et se retrouve sous différentes formes dans ses ?uvres publiées pendant la période révolutionnaire. La lecture des V?ux telle qu'elle est apparue dans son journal nous présente quelqu'un qui s'enthousiasme pour la cause du peuple épousée par Bernardin. Le journaliste ne parle ni des vues de Bernardin sur la noblesse ou le clergé ni sur l'éducation ou l'esclavage. Les deux tiers de l'article sont consacrés à l'insuffisance de la représentation du peuple et utilise habilement les arguments de Bernardin à ses propres fins ou même n'hésite pas à déformer ses propos. Prenons la conclusion en exemple: 'le peuple est tellement aujourd'hui la base de la puissance publique, qu'il ne faut plus que lui, des Loix & un Monarque' tandis que Bernardinpropose: 'je ferai donc des v?ux pour l'harmonie des quatre ordres qui composent aujourd'hui la nation.'[111] Comme nous l'avons vu avec Brissot dans le Patriote françois avec la cause des noirs, chaque lecteur trouve ce qui lui plaît dans les V?ux et nous verrons ce phénomène se reproduire pour ses autres publications. 1.4.4 L'Année littéraire Ce journal est anti-révolutionnaire et est édité par l'abbé Royou. Le troisième compte rendu paraît dans L'Année littéraire en novembre 1789, dans le numéro 47, sous la forme de la lettre XIX. Ce compte rendu est beaucoup plus long que celui du Patriote françois. Dans l'édition originale il comporte 27 pages dont une grande partie est faite de citations, mais néanmoins l'auteur exprime aussi beaucoup d'opinions. Dans l'ensemble il s'agit d'une critique favorable qui apprécie les vues modérées de Bernardin. Notons justement que Bernardin a reçu un compte rendu favorable par deux journaux révolutionnaires et que maintenant il plaît aussi à un journal d'opinion contraire. Bien que l'abbé Royou soit reconnu comme étant le rédacteur de ce journal,[112] une lettre écrite à Bernardin, que nous discuterons plus tard, nous fait penser qu'il n'en est sans doute pas l'auteur. Nous verrons plus tard qu'une lettre à Bernardin éclaire un peu la façon dont cet article a été publié. L'auteur anonyme suggère presque que le livre n'aura peut-être pas le succès qu'il mérite: Il ne seroit donc pas étonnant que les v?ux pacifiques de M. de Saint- Pierre, ne fussent pas accueillis de tous ceux qui semblent avoir intérêt à entretenir le trouble et la discorde; il pourroit bien arriver à son livre ce qui lui est arrivé à lui-même, dans les assemblées de quelques districts, où malgré la considération qu'il méritoit, il n'avoit pas souvent le loisir de se faire écouter.[113] C'est ainsi que nous apprenons que Bernardin a tenté d'interférer en public sans succès et nous comprenons mieux le paragraphe, aussi noté par Brissot, où il s'élève contre les débats trop rapides et contre les votes à main levée. Ici les deux critiques s'accordent pour soutenir les idées de Bernardin. Les arguments modérateurs plaisent à l'auteur de la lettre XIX notamment au soutien à la monarchie et se plaît à citer Bernardin: 'Prenons garde [...] en fuyant le despotisme, de nous jeter dans l'anarchie.'[114] Les autres points sur lesquels le critique s'accorde avec Bernardin sont ceux sur la nomination des officiers qui jusque-là devaient être nobles, sur la liberté de penser, la question des impôts, de la liberté du commerce du grain et par dessus tout sur son dévouement pour la cause du peuple: Par-tout M. de Saint-Pierre, fidèle à sa devise, défend la cause du peuple et des malheureux. Ce n'est point par des déclamations vaines et boursoufflées, par un style vague et emporté, mais par des images naïves et sensibles, qu'il fait passer, dans les c?urs, les mouvemens de commisération et d'humanité dont il est pénétré lui-même. Je ne connois, dans aucun ouvrage moderne, un morceau plus vrai, plus éloquent, plus neuf, et d'une simplicité plus énergique que celui- ci.[115] L'expression des 'images naïves et sensibles' pourrait être perçue de nos jours, comme péjorative mais au contraire, il faut noter qu'au dix-huitième siècle l'adjectif 'naïf' signifie naturel et 'sensibilité' "se dit des sentiments d'humanité, de pitié, de tendresse",[116] sentiments qui sont sans arrêt attribués à Bernardin. Tout comme dans Le Patriote françois, il semble que ce soit la forme plus que le fond qui intéresse le lecteur davantage, et on retrouve le même langage pour décrire Les V?ux que celui qui a été utilisé pour Les Études ou Paul et Virginie. Nous retrouverons cela plus tard lorsque nous nous pencherons sur les lettres adressées à Bernardin après la parution de ce livre. Mais assurément les lecteurs de Bernardin trouvent que son style est séduisant et qu'il respire la compassion. Voici comment il parle de ceux qui contribuent à son bien-être: Quant aux choses qui sont à mon usage habituel, je dois certainement mon tabac, mon sucre et mon café aux pauvres nègres d'Afrique, qui les cultivent en Amérique sous les fouets des Européens. [...] Je dois donc m'intéresser à tous les hommes, puisqu'ils travaillent pour moi par toute la terre. [...] Il n'est pas douteux que je ne doive les premiers témoignages de ma reconnaissance aux hommes auxquels je suis redevable des premiers besoins de la vie. [...] à ceux qui me préparent mon pain et mon vin, qui filent mes linges et mes habits.[117] Ceci est un bel exemple de la façon dont Bernardin sait toucher la sensibilité de ses lecteurs. Le critique de L'Année littéraire se sert de l'?uvre de Bernardin pour exprimer ses propres opinions et la manière dont il le fait aurait pu peut-être nuire à Bernardin car il n'est pas toujours clair où s'arrête la citation et où commencent les opinions personnelles. Heureusement, le critique s'en rend compte lui-même et rajoute: 'ces réflexions, bonnes ou mauvaises, ne sont point de M. de Saint-Pierre'. La seule note discordante, et à notre avis capitale, est sur la question de l'esclavage. Le critique de L'Année littéraire rejette en quelques mots l'opinion de Bernardin: 'cette idée est sans fondement'. Rappelons qu'il s'agit du passage où Bernardin associe l'esclavage des Noirs à l'esclavage du peuple. Et c'est justement cette opinion-là qui a tant plu à Brissot comme nous l'avons dit plus haut. Sur cette question, Bernardin, qui fait normalement preuve de modération, et assurément c'est la raison principale pour laquelle il écrit Les V?ux tant il craint l'anarchie, se montre intransigeant. Est-ce cet attachement farouche à la cause abolitionniste qui l'aidera à survivre la période la Terreur? Ce n'est pas une hypothèse à rejeter bien qu'elle n'ait pas épargné ce pauvre Brissot ni Condorcet. La cause abolitionniste était loin d'avoir remporté tous les suffrages à cette époque-là. La conclusion du compte rendu de L'Année littéraire se termine par une critique car il reproche à Bernardin de ne pas avoir abordé la question suivante: Savoir jusqu'à quel point il est possible de régénérer un peuple, quand il est parvenu à un certain degré de décadence, et aux deux extrémités les plus fatales pour un gouvernement, c'est-à-dire, à un luxe démesuré d'une part, et de l'autre à une misère effroyable.[118] Bernardin a dû être exaspéré par ces mots car ses V?ux ont été écrits justement pour suggérer les moyens de mettre fin aux injustices. Pour lui la solution réside dans l'harmonie des quatre ordres dont il s'efforce de démontrer la possibilité dans ce livre. Lisant la fin du compte rendu de L'Année littéraire on peut en conclure que soit son auteur n'a pas compris ce que Bernardin voulait dire et donc il y a échec de la part de ce dernier dans sa mission, soit l'auteur ignore délibérément ce que Bernardin souhaite parce que sa solution ne lui convient pas. Nous penchons pour cette seconde hypothèse car les journalistes utilisent souvent les comptes rendus pour exprimer leurs propres opinions. L'Année littéraire est un journal conservateur, opposé à la Révolution et qui va cesser de paraître en 1791. On peut, peut-être, conclure qu'être critiqué par ce journal est une bonne note pour le citoyen de Saint-Pierre. 1.4.5 Lettres à Monsieur le Comte de B Ce journal contient de 'violentes dénonciations contre l'Ancien Régime' mais aussi des 'dénonciations tout aussi violentes de la 'licence' du peuple, des maux de l'anarchie'.[119] Le même mois de novembre paraît dans Lettres à Monsieur le Comte de B.[120] un compte rendu sur les V?ux. Celui- ci a la particularité d'être en deux parties. Tout d'abord dans le tome 2, au milieu d'un compte rendu sur les Métamorphoses d'Ovide par M. de Saint- Ange, on lit la notice suivante: Je me réserve à vous faire connoître, dans un prochain Numéro, Les V?ux d'un Solitaire; c'est le titre d'un Ouvrage, qui sert de suite aux études de la nature. J'observerai seulement que les spéculations politiques s'y cachent le plus souvent sous le voile ingénieux de la fiction, & que l'instruction s'y pare de tous les charmes d'une sensibilité douce, animée par une imagination brillante. Cette dernière faculté est un don de la nature, qu'elle n'accorde qu'à ses plus chers favoris; c'est la ceinture de Vénus qui embellit & donne la vie à tout ce qu'elle touche: heureux les Ecrivains, qui, semblables à Fénelon & à M. de Saint-Pierre, ne s'en servent que pour rendre la vertu & la morale plus aimables. Et il faut attendre le tome 4 pour trouver le compte rendu lui-même. L'auteur est un certain Joseph-Benoît Duplain de Sainte-Albine qui, d'après Rétat, écrit d'un 'ton très personnel, qui se veut souvent plaisant et vif.'[121] Sa notice est originale puisqu'elle nous est donnée en deux temps. Dans la première partie, on nous donne un avant-goût des V?ux. Ici aussi, on nous rappelle le lien avec les Études. Mais cette fois-ci ce ne sont pas les idées qui dominent mais la forme où le journaliste utilise un vocabulaire quasiment poétique. La louange est double car les propos de Bernardin sont qualifiés de spéculation et même de fiction, on loue donc son habileté à déguiser ses idées politiques mais aussi son style et sa personnalité ne font qu'un: 'charme', 'sensibilité douce', 'imagination brillante'. La conclusion de cet avant-goût s'envole dans une métaphore où le don de la nature est associé à 'la ceinture de Vénus'. Cette image nous intrigue car il est peu courant de trouver Bernardin associé à la déesse de l'amour. En principe cette 'ceinture de Vénus' représente les charmes de la femme, et suivant la mythologie 'le sac à malice de Vénus était une ceinture nuptiale qui contenait tous les talismans et les charmes qui séduisaient les hommes.'[122] Une recherche dans un dictionnaire de l'époque nous donne la définition suivante: 'où étaient renfermés les désirs, les grâces et les attraits.'[123] Si nous retenons les mots 'charme' ou 'attrait', qui sont synonymes, nous retombons dans le vocabulaire souvent utilisé pour Bernardin, comme nous l'avons déjà vu à plusieurs reprises. Néanmoins nous ne sommes pas entièrement satisfaits de cette explication et une recherche plus poussée nous a guidés vers une analyse de Montesquieu et son Essai sur le goût où nous lisons: Il évoque la ceinture de Vénus, " pouvoir invisible"d'une grâce ingénue, magie de l'art de plaire opposée à la gravité et à la majesté de Junon, à la fierté de Pallas.[124] Nous nous permettons de penser que l'?uvre de Bernardin est comparée aux autres ouvrages politiques du moment et trouvée beaucoup plus subtile et agréable que ceux-ci. Deux tomes plus tard, en novembre 1789, le compte rendu promis est enfin publié. Les quatre premières lignes sont un hommage à l'homme et son ?uvre, 'véritable ami des hommes', expression que nous rencontrons souvent en rapport avec Bernardin, qui est le paradoxe du 'Solitaire', paradoxe que Bernardin tente de résoudre lui-même par sa devise 'miseris succurere disco': J'apprends à secourir les malheureux. La solitude de Bernardin n'est pas une solitude égoïste mais plutôt une protection contre les tumultes de la vie. D'après ce compte rendu, Les V?ux sont 'au nombre des meilleures brochures'. On ne saurait donner une plus belle louange. Pour ce qui est du contenu, le journaliste se fait bref et vague: 'On y remarque par-tout des peintures douces et agréables, des objets intéressans & utiles, d'excellens principes & des vues saines, quelquefois neuves.' La phrase est toute positive mais ne s'attarde sur aucune idée en particulier. Par contre il consacre la fin de l'article au 'projet, par lequel il finit son livre'. Comme pour illustrer son véritable amour des hommes, Bernardin conçoit une utopie, une sorte de nation unie qui regrouperait tous les peuples de la terre pour vivre en parfaite harmonie. L'auteur de cet article semble plus touché par le tempérament rêveur et poétique de Bernardin que par son discours politique. L'avant-propos publié deux mois auparavant le laissait deviner et ce qu'il publie en novembre le confirme. Ce compte rendu est une autre illustration de la manière dont Bernardin était apprécié de son vivant, même parfois vénéré, mais pas toujours pour les mêmes raisons. 1.4.6 La Gazette nationale ou le Moniteur universel Rétat classe ce journal comme ayant un engagement révolutionnaire modéré, mais clairement exprimé.[125] C'est fin novembre que le cinquième compte rendu paraît dans ce journal.[126] Ce compte rendu est celui qui nous donne la version la plus fidèle des V?ux. L'auteur en fait un résumé précis et complet. L'introduction commence par comparer l'ouvrage à des titres prestigieux tel que Qu'est-ce que le Tiers-État? de Sieyès, et tout de suite il est clair qu'on ne le met pas dans la même catégorie: Les V?ux d'un Solitaire ont été publiés plus tard que les écrits dont je viens de parler, et quoiqu'animés d'un même esprit, ils ont dû avoir un autre ton: l'on voit, en les lisant, qu'ils sont le fruit des plus sages méditations d'un philosophe, et des épanchements d'une âme très sensible. L'?uvre de Sieyès est classée dans la grande tradition de la rhétorique évoquée par le titre même 'fait pour dicter aux représentants de ce peuple tout ce qu'ils pouvaient faire pour lui', alors que celle de Bernardin est perçue comme une réflexion philosophique plutôt que pratique et en tant que telle engendre une lecture différente. Toutefois il est clair qu'on considère Bernardin comme ayant une position importante à tenir au même titre que les grands écrivains politiques du moment. Une fois de plus, la sensibilité de l'auteur est notée: 'On sent combien cette manière de peindre, qui vous met, pour ainsi dire, en présence des objets, et qui caractérise tous les ouvrages de M. de Saint-Pierre, prête d'intérêt à ses discours.' Le journaliste est réceptif au talent de description de Bernardin et note comme cela aide à comprendre les propos philosophiques. Bernardin passe en revue l'histoire de la France et le journaliste note: Ensuite M. de Saint-Pierre examine quel est le meilleur des gouvernements: question très importante, qu'il ne prend point sur lui de répondre, mais que Montesquieu a décidée en donnant la préférence à la monarchie tempérée. Heureusement que les représentants de la nation sont en cela d'accord avec Montesquieu, et que nous voyons succéder un juste balancement de pouvoir à cette puissance absolue qui donnait trop aux rois la facilité de devenir des despotes, et à leurs ministres l'envie d'abuser d'une autorité illimitée. Voici une réflexion qui ne manque pas d'intérêt et renforce la notion que Bernardin est davantage un penseur qu'un homme d'action. Notons au passage que la position modérée de notre auteur est comparée favorablement à celle de Montesquieu. Nous avons déjà remarqué combien ses lecteurs parlent de son humanité et ce compte rendu ne fait pas exception: Mais les v?ux les plus ardents de M. de Saint-Pierre sont pour ces citoyens pauvres et malheureux, que l'asile qu'il s'est choisi dans un faubourg très retiré, et son caractère, le portent sans cesse à étudier, à plaindre et à estimer. Cette remarque reflète bien l'estime dans lequel on le tient et confirme notre opinion que Bernardin a bien réussi dans sa volonté de paraître un 'solitaire' bon et sage. Nous disons paraître, non que nous mettions en doute sa sincérité mais il est certain qu'il a voulu se composer un personnage qui le mettrait à l'écart du commun et donc le distinguerait de la foule. Continuant sa lecture, le journaliste arrive aux V?ux pour une éducation nationale et déclare que c'est 'La partie la plus intéressante et la plus utile de son livre'. Il y consacre un long paragraphe qui reflète l'importance que Bernardin attribue à cette question car elle prend environ un dixième de son livre. Bernardin s'attaque à ce qu'il appelle 'l'ambition négative' qui est le 'fléau du genre humain' et il nous dit: 'J'ai cru fort long-temps l'ambition naturelle à l'homme; mais aujourd'hui je la regarde comme un simple résultat de notre éducation.'[127] Cette pensée va être la base de toute sa proposition de réforme éducative et il conclut que pour lutter contre cette ambition il faut inculquer à l'enfant l' 'esprit de modération': 'C'est la royauté de l'ame, qui, comme celle de la nature, tient la balance entre les extrêmes, et maintient l'harmonie des êtres. La vertu tient le milieu: Stat in medio vertus.'[128] Il semble que ce soit un point de vue partagé par l'auteur de ce compte rendu car il en parle avec conviction. La fin de cette critique rejoint celle que nous avons étudiée précédemment. Il est fasciné par l'idée d'une communauté faite de représentants de tous les pays du monde vivant en une harmonie parfaite: Je vais me borner à quelques citations qui ont rapport à un projet très neuf et très heureux. M. de Saint-Pierre souhaiterait qu'on choisît, non loin de Paris, sur le bord de la Seine, en tirant vers la mer, un immense enclos où l'on cultivât toutes les plantes et les arbres étrangers qui peuvent se naturaliser dans notre climat; qu'on y mît tous les oiseaux que ces arbres et ces plantes nourrissent dans leur pays, et surtout qu'on y entretînt une famille de chaque nation, qui, gardant son costume et ses m?urs, offrirait dans cette petite république la variété de tous les peuples semés sur la surface du globe. Mais une condition nécessaire, imposée aux individus des diverses nations, pour être admis dans cet asile du repos et du bonheur, serait d'avoir été très malheureux. 'Jamais idée ne fut peut-être plus touchante!...', s'exclame le journaliste. Cette idée qui ressemble étrangement à un zoo humain est pourtant loin d'avoir répugné ses critiques, elle semble au contraire les avoir enchantés. En conclusion, le journaliste du Moniteur cite le même passage que celui de l'auteur du journal Lettres au Comte de B. qu'il nomme 'les détails charmants qui l'embellissent'. Ainsi nous pouvons dire que, bien que l'analyse des V?ux dans le Moniteur soit bien plus serrée et plus exacte que dans celle des Lettres au Comte de B., les deux journalistes sont tous deux tombés sous le charme de la plume de Bernardin et ont été sensibles à la beauté de ses expressions et à la poésie de certaines de ses idées. 1.4.7 Petites-Affiches- [aussi appelé Affiches, Annonces et Avis divers ou Journal Général de France] Rétat n'en donne pas l'orientation idéologique mais signale seulement qu'un des journalistes se nomme l'abbé Aubert.[129] Ce compte rendu est paru No 341, lundi 7 décembre 1789 pp. 3481-2. Tout est sentiment, tout est images dans les écrits de M. de S. Pierre. On a dit que sa manière participoit à la fois de celle J.J. Rousseau & de celle de Fénelon: nous croyons qu'elle tient sur-tout de la dernière; & que, si le Télémaque étoit à faire, la plume de M. de S. Pierre seroit digne de nous le donner. Ainsi commence ce compte rendu avec les deux mots clés: 'sentiment' qui indique les mouvements de l'âme et non de la raison, et 'image' qui nous envoie dans un univers picturale si souvent associé à Bernardin; ajoutons à cela deux grands noms d'écrivains qui le hissent au même niveau. Puis le critique poursuit: MENTOR n'est pas plus sage dans les maximes qu'il débite pour former son élève à la vertu, que le SOLITAIRE dans ses V?ux pour le Roi, pour le Clergé, pour la Noblesse, pour le Peuple, pour la Nation, pour une Éducation nationale, enfin, pour les Nations, prises collectivement. Car voilà toute la division de cet intéressant ouvrage, qui, osons le dire, est tellement éloigné de ceux du jour, pour la solidité du fonds & pour l'élégance des formes, qu'en le lisant on croit être retourné au Siecle de Louis XIV. Est-ce un compliment ou une critique? D'un côté on le compare à Fénelon mais de l'autre on l'accuse d'être vieux jeu quoique cela soit déguisé sous une louange de son style. Ou peut-être les deux se tiennent car après tout, même si on l'admire, Fénelon est du passé. Le reste du compte rendu est composé de trois citations. La première vient du Préambule 'où règne une éloquence douce et persuasive' selon le critique. Là, Bernardin s'adresse au peuple de Paris et les met en garde contre la tyrannie et le critique finit par ces mots: 'Il faudroit citer en entier ce morceau; mais nous avons l'ouvrage même à parcourir, pour en détacher quelques traits, qui n'excedent pas les bornes de notre Feuille.' Sa deuxième citation provient d'un passage où 'M. de S. Pierre, considérant le Peuple François dans ses différens âges, observe qu'on peut suivre les périodes de son caractère, par celles de son costume.' Finalement il choisit de finir son article en citant en entier 'une Fable Indienne, mieux assortie à ses vues, dont nous ferons jouir ici nos Lecteurs, & qui terminera agréablement cet extrait.' Cette fable s'intitule 'Les Palmes et le tronc du Palmier.'[130] Selon la coutume de l'époque, ce critique consacre davantage d'espace aux extraits qu'à l'analyse de l'?uvre. Il s'en dégage une attitude positive vis-àvis de Bernardin mais celui-ci fait davantage figure de doux poète que de tribun. 1.4.8 Mercure de France 'Dédié au roi, par une société de gens de lettres'. Tout comme pour La Gazette nationale, l'éditeur en est Charles Panckoucke qui dirige aussi le Journal de Genève et le Journal de Bruxelles. Ces journaux sont favorables à la Révolution mais de tendance modérée. Nous arrivons maintenant au dernier, ou du moins dernier de cette année, du compte rendu qui a été fait sur Les V?ux.[131] Il apparaît beaucoup plus tard, en février 1790 et c'est le plus court des sept. Nous en reproduisons le texte intégral: Cet ouvrage, commencé à l'époque de la convocation des États-Généraux, n'a pu paraître qu'au mois de Septembre dernier, et déjà une partie des questions sur lesquelles M. de Saint-Pierre donnoit son avis, étoient décidées par l'Assemblée Nationale, conformément ou contradictoirement à l'opinion de l'Auteur. Cette production n'avoit donc plus, même à sa naissance, la force d'intérêt qui a fait rechercher alors la plupart des écrits où ces questions étoient discutées. Mais nul Ouvrage ne pouvoit se passer plus aisément de cette faveur passagère des circonstances. Le talent et le génie sont l'apropos de tous les temps, et l'un et l'autre brillent dans l'écrit que nous annonçons. Il est vrai qu'on retrouve dans les V?ux d'un Solitaire, plusieurs des idées que l'Auteur avoit déjà répandues dans les Études de la Nature. Mais la variété des aspects sous lesquels il les reproduit, le surcroît de preuves, soit en raisonnement, soit en exemples, dont il les fortifie encore, le sentiment dont il anime les nouveaux développements qu'il leur donne, tout atteste la plénitude de la conviction, l'abondance de ses pensées, la richesse devient presque son talent et sur-tout ce vif et profond désir du bonheur des hommes, seul mobile digne d'un talent si rare et si précieux. Il est inutile d'en dire davantage sur un Ouvrage qu'on peut considérer comme le cinquième Volume des Études de la nature. Il seroit trop long d'en relever les beautés; et il sembleroit fastidieux de combattre quelques opinions politiques de l'Auteur, déjà peut-être abandonnées par lui-même depuis la publication de son Livre, et que par le fait, la nation a laissées bien loin derrière elle. (C.....) Nous supposons que l'auteur est Chamfort, puisque avec Marmontel et La Harpe, il était l'un des trois correspondants littéraires du journal. Bien que beaucoup plus bref, cet article nous paraît être le plus intéressant de tous parce qu'il est publié trois mois plus tard. En cette époque troublée qu'est la Révolution, une semaine est beaucoup de temps et en trois mois la situation politique a évolué rapidement et cela est reflété dans l'article. Revenons rapidement aux évènements importants depuis septembre jusqu'à la date de parution de l'article en février: Necker a démissionné; on a supprimé les douanes intérieures; les prêtres doivent prêter serment à la constitution. Relisons cet article. Quelle est la réaction de l'auteur? Tout d'abord on nous annonce que Les V?ux sont dépassés donc Bernardin au lieu d'apparaître comme un pionnier, un grand prophète devient presque vieux jeu, comme quelqu'un qui a raté son entrée. C'est tout juste si cela ne vaut pas la peine de le lire. Et pourtant, lorsqu'on en continue la lecture, le ton devient plus positif: Bernardin échappe à la restriction temporelle et il s'ensuit un panégyrique habituel sur le talent de Bernardin à exprimer ses pensées et sur sa profonde humanité. C'est ce sentiment qui unit les sept comptes rendus bien que, comme nous avons pu le constater, ils soient bien différents par ailleurs. Finalement nous pensons que la conclusion de l'article vaut la peine d'être relevée car elle suggère une grande prudence face à l'opinion publique. Bien qu'admirateur de Bernardin par certains aspects, l'auteur de cet article ne veut pas être assimilé à ses idées et il va même plus loin et protège Bernardin lui-même contre une éventuelle accusation en suggérant qu'il a 'peut-être' déjà changé d'idée. Il nous semble qu'ici cet article reflète bien le climat de l'époque où toute personne pouvait être victime de dénonciation ou calomnie et où il faisait bon d'être prudent. 1.4.9 Le Journal Encyclopédique Publié à Bouillon en Belgique à partir de 1756 afin d'échapper à la censure et de pouvoir publier les articles des philosophes, le journal est devenu modéré à la Révolution et cesse de paraître en 1793 pour devenir 'L'Esprit des Journaux'. Ce compte rendu sur les V?ux parut en mars 1792 et le mois suivant un compte rendu sur la Suite des V?ux du même auteur est publié dans ce même journal. Il est possible que cet article sur les V?ux ait été publié pour servir de rappel et d'introduction à la Suite. Quoiqu'il en soit, il nous offre de nouvaux aperçus sur la perception de l'?uvre de Bernardin. L'auteur en est Saint-Ange avec qui Bernardin a échangé une étrange correspondance au moment de la publication des V?ux comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Il s'agit d'un long article de seize pages dont une grande partie est faite de citations, comme le veut la tradition de l'époque. Mais le choix même de ces citations vaut qu'on s'y attarde car il indique le goût du journaliste et nous offre une nouvelle lecture de l'ouvrage. Saint-Ange commence son article en nous rappelant comment les lecteurs de Paul et Virginie ont été émus par ce roman et il y glisse une assez longue note où il défend Bernardin contre une accusation de plagiat d'un poème de Delille.[132] Après ce long détour et ayant rappelé au public les talents d'écrivain de Bernardin, il aborde enfin son sujet: Eh! bien, François, c'est cet écrivain tendre & sublime, qui vous exprime, qui vous offre ses v?ux pour la félicité publique. Il sacrifie à cet unique objet des travaux plus faciles, plus agréables, plus utiles à sa fortune. Il n'a en vue que celle de l'État. Notons qu'il utilise les mots mêmes de l'auteur dans son préambule: J'ai donc tâché [...] de mettre en ordre ces V?ux que je fais pour la félicité publique, et dont je m'occupe depuis six mois. J'ai abandonné, pour cet unique objet, des travaux plus faciles, plus agréables, et plus utiles à ma fortune; je n'ai eu en vue que celle de l'état.[133] Nous sommes donc en présence d'un journaliste qui admire profondément Bernardin et ce qui suit nous le confirme: Tout ce que la puissance du génie, excité par le sentiment du bien public, peut concevoir d'utile, de juste, de beau, de vrai, d'intéressant, se trouve renfermé dans l'expression des V?ux d'un Solitaire. Il continue de rappeler aux lecteurs les enchantements de Paul et Virginie et tient à les rassurer sur le contenu des V?ux: 'n'allez pas vous figurer que vous ne trouverez ici que des spéculations politiques au dessus de votre portée.' Et lui aussi en vante le style du livre qui 'plaît, attache, enchante. L'instruction s'y pare de tous les charmes d'une sensibilité douce, animée par une imagination brillante.' Il s'en suit une longue citation de quatre pages où Bernardin, dans son jardin, réfléchit sur l'origine de ses plantes, de ce qu'il consomme et sur les malheurs de la France en 1788 et conclut: 'O heureuse société des hommes, si elles avoient autant de sagesse que celles des abeilles! & je me mis à faire des v?ux pour ma patrie.' Saint-Ange admire sa façon de présenter son sujet: 'on doit plutôt admirer l'art avec lequel il a sçu disposer l'attention'. Il approuve non seulement son style mais ses idées: 'on se doute bien qu'un écrivain ami de l'humanité est le défenseur du Peuple.' Et à nouveau il nous donne une citation de quatre pages du passage sur la fable 'Les Palmes et le tronc du palmier' où 'le Palmier, c'est l'État; son tronc et ses fruits, c'est le Peuple et ses travaux'. Saint- Ange note bien que toutes les idées de Bernardin ne sont pas toujours en accord avec celles de l'Assemblée Nationale, ce que Bernardin nous avait confié, mais ajoute ' toutes ses idées le dirigent vers le bien public.' Saint-Ange est en accord parfait avec les principes de modération prônés par Bernardin: 'Si l'auteur met les intérêts du Peuple au dessus de tous les autres, il est bien loin de fomenter cet esprit d'insurrection si funeste à la liberté civile.' Cette citation illustre bien le propos de Chartier concernant l'opposition 'public' versus 'peuple' que nous avons cité plus haut.[134] N'oublions pas que cet article paraît en mars 1792. L'année 91 a vu le massacre du Champ de Mars suivi de la loi martiale et le début de l'année 92 de nombreuses émeutes dues à la cherté du blé. Puis il se tourne vers les idées de Bernardin sur l'éducation: 'il est nécessaire, dit 'Le Philosophe solitaire, de poser la base de notre Constitution sur une éducation nationale.' Il approuve l'idée que 'la vertu et l'ambition sont incompatibles' et conclut 'ces idées seroient approuvées par Locke, & par l'auteur d'Émile.'[135] On s'étonne de la juxtaposition de ces deux écrivains dont les vues sur l'éducation sont, sur certains points, opposées. Locke estime que l'éducation doit être imposée à l'enfant pour en faire un adulte accompli alors que Rousseau croit en l'amour inhérent d'apprendre chez l'enfant. Saint-Ange s'attarde longuement sur le passage qui est peut-être le plus inattendu des V?ux, à savoir l'influence positive des femmes: Le peintre de Virginie, qui a tant de rapports avec celui d'Héloïse, devoit aussi compter pour beaucoup l'influence des femmes dans les institutions sociales. Selon lui, la prospérité des États tient plus qu'on ne pense à ce sexe aimable. Trois pages de citations suivent qui traitent essentiellement de Paris qui, selon Bernardin, doit sa prospérité à la liberté dont les femmes jouissent dans cette ville: 'Cette capitale de la France doit ses prérogatives [...] à l'élégance des arts, à la variété des modes et à la politesse des m?urs, qui résultent de l'empire des femmes.'[136] Avant de conclure, il ajoute un commentaire positif sur l'idée d'un impôt progressif sur la propriété. Sa conclusion est la suivante: En un mot, Les V?ux d'un solitaire, embrassent le bonheur de tous. Ce livre est aussi agréable qu'instructif. Le génie de M. de St. Pierre a beaucoup de rapports avec celui de J.J. & de Fénelon. Il a beaucoup de la vigueur de l'un, & de la douce sensibilité de l'autre. Écrivain solide & élégant, politique humain, moraliste citoyen, il écrit, il pense en grand maître. Locke, Fénelon et Rousseau, tous les trois ont été de grands penseurs surtout dans le domaine de l'éducation et le rapprochement entre eux et notre auteur laisse à penser que la vocation de Bernardin est plus pédagogique que politique. Ce dernier compte rendu sur les V?ux est très élogieux mais les sept autres articles ont aussi eu de bonnes paroles pour Bernardin et qu'ils proviennent de journaux à l'engagement révolutionnaire certifié ou de publications plus modérées, tous témoignent que Bernardin jouissait à l'époque d'un prestige certain chez des groupes bien divers. 1.4.10 Almanach littéraire ou Etrennes d'Apollon Ce journal produit un court paragraphe en 1793, sous la rubrique 'notice d'ouvrages'. Cette date tardive est assez surprenante: V?ux d'un solitaire. Par le citoyen Jacques-Bernardin Henri de Saint- Pierre. Chez les libraires du Jardin de la Révolution. Méditer les destinées de la France, former des v?ux sur sa prospérité, voilà l'occupation favorite d'un sage; c'est-à-dire du citoyen de S. Pierre, digne ami de l'immortel Jean Jacques. " Généreux habitans de Paris, dit notre zélé patriote, c'est sous votre protection que la constitution française s'est formée. Votre exemple a été imité par toutes les Municipalités du Royaume, il s'étendra plus loin: les biens se propagent comme les maux. Les grands, dans leur vain luxe, avaient adopté les jocquets, les courses, les chevaux, l'acier poli de l'Angleterre; plus sages, vous avez pris pour votre part sa liberté. Déjà votre constitution semblable à la colombe échappée de l'Arche, prend son vol par toute la terre; déjà elle porte pour rameau d'olivier, les droits de l'homme. C'est là l'étendart de la nature qui appelle tous les hommes à la liberté. "[137] Bien que l'annonce parle des V?ux, en fait la citation ci-dessus provient de la Suite des v?ux d'un solitaire parue au début de l'année 1792. S'agit- il d'une contrefaçon? Cela est fort possible car l'imprimerie n'est pas celle utilisée par Bernardin. Toujours est-il qu'en 1793, certains sont toujours prêts à écouter notre auteur. L'auteur est D'Aquin de Château-Lyon, qui s'amuse à publier sous différents noms comme d'Aquin, cousin de Rabelais ou encore Rabelais- d'Aquin, et qui est un grand admirateur de Rousseau et de Bernardin, dont il loue ses ouvrages: Auteur des Études de la nature, excellent ouvrage qui a eu six Editions en trois ans. J.J. Rousseau avait beaucoup d'amitié pour M. de S. Pierre. Il y a la plus glorieuse conformité de talens & de malheurs entre l'un et l'autre. D'Aquin avait déjà publié en 1790 deux extraits de conversations entre ces deux hommes, dont nous avons parlé dans notre introduction.[138] En 1793, lorsque la monarchie a été abolie, on continue à se servir de Bernardin comme référence et à l'associer à Rousseau à qui on voue un véritable culte, comme nous l'avons constaté plus haut. 1.5 La correspondance Nous allons maintenant nous tourner vers la correspondance de Bernardin en ce qui concerne les V?ux. Malheureusement, beaucoup de cette correspondance est à sens unique car si Bernardin conservait tout, ses propres demandes ou réponses ont été bien éparpillées. Nous sommes redevables au projet sur la correspondance de Bernardin de Saint-Pierre mené par Malcolm Cook d'avoir eu facilement accès aux lettres de notre auteur. 1.5.1 Offre de compte rendu Le 27 septembre 1789 Bernardin reçoit une lettre, malheureusement non- signée, où l'auteur parle d'un livre que Bernardin vient de publier et qu'il est impatient de lire: 'Madame Gastellier m'a envoyé votre billet; mais non pas votre livre que je suis bien impatient d'avoir.' A cause de la date et de la référence à une nouvelle publication, Malcolm Cook note: 'Il s'agit, sans doute, des V?ux d'un Solitaire'.[139] Mais ce qui nous intéresse davantage est la suite: Puisque vous désirez que j'en rende compte, j'écrirai à made fréron que je me charge de cette rédaction; mais je ne sais où trouver Made fréron. Il y a plus d'un an que je ne l'ai vue, et je n'ai point son adresse, ni celle du Bureau de son Journal. Ce Bureau avant mon départ, étoit chez l'abbé Royou, son frère; mais cet abbé a pris la fuite, dans le tems des Massacres. Ce paragraphe est riche en révélations. Il suggère que Bernardin a écrit à quelqu'un pour lui demander une notice sur son livre. Est-ce dans ses habitudes? Est-ce l'habitude des écrivains de l'époque afin d'assurer la publicité de leurs livres? Essayons en partie de répondre à ces questions grâce aux lettres citées dans l'introduction de ce chapitre. Nous savons que Bernardin écrivait à des personnes qu'il jugeait importantes pour annoncer ses publications. Il nous apprend que Les Nouvelles Littéraires ont des difficultés. Auparavant, l'auteur de cette lettre s'est plaint de ne pas avoir reçu Les Nouvelles Littéraires depuis un moment et se demande s'il paraît encore. Nous apprenons aussi que le rédacteur de ce journal, l'abbé Royou, a disparu, ce qui nous permet d'en déduire comme nous le suggérions plus haut qu'il n'est pas l'auteur du compte rendu. Toutefois, il faut être prudent et il n'est pas sûr que cette lettre dise la vérité. Simplement elle nous permet de vivre cette époque mouvementée et d'apprécier la complexité liée à toute publication. Bernardin ne manque pas de courage à parler en public et à vouloir qu'on publie un compte rendu de son ?uvre dans un journal qui paraît avoir des problèmes. L'auteur de la lettre poursuit: 'On m'a écrit que votre ouvrage rouloit sur les affaires actuelles, et que sa lecture donnoit des consolations bien agréables, au milieu d'une crise si inquiétante.'[140] Sans même l'avoir lu, l'auteur de cette lettre est prêt à croire les rumeurs positives sur l'ouvrage. Nous avons donc confirmation que Les V?ux sont perçus comme étant bien d'actualité, qu'on en parle et qu'ils font ce que l'auteur souhaitait à savoir 'ranimer [les esprits] qui étaient abattus'.[141] L'auteur inconnu continue avec une discussion intéressante sur 'l'égalité des droits', concept nouveau puisqu'il venait seulement d'être voté le 26 août 89, c'est-à-dire juste un mois avant cette lettre. Il se demande 'quels sont les droits de ceux qui n'ont rien ou presque rien?' Une page entière y est consacrée et cela nous prouve que les correspondants de Bernardin prenaient plaisir à partager leur avis avec celui-ci. Enfin, voici comment il termine sa lettre: Ce long verbiage n'est pas aussi consolant que les v?ux d'un solitaire; mais les v?ux que l'on fait pour le bien n'empêchent pas les craintes que le bien ne se fasse pas, et vous le répète qu'en particulier, avec le désir le plus ardent pour le succès de la chose publique, je ne suis pas le maître de ne pas avoir beaucoup plus de crainte que d'espèrance.[142] Le ton de cette lettre exprime à la fois le soutien pour Bernardin mais aussi l'angoisse générale qui devait étreindre les Français à l'époque. Relevons au passage les mots 'consolation et 'consolant' qui apparaissent dans ces deux citations. Comme nous allons le voir, cette notion de consolation est centrale à l'impact que Bernardin a sur ses lecteurs et nous développerons ce thème plus loin. 1.5.2 Un bel hommage Le deux octobre, Bernardin reçoit la lettre suivante de l'abbé Fauchet : Les v?ux d'un solitaire, Monsieur et cher ami, sont ceux d'un amant de la nature, de la patrie et de la vertu. Je ne vous accorderai jamais, par mes ouvrages, les plaisirs que vous me donnez par les vôtres. Je vous envoie mon dernier discours ; je demande la sanction nationale pour consommer la législation. Je crois que la nation seule peut savoir si ses représentans ont exprimé sa volonté ; c'est le seul point où je m'écarte de vos vues, sans m'écarter jamais de vos intentions et de vos sentimens, qui tendent tous au bien public et au bonheur de la France. La société me charge de vous proposer, dimanche en huit, 12 octobre, pour Fontenai ; le rendez-vous à la barrière du Trône à neuf heures et demie ; ce sera pour moi un jour de fête. Je vous embrasse et vous aime de tout mon c?ur. Vous êtes le premier des écrivains français, en prenant cette expression dans tous ses sens, et je dispute à toute la France la primauté dans l'admiration et l'amour qui vous sont dus.[143] Cette lettre est importante car elle montre combien Bernardin tenait une place de conséquence dans la société en 1789. Fauchet était un ami de Bernardin et en 1788, il lui avait proposé sa nièce de dix-huit ans en mariage, offre refusée par Bernardin. [144] 1.5.3 Où Bernardin nie avoir demandé un compte rendu Nous nous tournons maintenant vers une autre lettre, celle-ci écrite par Bernardin à Monsieur de Saint-Ange en réponse à une lettre reçue de celui- ci que malheureusement nous n'avons plus. Dans cette lettre datée du 18 novembre 1789, Bernardin se défend d' avoir jamais fait aucune sollicitation pour la publication des ses ouvrages: 'Je n'ai jamais fait aucun extrait, ni même la moindre démarche pour faire annoncer mes ouvrages.'[145] Ceci est en contradiction avec la lettre précédente dont nous venons de parler où, comme nous l'avons vu, le correspondant répond directement à une demande de compte rendu des V?ux. Cela est contredit aussi par ses lettres adressées à Hennin en 1784, citées plus haut, où nous l'avons constaté réclamer à haute voix l'insertion de notices sur son livre. C'est un des traits de caractère de Bernardin de nier parfois des faits qui ont bien eu lieu ou de changer complètement de point de vue. Par exemple lorsqu'il publie Les V?ux il se plaint amèrement de la censure dont il a été l'objet lors de la publication des Études de la nature: 'on jugera des difficultés que j'ai eu à surmonter, par celles que j'ai rencontrées pour faire approuver, imprimer et publier mes Études de la Nature'[146] Il s'ensuit plusieurs pages décrivant en détail toutes ses peines, en particulier avec le censeur théologien: 'il me disputa chaque page de mon manuscrit.'[147] Et pourtant dans une lettre du 6 avril 1784 il se vante d'avoir reçu beaucoup d'éloges de cette même personne: '[il] m'a donné plusieurs fois des épithètes de délicieux et de divins.'[148] L'euphorie de la publication a-t-elle fait place à un souvenir plus sombre où les difficultés l'emportent sur les avantages? La longue récrimination dans Les V?ux peut s'expliquer en partie du fait qu'il s'agit d'un texte d'époque révolutionnaire où Bernardin passe en revue tout ce qui est mauvais dans l'ancien régime alors que la lettre écrite à Hennin est celle d'un auteur qui a besoin de 'patronage'. La capacité de Bernardin d'adapter sa mémoire aux circonstances peut se révéler utile en temps difficiles. Néanmoins, dans cette lettre adressée sans doute à M. de Saint-Ange, il ne peut s'empêcher de donner des conseils. La façon dont il s'adresse à lui laisse supposer qu'il n'est pas complètement sûr de l'identité de la personne à qui il répond puisqu'il lui dit 'si vous êtes l'auteur de la charmante traduction des métamorphoses d'Ovide', ce 'si' interrogateur est surprenant car Ange-François Fariau dit de Saint-Ange publia les traductions des Métamorphoses entre 1785 et 1789 et il est évident que Bernardin les avaient lues. Nous sommes d'autant plus intéressés par cet échange que, comme nous venons de le constater, deux ans et demi plus tard, Saint-Ange publie un compte rendu des V?ux et il semble qu'il ait bien appliqué les conseils de Bernardin: 'Laissez errer votre sensibilité exquise sur les parties mon ouvrage qui vous intéressent et soyez bien assuré que vous y fixerez l'attention des hommes de goust.'[149] L'allusion à la 'sensibilité exquise' est exactement le vocabulaire que les critiques utilisent pour les ouvrages de Bernardin et nous constatons que celui-ci retourne le compliment à son correspondant. La fin de la lettre exprime à nouveau une ambiguïté quant à l'identité du correspondant car il lui dit: Je ne sais pas si mon libraire vous a fait remettre comme cooperateur du nouveau journal chargé de rendre comte de mes v?ux, un exemplaire, mais je ne manquerais pas de vous l'envoyer comme à monsieur de St ange auquel je désirois depuis longtemps donner un temoignage de mon estime pour ses rares talents.[150] Pourquoi Bernardin parle-t-il de 'nouveau journal'? Nos recherches nous ont permis d'établir qu'il s'agit du Journal encyclopédique pour lequel Saint- Ange écrivait des comptes rendus. Le mot 'nouveau' doit donc se rapporter au fait que ce soit un 'nouveau' correspondant pour Bernardin et non une nouvelle publication attendu que celle-ci a commencé à paraître en 1756. 1.5.4 Une discussion amicale Le 5 novembre 1789, Bernardin reçoit une longue lettre de six pages d'un admirateur de Carpentras. La lettre est signée d'Andrée mais nous savons qu'il s'agit d'un homme car il parle de sa femme. Bernardin a dû lui envoyer des livres puisque l'auteur de la lettre parle de les lui renvoyer, puis il continue:'Je vais profiter de cette occasion pour m'entretenir avec vous, et vous soumettre quelques réflexions qui se sont présentées à mon ésprit, en lisant les v?ux d'un solitaire.'[151] M. d'Andrée entame une discussion sur la notion de liberté. Cette lettre nous permet de constater comment les gens instruits de l'époque réfléchissaient aux conséquences des évènements. M. Cook fait une analyse détaillée de cette lettre et ce qui nous intéresse particulièrement est que ce correspondant n'est pas du même avis que Bernardin sur le droit de véto du Roi.[152] Il rejette l'idée de Bernardin de donner un pouvoir modérateur à celui-ci qu'il associe à un simple pouvoir de véto, la seule différence étant qu'il y a une discussion préalable. Il rejette aussi l'idée de pouvoirs en équilibre où, à son avis, les deux ordres (noblesse et clergé) face au peuple ne peuvent que répéter les maux qu'ils ont commis depuis deux siècles. Et voici ce qu'il pense: En premier lieu, qu'il n'y a dans la nation que deux pouvoirs: celui de vouloir et celui de faire. En second lieu, que c'est dans leur exercice que réside toute liberté humaine. En troisième lieu, que comme l'individu, un peuple veut et peut. En quatrième lieu, qu'il ne peut vouloir que par sa volonté générale, et qu'il n'a de puissance que par sa force générale. Et enfin que s'il aliène ses deux pouvoirs, il fait un acte nul, qu'il ne le peut pas plus que l'individu peut se rendre esclave, car nulle Liberté n'est aliénable, la volonté ne pouvant cesser de vouloir.[153] Ce qui retient notre attention ici c'est le fait que les écrits de Bernardin, ici Les V?ux, incitent les lecteurs à réfléchir, à exprimer leurs idées, à chercher des solutions. Bernardin ne laisse pas le lecteur indifférent. Ce lecteur termine ses réflexions en tombant d'accord sur ce qu'il appelle 'les vues pratiques' des V?ux surtout celle de 'l'impôt territorial' fondé sur l'étendue de la propriété. Malgré le désaccord sur certains points de vue, cette lettre est chaleureuse et démontre que les correspondants de Bernardin prenaient plaisir à discuter avec lui. 1.5.5 Un admirateur inconditionnel D'autres lettres sont franchement purement admiratrices comme celle d'un certain Conda, prieur du couvent Ste Menehoulde, en Normandie. Cette lettre date du 12 octobre 1789 et nous en citons un extrait qui reflète tout le ton de cette lettre: [154] J'ai lû ou plutot j'ai dévoré les V?ux que vous venez de mettre au jour, ce sont ceux d'un bon citoyen et d'un écrivain éloquent - je n'ai pas besoin d'en faire pour le succès de cet ouvrage. Sans être prophète je peux lui promettre le sort de vos études de la nature. Le peintre vivra autant que le Modèle. Si c'est l'intérêt et l'utilité surtout qui font vivre les ouvrages, les vôtres ne doivent jamais périr. Continuez, Monsieur, d'enrichir la littérature et de servir l'humanité. On ne pourrait être plus enthousiaste. Bernardin a dû particulièrement apprécier cette dernière phrase car quoique solitaire, il s'est toujours vanté d'écrire pour le bien de la société. N'oublions pas que la devise de Bernardin est 'Miseris succurrere disco' et qu'il tient à ce qu'elle paraisse en frontispice sur toutes ses publications. Il la rappelle à Hennin: 'j'ai dirigé mon travail au sens de ma devise 'Miseris succurrere disco', c'est-à-dire au bonheur du peuple.[155] 1.5.6 Échanges de 'v?ux' Au début de l'année 1790, Bernardin reçoit une lettre de son ami et admirateur, le docteur Gay qui demeure à Montpellier. A priori cela semble être une simple lettre de v?ux mais une lecture attentive révèle que le docteur a su mêler adroitement ses v?ux avec ceux de Bernardin. Nous en citons le début: Me permettrez-vous d'interrompre vos travaux pour vous offrir en ce renouvellement d'année les v?ux que tout ami de l'humanité doit à son plus ardent defenseur. puissent ils etre exaucés ainsi que ceux du vertueux Solitaire qui s'éloigne de nous pour nous mieux servir. Si la moderation qui les a dictés pouvoit etre ecoutée dans les temps factieux ou nous vivons un tel ecrit sauveroit l'etat en rapprochant les c?urs par des liens de paix d'harmonie et de concorde qui semblent plus que jamais s'eloigner de nous. mais dussiez vous n'etre pas entendu des gens ivres au milieu des quels nous vivons ne cessez pas pour cela de leur repèter les paroles de paix et de consolation dont la nature, si bien interpretée par vous vous charge d etre le porteur. votre mot placé à propos dans votre district ne tombera pas toujours inutilement, la parole de lhomme de bien qui a germé dans un c?ur honnête porte à la longue son fruit.[156] Encore une fois le discours modéré de Bernardin a plu à ceux qui s'inquiètent de l'avenir même si comme le Dr Gay le dit plus tard dans sa lettre tout est calme chez lui et invite Bernardin à venir le retrouver. Notons au passage l'allusion au 'vertueux Solitaire qui s'éloigne de nous pour nous mieux servir'. Une fois de plus, nous avons une preuve de la personnalité de Bernardin tel qu'il apparaît à ses contemporains. 1.5.7 Une admiratrice modeste La correspondante est Madame Audouyn de Pompery qui vit en Bretagne près de Quimperlé et entre en correspondance avec Bernardin à peu près à cette époque-là. Ici, comme ailleurs, il y a des aristocrates et des démocrates. Mais ici, comme ailleurs, il y a des gens assez sages pour former dans leurs c?urs les v?ux qu'un solitaire exprime si bien. J'ose me compter du nombre. En politique, comme en morale, je pense absolument comme vous. Mais, en général, je me suis fais une loi de n'afficher aucune opinion. Que peut faire à l'Assemblée nationale celle d'une femme, bien plus faite pour veiller à son ménage que pour se mêler des affaires de l'État?[157] Ses opinions ont dû plaire à Bernardin qui écrivait dans les Études sur l'éducation d'une jeune fille: On a beau la charger de toutes sortes de sciences, et en faire une philosophe ou une théologienne, un mari n'aime point à trouver un rival ou un docteur dans sa femme.[158] Mme de Pompery n'est pas une jeune fille mais elle connaît les arts domestiques auxquels Bernardin tient tant. Toutefois nous remarquons que la correspondance qu'elle entretient avec Bernardin lui a donné une voix que normalement elle n'aurait pas eue. Grâce à cet échantillon de lettres, nous savons maintenant que les V?ux d'un solitaire ont eu du succès, que la presse en a parlé avec bonté même si tous les auteurs des articles ne sont pas toujours tombés d'accord sur tout, que le livre est lu aussi bien en province qu'à Paris, mais nous avons conscience aussi que Bernardin semble être une voix qui crie dans le désert. Même si les propos écrits à son sujet sont, au mieux favorables, au pire polis mais réservés, il semble certain que la gloire de Bernardin reçue grâce au succès des Études de la Nature et encore plus à celui de Paul et Virginie l'a fortement aidé à rendre sa publication des V?ux d'un solitaire célèbre. Les critiques font souvent référence à 'l'auteur des Études de la nature', dont ne l'oublions pas, Paul et Virginie faisait partie et en était le complément. Cette étiquette lui reste collée et si, d'une part, elle l'aide à vendre ses ouvrages, elle semble, d'autre part, le cantonner parfois dans le rôle de doux rêveur. A la fin de l'année 1789, Bernardin reçoit des éloges de différents camps. Le mot 'naïf' est souvent utilisé comme nous l'avons constaté dans un éloge précédent. On parle aussi de son 'humanité', de sa 'sensibilité', termes très à la mode à la fin du dix-huitième siècle. Les épithètes louangeurs sont multipliés. Mais même si on essaie d'ajuster les apologies à un langage plus modeste qu'on utiliserait peut-être de nos jours, il n'en reste pas moins vrai que ces éloges sont toujours adressées à Bernardin soit directement soit par le biais d'hommages en poèmes et chansons soit à travers les ?uvres d'un tiers. Nous sommes donc convaincus que tous ces exemples prouvent qu'en 1789 et 1790, Bernardin de Saint-Pierre était bien au premier plan dans le monde littéraire mais aussi philosophique, qu'il avait des disciples inconditionnels et que, quoique 'retiré du monde' il n'en était pas moins au centre. Chapitre 2 Suite des V?ux d'un solitaire[159] 2.1 Introduction Cet ouvrage constitue le deuxième volet du testament politique de Bernardin. Il le publie au début de l'année 1792. Plus de deux ans se sont écoulés depuis la publication des V?ux et la scène politique a beaucoup évolué. Bernardin n'est pas resté oisif entretemps et il a publié au début de l'année 1791 La Chaumière indienne, à laquelle nous consacrons un chapitre à part. Cet ouvrage contient aussi un message politique mais pas aussi ouvertement que les V?ux ou la Suite. Ce dernier titre implique bien une continuation du premier et situe l'auteur au milieu des débats de l'époque. Nous avons vu que les V?ux avaient provoqué beaucoup de commentaires tant dans la presse que dans sa correspondance. Est-ce qu'il va en être de même pour ce second essai? Bernardin est-il toujours aussi respecté? Souriau nous dit que 'ce livre est un plaidoyer pro domo suâ: Bernardin est sur le point de devenir suspect.'[160] Il semble placer la Suite après la publication de l'affiche Invitation à la concorde pour la fête de la Confédération', or les notices dans les journaux et sa correspondance montrent bien que c'est le contraire. D'autre part, les éditions de l'époque confirment cet ordre. La raison donnée pour justifier la prise de position de Souriau est que Bernardin consacre un nombre important de pages, juste un peu moins d'un quart de l'ouvrage, en guise d'introduction, à ce qui semble être une explication ou justification de ses activités depuis le début de la Révolution. Et on peut interpréter ces pages comme une défense. Ngendahimana reprend presque les mots de Souriau, sans toutefois le citer: 'A cette époque il est considéré comme suspect: d'où cette défense pro domo face à ceux qui commencent à voir en lui un réactionnaire.'[161] Mais est-ce vraiment une défense? Quelles sont les preuves que Bernardin soit suspect? Nous avons lu les journaux de l'époque et n'y avons trouvé qu'une seule allusion à l'auteur mettant en question son adhésion à la Révolution. Les archives de la police ne contiennent pas de dossier sur lui et assurément Souriau n'accompagne pas ses suppositions de preuves. Quelle est la situation politique au début de l'année 1792? L'Assemblée nationale est divisée en gros en trois sections: les Feuillants, à droite, en faveur d'une monarchie constitutionnelle, les Brissotins (plus tard appelés Girondins) à gauche, hostiles au roi mais ennemis du désordre et au centre, un large groupe de députés qui soutiennent tantôt un groupe, tantôt l'autre. Où se tient Bernardin? Sa position ne varie jamais et il ne se cache pas de soutenir une monarchie constitutionnelle. Toutefois, malgré plusieurs appels, il se refuse toujours à jouer un rôle politique en tant que député ou même membre d'une section de Paris ou encore de faire partie d'un club. Ce qui le place au-dessus des débats et lui permet de donner son opinion sans qu'il soit jugé dangereux. S'il peut être perçu comme étant à droite avec son respect pour le roi et la constitution, il a aussi des idées bien à gauche comme la lutte contre l'esclavage ou encore ses idées sur la propriété qu'il exprime dans les V?ux et réitère dans la Suite. En fait dans la Suite Bernardin reprend les mêmes thèmes des V?ux où il expliquait déjà que sa santé et son tempérament ne lui permettaient pas de participer à des débats publics. Le début de la Suite peut paraître comme une autodéfense: 'Quelques personnes ont paru surprises de ce qu'ayant parlé, dans mes Études de la Nature, des causes qui devoient produire la révolution, j'aie refusé d'y prendre aucun emploi.'[162] Et c'est sans doute cette phrase qui a inspiré la remarque de Souriau. Bernardin consacre un passage assez important au sujet de sa santé. Dans une longue note, il compare sa maladie à celle de Sénèque et cite celui-ci: Dans tout autre mal ce n'est enfin qu'être malade, mais dans celui-ci, c'est mourir. C'est pourquoi les médecins le nomment méditation à la mort.[163] [...] La philosophie est donc nécessaire à tous les hommes, puisqu'on peut être dans la retraite la plus paisible, aussi violemment tourmenté par un soupir, que par le plus cruel tyran.[164] Nous ne savons pas exactement de quoi souffrait Bernardin mais il s'agit, certainement de troubles physiques réels. Il en donne des descriptions à plusieurs moments. Souriau remarque que les maladies nerveuses sont de famille.[165] Il y a un lien certain entre sa santé et son moral. Il souffre de pessimisme, d'angoisse morale et c'est ainsi qu'il explique son attitude. J'avais fait une si longue et si malheureuse expérience des hommes, que depuis longtemps j'étais résolu de n'attendre d'eux aucune portion de bonheur. En conséquence, je m'étais retiré depuis plusieurs années dans un des faubourgs de Paris le moins fréquenté.[166] Le solitaire se complaît dans son isolement et ses difficultés. Il a réussi 'sans santé, sans réputation, sans corporation, sans patron, sans fortune'.[167] Et plus loin, parlant de la maison où il a écrit Les Études de la nature: 'C'est là aussi que j'ai éprouvé les plus douces jouissances de ma vie, au milieu d'une solitude profonde.'[168] Toutes ces pensées ont déjà été exprimées dans les V?ux. Il n'y a rien de nouveau sur le caractère de Bernardin mais plutôt une confirmation de ce que nous savons déjà. Loin d'être une apologie sur sa conduite, nous y voyons plutôt une certaine fierté d'avoir réussi malgré toutes les difficultés qui l'ont assailli. Mais une phrase nous paraît devoir être étudiée plus attentivement, nous qui souhaitons étudier la réaction de la presse et du public à ses écrits: J'étois brouillé, à cause de mes principes même, avec les philosophes qui avoient à leur disposition les principaux journaux; ces trompettes de la renommée.[169] Elle nous rappelle deux facteurs importants dans sa vie d'écrivain. Tout d'abord qu'il a réussi à se mettre à dos un important corps intellectuel de l'époque et aussi qu'il a très bien compris l'importance de la presse pour promouvoir les publications d'un auteur. Pour ce qui est de sa querelle avec les philosophes ou plutôt, devrait-il dire avec les académiciens, cela date de la publication des Études de la nature et de sa conception anti- newtonienne de la terre. Nous reviendrons là-dessus lorsque nous regarderons la réception de La Chaumière indienne publiée un an auparavant. Quant aux journaux, il a très bien su avertir la presse et fait agir des personnes importantes pour faire la publicité de ses livres. Nous en avons donné l'exemple dans le chapitre précédent sur les V?ux et en avons découvert d'autres avec la publication de la Suite. Il consacre plusieurs pages aux difficultés qu'il a éprouvées à faire publier ses ouvrages et cela nous offre un aperçu intéressant sur la production d'un livre à la veille de la Révolution. Censures, imprimeurs et contrefaçons sont les trois obstacles principaux auxquels il a dû se heurter. Ses vues sur la contrefaçon et la propriété littéraire sont fort importantes et sous-tendent un grand nombre de ses écrits. Finalement, avant de nous donner sa 'suite des v?ux', il donne sa prise de position: 'J'avois combattu le despotisme aristocratique, je ne voulois pas flatter l'anarchie populaire.'[170] Cette horreur du désordre revient comme un leitmotiv à travers son ?uvre et plus particulièrement dans ses trois publications spécifiquement politiques. Bernardin est un modéré convaincu et il ne changera jamais de point de vue. En fait, il l'annonce lui-même au début du tome cinquième des Études de la nature: Dans mes Études de la Nature, imprimées pour la première fois en 1784, j'ai formé la plupart des v?ux que je publie aujourd'hui, en septembre 1789.[171] Et il le rappell...

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