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analyse de l'excipit de l'Acacia

Publié le 24/01/2011

Extrait du document

INTRODUCTION

 

Ni roman, ni autobiographie, ni même roman autobiographique, L’acacia, est le récit de la naissance d’un écrivain.

Mais c’est tout d’abord le récit, alternant entre les destinées parentales et celle du narrateur à la 3ème personne, de la même guerre assassine qui 25 ans après la première guerre mondiale, se rejoue et bouscule l’existence de l’orphelin, à l’enfance choyée et à l’adolescence insouciante, l’envoyant comme chair à canon dans un coupe gorge en Flandres, comme si la geste paternelle avait marqué irrévocablement du sceau de la mort, la vie du garçon.    

 

Le dernier chapitre présente le personnage qui a certes échappé à sa destinée, puisqu’il survit à la guerre, mais qui une fois revenu chez lui, après avoir été fait prisonnier et réduit à la condition animale dans le camp, tombe dans le vide pendant des mois pendant lesquels il se trouve incapable de s’intéresser à quoi que ce soit, comme encore hanté par le souvenir et par l’absurdité de ce qu’il a vécu.

 

Notre étude du chapitre, tentera de souligner comment l’humanité reprend le dessus. Comment est condensé en un chapitre le tournant qui s’opère dans la formation de la personnalité du personnage, qui doit se reconstruire après l’expérience traumatisante de la guerre.

 

En effet le personnage durant le chapitre passe par une phase de léthargie marquée par la déshumanisation et l’animalisation que lui a fait subir la détention, puis par une phase de réveil et enfin d’éveil par l’écriture.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I- Régression du personnage à un état primaire

 

 

  • La détention du personnage dans le camp de prisonnier : déshumanisation

 

 

Le camps est un univers clôt régit par ses propres codes. Le pers. se sert de dessins pornographiques qu’il exécute lui-même comme monnaie d’échange contre « 3 ou 4 paquets de tabac (ce qui dans l’univers où il vivait représentait une petite fortune » p.345.

Ainsi le pers. exécute des dessins de couple « dans les postures de coït, de sodomisation ou de fellation » et ce « machinalement, comme il aurait poli des lentilles ou ratissé une cour »

On peut donc observer un décalage entre ce que quelqu’un de l’extérieur pourrait penser de cette banalisation du dessin pornographique, comme si en dessiner était un travail ordinaire comme un autre et cette réalité du camp qui consiste à survivre par n’importe quel moyen même au détriment d’une perte de soi, de son humanité.

Car dans l’univers du camp, ces représentations crues d’hommes et de femmes dans des postures sexuelles ne font référence, à aucune autre réalité que celle des rations de pain : « ni les vulves, les mamelons ou les ventres […] ne représentent quoi que ce soit d’autre que l’arôme du tabac « Porto Rico » et ce contre quoi il pouvait l’échanger » p.346.

Le personnage ne s’intéresse pas tant à ce qu’il dessine (l’acte sexuel dans ce qu’il a de plus bestial « femme à genoux, offrant sa croupe »),  qu’à sa finalité.

Le pers. dans la logique du camp perd ce à quoi renvoie réellement « en tant que chair, membres, peau, moiteur, souffle, salive, odeur » ces images. Les dessins sont complètement dissociés de leur réalité concrète.

Aussi lorsque le personnage n’a plus besoin d’exécuter ces dessins pour manger, alors « aussi vite qu’avaient été convoqués pour les besoins de son estomac les tendres corps offerts à la pénétration, les tendres vulves gonflées, les enfantins visages aux lèvres gourmandes, ils cessèrent d’exister, non seulement sur des feuilles de papier mais, semblait-il, même dans sa mémoire, sa conscience, rejetés au néant, dans cette totale absence de réalité où s’effaçait, annihilé, tout ce qui se trouvait au-delà du quadrilatère délimité par la triple barrière de barbelés et à l’intérieur duquel ne subsistaient plus concrètement que 2 exclusives et furieuses obsessions : manger et s’échapper » p.346-7 

Dans l’univers du camp, tout ce qui ne sert donc pas à ces deux obsessions, est évacué de la mémoire et de la conscience du pers. Le camp déshumanise donc le personnage en tant que son existence ne se résume qu’en des instincts de survie au détriment de tout ce qui constitue un homme et notamment ses expériences sensorielles.

 

*  Le camp animalise aussi les prisonniers par les dures conditions de vie qu’elle leur impose et que le personnage résume en les mots d’entassement des corps, de faim, de soif et d’odeurs nauséabondes, l’absence d’hygiène. 

p.348 « les wagons à bestiaux aux corps enchevêtrés, la faim, la soif lancinantes, la puante odeur de pommes de terres pourries qui flottait en permanence au-dessus des baraques alignées »

p.370 « corps empilés dans l’épaisse puanteur de la baraque » et parle des « grouillements de poux »

Le personnage souligne que les prisonniers sont traités comme des animaux lorsque l’Oranais avec d’autres prisonniers est inspecté comme du bétail par les « contremaîtres ou fermiers » qui tâtent leurs muscles pour juger s’ils sont aptes pour le travail qu’ils veulent leur faire faire. 

Le personnage régresse complètement dans l’animalité lors de son évasion. En effet le pers. assimile son comportement à celui d’un animal « se jeter à terre, se glisser sous les barbelés, s’élancer, galoper à 4 pattes dans les bois comme un chien » p.348

Le personnage ne peut pas résister contre le besoin instinctif de se libérer de sa captivité, il est mû par ce besoin du corps irrépressible et qui force le pers. à se jeter à terre et à s’évader. Son évasion n’est pas un acte raisonné, il est de l’ordre d’une pulsion primitive, animale. D’ailleurs le personnage souligne la dissociation du corps et de l’esprit, qui s’est opérée à ce moment là, le personnage « n’entendant alors rien d’autre […] que la formidable rumeur de son souffle qui brûlait ses poumons, sa gorge, le mugissement du sang de ses oreilles, jusqu’à ce que ce sang, muscles, poumons, bras et jambes se refusent à circuler ou à fonctionner, c'est-à-dire refusent d’eux-mêmes ».  Le pers. ne peut plus soumettre son corps à sa volonté et assiste comme spectateur au spectacle que lui offre son propre corps.

De même durant la longue marche du pers. avec son compagnon, on peut souligner la dissociation de son corps et de son esprit, en ce que son corps ne lui transmet plus de message sensoriel : ainsi il ne sent plus rien et pas même les besoins du corps : « insensibles aussi bien à la fatigue quoiqu’ils n’eussent pratiquement rien mangé depuis 3 jours […] qu’au froid » p.352 ou encore p.353 : « ils ne sentaient toujours pas la fatigue –ou plutôt elle faisait tellement partie d’eux-mêmes qu’ils ne s’en apercevaient plus, pas plus que du froid, pas plus même, pendant ces journées, qu’ils n’éprouvèrent la faim ou la soif ». Ainsi ils ne prennent pas plus de plaisir à manger les plats chauds offerts par une paysanne que les tomates trop mûres. Et ils boivent « l’eau des ruisseaux et une fois celle mêlée de boue noire d’un marais ». Comme des animaux, ils répondent juste à des besoins physiologiques et sont à l’affût du moindre danger.

Et p.350 le pers. tétanisé par la peur d’être rattrapé, a le sentiment de n’être plus qu’un animal domestique, n’étant plus capable physiquement de lutter pour sa liberté contre ses poursuivants qui pourraient alors lui « passer une laisse autour du cou et après le ramener, toujours à 4 pattes ».

De même lors de son évasion avec son compagnon de fortune, on peut voir que les gens qui les rencontrent, les traitent comme des animaux « quelquefois les paysans les chassaient, d’autres les laissaient dormir dans leur grange » p.353

 

  • Retour à une vie primitive

 

Tout d’abord la forêt silencieuse dans laquelle entrent les évadés, apparaît comme une jungle, une forêt vierge dans laquelle personne n’aurait jamais pénétré avant eux : avec son « inextricable et haute végétation » p351 « ils en avaient jusqu’à la poitrine, quelquefois même jusqu’aux épaules et ils devaient les écarter des bras, comme un homme qui nage, s’ouvrant avec peine un passage, chacun à tour de rôle se relayant » p.352

Puis la rencontre des personnages avec le noir ne fait que souligner l’idée qu’ils sont en train de découvrir comme une terre inexplorée. En effet le noir paraît comme un homme appartenant à un autre peuple avec son visage « couleur de bois précieux » et sa « silhouette fauve ». Il est assimilé à un animal sauvage qui les guettent à travers les fougères, prêt à attaquer avec sa lame d’acier, les observant comme pour évaluer le danger, puis se détournant sans un mot. Cet épisode donne une note d’exotisme, de dépaysement ainsi qu’une idée de primitivité.

On dirait que les personnages évoluent dans un endroit encore jamais découvert par personne avant eux : « ils auraient pu être les premiers hommes, dans la première forêt, au commencement du monde. Sauf le nègre ils ne rencontrèrent aucune créature vivante, pas un forestier, pas un bûcheron et à part ce puissant et grave chuintement du vent, ils n’entendaient aucun bruit sinon parfois, le chant d’un oiseau invisible dont ils ignoraient le nom » p.353

Les évadés semblent être en phase avec la vie élémentaire de la nature : le vent apparaît comme un souffle de vie, il anime la forêt : « comme si l’immense forêt immobile se réveillait de sa somnolence, s’ébrouait, se mettait à vivre » et ce sous l’effet des « longues bouffées de vent ».

Ils interprètent les signes de la nature pour se mouvoir « se guidant au soleil » p.352, p.354 ils observent le dégradé de couleur dans les nuages qui leur indique que la nuit va tomber.

Enfin ils tentent de se fondre à leur environnement « se faufilant le long des haies ou marchant courbés dans les vignes ». D’ailleurs ils sont recouverts durant leur marche de gelée blanche p.352 et ils s’enfoncent dans la fondrière p.353

 

  • La mémoire sensible

 

En effet, une fois revenu dans la demeure familiale, le pers. est mû à nouveau par un besoin primitif, aussi élémentaire que la faim ou la soif. C’est par l’apparition de ce besoin animal que le pers. fait l’association avec ce besoin qu’il a ressenti lors de son évasion du camp : il s’agit donc d’une mémoire de l’ordre du sens, du corps, que le début du chapitre annonce « son corps se rappela ».

Puis le pers. en quête d’une maison close pour assouvir ce besoin primaire, charnel, se compare à nouveau à « ces chiens qu’on voit parfois trottiner d’une allure régulière, le long des façades ou dans la campagne sans se détourner, ni se laisser distraire, guidés d’instinct ou par quelque obscur cheminement de la mémoire vers l’endroit où ils savent trouver à coup sûr la pâtée, la femelle en chaleur ou la poubelle qu’il leur faut » p.357, il fait ainsi écho à son comportement de chien pendant son évasion. Le besoin présent rappelle le besoin passé.

 

De même le corps du pers. porte les traces des conditions de sa détention et de son évasion : « sa barbe de 8 jours, ses mains aux ongles cassés, crasseux » p.342

Et la vision de son corps une fois propre, lui fait se rappeler son corps recouvert de poux dans le camp, tout comme la sensation de son corps propre dans des draps propres, lui rappelle « la mince paillasse d’une couchette pas beaucoup plus large qu’un cercueil, dans la baraque » du camp.

C’est donc par des sensations que le souvenir se fait.

 

Enfin son corps porte les traces, la mémoire de sa détention et de son évasion, par la léthargie dans laquelle il tombe à son retour. En effet le pers, une fois dans la maison familiale tombe dans une véritable léthargie : « il restait là sans même attendre, sans impatience, sachant que le sommeil allait venir presque aussitôt, l’engloutir, non pas dans mais sous son épaisse chape de noir » p.341 ou encore « le sommeil lui tombait dessus, absolument noir, opaque, presque palpable, ne laissant place ni aux rêves ni même aux simples réflexes ».

Il ne s’agit pas d’un sommeil normal mais d’un état pathologique, d’un sommeil profond dans lequel les fonctions de vie semblent suspendues. Le corps qui tombe dans un sommeil léthargie signifie cet extrême épuisement du pers. Son corps porte les traces de tout ce qu’il a vécu.

Le pers. va jusqu’à comparer son état  léthargique à celui d’une mécanique qui aurait fonctionné au-delà de ses limites et que l’on alimenterait plus : « écoutant se refroidir l’un après l’autre avec de légers craquements ses organes de métal, s’atténuer par degrés jusqu’au souvenir du bruit et du mouvement, n’aspirant à rien d’autre qu’à la seule inertie de la matière » p.347

Le sommeil du pers. maintenant réifié, est comparable à sa propre mort.

Au contraire le pers. pendant son évasion, a tellement peur d’être retrouvé par ses poursuivants, que lors d’une nuit, son sommeil est troublé, ne pouvant détacher son attention du moindre bruit extérieur : il est dans « cet état second où la fatigue et l’action ramènent un homme à l’état de bête sauvage capable de passer du sommeil au mouvement ou l’inverse en un instant » p.344 Le pers. est revenu à l’état bestial à l’affût du moindre danger.

 

II- Tentative du personnage de s’intégrer à nouveau au monde qui était le sien

 

  • Le choc du retour à la civilisation, à l’humanité

 

Quand le pers. revient dans les lieux dans lesquels il a évolué avant la guerre, tout lui semble irréel.

En effet son ancienne vie lui apparaît à présent « comme une époque fantastiquement lointaine de sa vie –ou plutôt une autre vie, une vie antérieure pour ainsi dire, quelque chose (des lieux – quoique ce fussent les mêmes – des gens – les mêmes aussi pourtant –parmi lesquels il se souvenait d’avoir existé) de vaguement irréel, futile, inconsistant ». La guerre a créé une rupture nette entre sa vie présente et celle passée qui semble ne jamais avoir eu lieu.

 Après avoir pris le train pour rentrer à la maison familiale, le pers. attend à un café de la gare une heure raisonnable pour ne pas réveiller les vieilles femmes. Les regards du garçon de café « à la fois haineux et craintif », ses sourcils froncés ainsi que le même froncement de sourcils de la part de la dame à la caisse, ainsi que l’impolitesse du garçon qui lui répète « votre monnaie » au lieu de « Monsieur vous oubliez votre monnaie » ; ne font qu’exclure le pers. hors de ce monde avec lequel il est en décalage par son apparence « la mince salopette souillée, la barbe de 8 jours, la main zébrée d’une estafilade de sang séché ». De même au lieu de parler au garçon de café, il « aboie » pour lui demander du sucre.

 Les gens dans le train qui à sa vue « se sont recroquevillés, tassés, écartés instinctivement de l’unique place » et le sergent comptable à l’  « air sévère et réprobateur » excluent le pers. de ce monde dans lequel il tente de s’intégrer à nouveau.

De même quand le pers. pose son regard sur les trains, symbole de cette civilisation dont il a été exclu pendant sa détention, il y voit ceux qui ont acheminé les soldats au front. Les machines deviennent alors la métaphore du destin en marche, du mécanisme que rien ne peut arrêter.

Il fait alors se rejouer la scène de son départ avec « cette houle parcourue d’obscurs remous contre les flancs des wagons », « cette foule aux visages alarmés, en pleurs, empreints d’une incrédule consternation » p.361, il fait revivre « l’invisible cohue de fantômes». On peut donc souligner encore ce décalage entre ce que représente la machine en terme de progrès et ce que ça représente pour le personnage c'est-à-dire le déchirement de la séparation et la mort. Le personnage s’exclue donc lui-même de ce monde.

 

De même le café est marqué lui aussi d’irréalité : « grelottant toujours malgré l’illusoire chaleur de l’illusoire café ». Tout comme l’avenue qui descend la gare est aussi irréelle.

Ce sentiment d’irréalité souligne le fait que le pers. n’est pas en phase avec la ville, lui qui n’est que « ce corps qui depuis longtemps ne savait plus ce qu’était la fatigue, sale, couvert de poux, sentant se mouvoir facilement sous luis ses jambes de bête sauvage » p.363 Le pers. oppose son état misérable aux « grilles des jardins abrités de palmiers, villas ornées », à cette femme qui lave le seuil de sa porte et ces hommes qui s’occupent des ordures.

Le personnage est donc en décalage avec les préoccupations citadine et son état.

 

Paradoxalement c’est dans l’univers rebutant du bordel que le pers. va enfin se sentir à l’aise.

En effet le pers. souligne l’aspect rebutant des lieux : « le panneau non pas verni mais recouvert d’une peinture marron et laide » p.358, « c’était un bordel de deuxième ou même de troisième catégorie » ; avec « une vague odeur de cuisine, de poireaux, de bière éventée et de parfum bon marché » p.363

De même la patronne n’est guère accueillante : par « le bruit fatigué des pas (bien que la femme fut chaussée de hauts talons elle semblait traîner les pieds comme dans des pantoufles) » puis par sa voix « sans aménité, hostile même ». Elle est d’ailleurs repoussante par son aspect de « femme au visage fatigué (comme pourrait l’être pensa-t-il, celui d’une mule rouée de coups si on ne l’avait facétieusement fardée de carmin et affublée d’une perruque aux mèches défaites) ». De même elle le dévisage avec irritation ».

Alors que rien n’est fait pour qu’il s’y sente bien, le pers se retrouve « au contraire en quelque sorte en terrain sûr, délivré de cette gêne qu’il ressentait depuis 3 jours, éprouvant soudain pour le visage de mule et la voix désagréable qui en sortait comme une sorte de reconnaissance : tout était de nouveau simple, dur, élémentaire, facile » p.359

En effet c’est un milieu qui lui correspond, qui lui ressemble tout comme le linoléum souillé du couloir du wagon sur lequel –après être entré dans le compartiment bondé de 3ème classe- il se réfugie, ou encore comme le buffet de la gare « tout aussi dépourvu d’intimité et de chaleur » : c’est exactement « comme il fallait que ce soit »

Le personnage se sent enfin intégré dans un lieu et non pas exclu.

« C’est comme si depuis qu’il avait quitté le poste de garde dans lequel 5 jours plus tôt, il s’était précipité hors d’haleine, puis découvert la pimpante petite ville où le sergent comptable lui avait remis un billet de troisième classe, était monté dans ce train de voyageurs effrayés à sa vue, avait descendu dans l’aube naissante endormie de la gare, il avait traversé avec indignation un monde scandaleux et insupportable  dont il s’était une 2ème fois évadé en franchissant la porte que lui avait ouverte la femme à tête de mule » p.367

 

Enfin les tableaux des ancêtres du personnage, omniprésents dans le chapitre, semblent souligner son exclusion du monde qu’ils représentent « laissant derrière lui la femme au masque et l’énigmatique suicidé rendus aux ténèbres dans l’obscur mausolée familial où les gloires passées, l’honneur perdu, continuaient à dialoguer avec leur formidable général de marbre et leur descendance de rentiers, de propriétaires terriens, d’artistes amateurs et de dames coiffées d’anglaises » p.356

 

  • L’obsession des souvenirs fait que le pers. s’exclue lui-même du monde

 

 La vie du pers. à son retour dans la maison familiale, est placée sous le signe de la honte.

La honte de n’avoir pas fait la guerre comme tout un chacun se la représente dans l’imaginaire collectif. « La bataille -encore hésitait-il à employer ce mot, se demandant si on pouvait donner ce nom à cette chose qui s’était passée ». Il va jusqu’à se dire : « Seulement je n’ai perdu aucune bataille ; Bon Dieu ! Je n’ai même pas fait la guerre.» et de comparer ce qu’il a vécu à « une promenade au pas en plein midi sur le dos d’un cheval fourbu » p.356  Ainsi le pers. nourrit-il un ressentiment envers le colonel, qui complètement fou l’a entraîné dans le camp de l’ennemi : « Mais sans doute que cet imbécile n’avait pas trouvé d’autre sortie honorable que de se faire tuer. Seulement il n’avait pas le droit de nous, de me… » p.356

Mais il s’agit aussi de la honte de l’humiliation que le pers. a subi dans le camp de prisonniers.

Lorsque les « trois paire d’yeux l’examinent » p.365 « avec cette même soupçonneuse méfiance, vaguement hostile, vaguement alarmée, particulière sans doute à quelque chose qui émanait de lui » p.365, il pense que c’est parce qu’elles se doutent qu’il a participé à une pseudo guerre et cela ravive la honte du personnage et sa rancœur envers le colonel : « le bougre de salaud, le…Il ne pouvait pas se tirer simplement une balle dans la tête ? » p.366

Et il se souvient de sa passivité, du fait qu’il a suivi ce fou sans se rebeller dans « son demi-sommeil, cet état de demi-conscience imbécile, d’abdication, répondant ou plutôt bredouillant quelque chose comme « oui mon colonel ».

 

De même, le rire traverse tout le chapitre, mais il s’agit d’un rire « silencieux, furibond, froid, qui était le contraire de la gaieté » ou encore p.348 « ce rire bref, sans joie, qui était comme le contraire du rire ». Le pers. a ce « rire bref » quand il se dirige pour la première fois vers le bordel, ce « rire froid » lorsqu’il réfléchit au lien entre le saignement de la peinture et les évènements de l’Histoire. P.359, quand il parle à la patronne du bordel, il entend sa voix « accompagnée de ce même rire silencieux, paisible. »

Il s’agit donc d’un rire qui perd tout son sens vu qu’il n’est pas provoqué par la joie mais par la peur, la dérision et le cynisme par rapport aux souvenirs de la guerre, un rire amer, mécanique. D’ailleurs, le personnage qui se regarde dans une glace du bordel, est frappé d’y voir « son visage inexpressif ou ce qu’il s’imaginait être un sourire retroussait tout juste sur le côté, un des coins de sa bouche, pensant « mais peut-être que je ne sais plus rire ? »p.366

 

Enfin l’Oranais du camp constitue la figure inverse des soldats de la Débâcle dont fait partie le pers. et dont il a honte.

En effet « ni la captivité, ni le danger, ni la faim ne pouvait altérer la replète placidité du souteneur oranais ». Il arrive à s’en sortir dans cet univers,  s’adapter : il se procure des feuilles, par ex, alors que tout effet personnel est interdit dans le camp.

De même il semble être un des rares « parmi tous ceux qui étaient enfermés là à avoir combattu » alors que comme le note le pers. avec dérision, les autres n’en ont pas eu l’occasion « raflés à la descente d’un train de permissionnaires ou encore paisiblement endormis dans leurs casernes ou dans leurs dépôts à 30 ou 40 km en arrière de l’endroit où ceux qui commandaient se figuraient que se trouvait le front. » p.372

Ainsi l’Oranais est admiré et respecté par tous pour avoir combattu, ce qu’il appuie en mimant son récit de l’égorgement de deux allemands à l’arme blanche.

Mais surtout le pers. se souvient avoir été « non pas adopté mais placé sur un même pied, sinon même légèrement supérieur » par l’Oranais et ceci « non pas seulement parce qu’il était capable de représenter à l’aide d’un crayon des corps nus d’hommes et de femmes mais lui témoignant une sorte de considération, comme par ex. un patron de bordel peur en éprouver pour un client fabuleusement riche ou fabuleusement titré fréquentant son établissement » p.374

Dans l’univers du camp qui déshumanise, l’oranais en considérant le pers. lui rend un peu de son humanité. Et le pers. se rend compte que c’est peut-être cette considération, qu’il n’a pas retrouvée à l’extérieur, qu’il recherche dans le bordel « Alors c’est peut-être pour ça que c’est  seulement ici que je me sens bien »

 

Enfin la vision du tableau de son ancêtre militaire suicidé après une défaite, en train de saigner « cette tache sanglante que la peinture écaillée semblait avoir ouverte à partir de la tempe, glissant le long de la joue et du coup dénudé, venant souiller le col de la chemise » p.355 fait écho au destin du père et donc à la fatalité de l’histoire familiale à laquelle a échappé le fils qui a survécu. Cette tâche fait un écho en le fil du souvenir traumatisant des cadavres de la guerre et du colonel et ravive sa honte de n’avoir pas mené une vraie guerre.

 

  • Le Bordel comme contrepoids à sa vie en détention et au choc du retour

 

Le personnage va répondre tout d’abord à un besoin physique irrépressible : un violent désir sexuel : « son corps mû à présent par quelque chose d’aussi furieux, d’aussi élémentaire et d’aussi impérieux que la faim ou la soif » p.349

Besoin qu’il ne ressentait pas en détention vu qu’il en avait oublié l’existence. Or le bordel va lui permettre de concrétiser ce besoin : « matérialisées […] non pas deux femmes, deux filles, mais la présence pondérable (parfum, respiration, tiédeur, coulées de blancheur, densité) p344  Le personnage redécouvre donc l’existence de ces corps, de la « chair dénudée, des replis du ventre ».

Le corps de la femme va se confondre aux motifs végétaux de son kimono « décoré de feuilles et de fruits, abricot, rouge, orange ». En effet entre « les abricots, les prunes et les pèches moussait un nid de broussaille couleur d’herbe sèche aux reflets de bronze » et « entre le double entassement d’oranges, de prunes et de pèches accumulées en plis tombants il ne restât plus au centre de la surface que cette broussaille, cette touffe couleur d’herbe sèche et de bronze, comme une végétation parasite, un buisson fauve ».

Ainsi le corps féminin est associé à un univers gustatif, exubérant et chaud (fruits d’été, herbe sèche) qui fait appel à l’expérience sensorielle du pers.

La femme lascive laisse voir à travers le kimono qui découvre le corps plus qu’il ne le couvre, la chair nue. Cette confusion du végétal et du corps de la femme se poursuit par la comparaison de son sexe à « une fleur pâle », puis par l’expression « talons abricots » et la vision des pétales de pavot du kimono changeant de formes selon les mouvements de la « croupe » de la femme.

 

Puis un passage s’opère du sens de la vue à celui du toucher : « Puis il cessa de les voir : comme si tout à coup toutes ses facultés l’abandonnaient, se retiraient ou plutôt se concentraient dans une seule et comme s’il n’était plus qu’une main, une paume, des doigts », donnant lieu à une description crue des corps pendant l’acte sexuel « ce nid, cette sauvage broussaille, ces replis, cette moiteur » « les crins, muqueuses, lèvres, salive, langue, yeux, voix, souffles, la chair docile entre ses mains, se mouvant, s’écartant, s’ouvrant » p.369

L’épisode érotique constitue le contrepoint du camp de prisonniers. En effet le pers. souligne la différence entre ces dessins qu’il faisait et les femmes véritables « non plus maintenant ces seins, ces ventres, ces vulves qu’il avait tant de fois dessinés, mais quelque chose de vivant, mobile » p.368-9 Le personnage vit cette réalité de la chair. « La solitude, la mort, le doute conjurés, vaincus »

De même le pers. conjure un autre épisode traumatisant par l’épisode érotique. En effet il rejoue la scène du colonel « cet anachronisme équestre en train de brandir son sabre » ; la prostituée le montant, et le sabre ayant alors une connotation phallique.

 

L’amour physique lui permet de s’extirper de la réalité, des souvenirs qui l’obsèdent et la jouissance physique est assimilée à une explosion violente de « toutes les particules de son corps ». On peut alors souligner qu’éros est lié à thanathos en tant que le pers. s’est au sens propre et figuré « vidé ou avait explosé » dans cette femme : « la bouche docile faisaient s’éveiller de nouveau en lui, puis se rassembler, puis se concentrer, se condenser, bouillir, exploser, jaillir du plus profond de lui, non pas seulement cette fontaine, cette laitance, mais comme la substance même de ses membres, de ce corps amaigri et nerveux » ou encore « la nuit il restait couché là, vidé de tout, corps et esprit, dans un vague bien être.

L’expérience violente de la jouissance, est salutaire en tant qu’il consiste en un moment de plénitude sensorielle retrouvée faisant alors contrepoint avec l’expérience du camp. Le pers. se réapproprie son corps, en même temps qu’il se vide d’un trop plein de souvenirs liés à la souffrance physique et la négation de son corps qu’il ne reconnaît pas dans le bain, à son retour du camp. Le pers. semble se libérer de tous ces souvenirs sensibles qui l’empêchent de redevenir un homme normal et de s’intégrer au monde dans lequel il a vécu pendant la guerre.

 

 

 

III-             La Renaissance du personnage

 

 

  • Les promenades

 

Le personnage commence à s’éloigner de la ville pour marcher : « il sort de la ville les après-midi, marchant solitaire dans la campagne, d’abord simplement pour marcher, comme ils avaient marché, couvert plus de 40 km au cours de cette première nuit après s’être échappés du camp » p.374

Le pers. semble être à la recherche de cette liberté primitive qu’il a trouvé dans la forêt pendant son évasion. Ainsi il souligne que les chemins étaient vides, que tout était silencieux et paisible et commence à observer la nature : « Dans les crépuscules vaporeux et roux de l’automne, un faible vent étirait en longues traînées  bleutées les fumées des feux odorants où brûlaient les feuilles mortes. Les vignes achevaient de se dépouiller, laissant de nouveau apparaître la terre, entrecroisant leurs sarments nus d’un brun orangé » p.374 On peut donc souligner le souci de composition de la description ainsi que l’attention portée aux couleurs et au mouvement.

p.375 il prend le train pour aller voir ses vignes.

 

  • Le dessin

 

« Un jour il acheta cependant un carton à dessin, du papier, 2 pinces et, au cours de ses promenades, il s’asseyait quelque part et entreprenait de dessiner, copier avec le plus d’exactitude possible les feuilles d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelle, aucune strie, aucune cassure » p.376

 

On peut voir l’application de ce projet dans la description des feuilles que dessine le pers. Description qui s’attache aux couleurs « intense couleur pourpre, parfois roses, parfois vertes encore, du moins le long des nervures. Une pourriture jaune ou brune en attaquait les bords ou parfois l’intérieur », aux formes « les feuilles aux formes d’étoiles », à la consistance, au mouvement des feuilles emportées par le vent.

La description est aussi minutieuse que le dessin.

 

p.377, il prend « le vieux tramway » pour se rendre à la plage.

Le pers. marque l’opposition entre les « prétentieux toits normands, aux prétentieuses tourelles des villas » qui ne méritent pas l’attention qu’il porte à la mer dont il observe les couleurs « les vagues jaunes, couleur de sable »,  le mouvement et le son : il voit les vagues « se bousculer, s’écraser dans un assourdissant et vaste fracas », « elles arrivaient sans trêve », « on voyait s’élever vers le ciel…montant l’une sur l’autre…dévalant…s’enroulant…s’écrasant, s’étalant ». Le pers. se laisse aller à une vision onirique des vagues par la métaphore des chevaux.

On peut souligner que cette image fait écho à un autre réseau d’images. En effet la mer fait écho à celle que le brigadier peut voir depuis le train de la mobilisation mais aussi au bateau ramenant ses parents à la veille du conflit. De même l’expression « explosions liquides » fait écho à la fumée soulevée sur la plaine à la chute d’un obus p.40 et les « galops de chevaux » font écho à la panique des montures au moment de l’attaque de l’escadron et à la chute collective qui s’ensuit p.89-90 et 284

Le dessin devient comme un moyen de sublimer (au sens que la psychanalyse prête au mot) ses traumatismes. De se les rendre familier, de les dompter et donc de prendre la distance suffisante avec eux pour ne plus être opprimer par eux.

 

L’expression associe ce mouvement de l’élément naturel à quelque chose qui « ne semblait avoir ni commencement ni fin »

On voit bien qu’il se focalise sur des éléments qui sont hors du temps de l’Histoire, et qui appartiennent à un autre cycle. Histoire dont il tente de s’extirper en fuyant la ville et les journaux. Dessiner est donc un moyen de se recentrer sur la réalité concrète immédiatement perçue et ce en réaction à la guerre, à tout ce qui fait Histoire. Comme si le pers. se réfugiait dans l’élémentaire, le végétal, le matériel.

Le pers. fréquente « un vieux peintre perpétuellement ivre qui répétait sans fin les mêmes vergers de pêchers en fleurs », il s’extirpe hors du temps de l’Histoire par la répétition du même objet végétal.

 D’ailleurs le chapitre semble obéir au cycle naturel des saisons puisque les personnage revient à la demeure familiale en hiver et les promenades du pers. ont lieu en automne. « Puis l’hiver vint »

Puis le pers dessine les platanes que le vent d’hiver a abattus. L’évocation des « fabuleux ossements », fait écho à la terreur de la mort que porte la légende paternelle et l’expérience traumatisante de la guerre. Le dessin au contraire replace le texte à la surface des choses : l’imaginaire de l’écorce amène l’isotopie de la géographie côtière qui  fait écho à la période insulaire des parents. Dessiner revient donc à faire de la terreur du pers. une représentation familière et donc de la dépasser.

 

  • La lecture

 

Le pers. se penche sur la bibliothèque de la demeure familiale composée de romans d’académiciens du début du siècle et une collection des œuvres de Rousseau. Il s’achète ensuite les 15 ou 20 tomes de la Comédie humaine « qu’il lut patiemment, sans plaisir, l’un après l’autre, sans en omettre un seul » p.379

Cette lecture de Balzac constitue l’ultime étape qui mène le personnage à l’écriture, elle précède le désir d’écrire.

 

Le pers. « peu à peu changeait » p.379, « il recommença à lire les journaux ». 

D’ailleurs il commence à se révolter (par la dérision) face à l’absurdité de la vie pendant la guerre, ce pays séparé en deux par une frontière, les mariages à la chaîne des soldats en permission, le mariage que la guerre rend tragique, le pers. « fourrant » dans la main de la mariée « la bague ornée du solitaire » « en même temps que son testament plié en 4 et la clef du coffre, tandis qu’elle se mettait à pleurer. Il parle de l’  « armée qui écrasait des villes sous les bombes, assassinait par milliers des être humains » p.378 et la disparition des « juifs aux visages pathétiques ».

 

  • L’écriture, qui constitue l’excipit

 

p.380 « c’était le printemps maintenant », marque la saison où la nature renaît. L’excipit par la branche d’Acacia, semble alors rejoindre l’incipit qui présente « une branche sur laquelle avait repoussé quelques rameaux crevant l’écorce déchiquetée », symbolisant alors le renouveau de la nature, la renaissance timide. Dans l’excipit il s’agit de la renaissance du pers. qui détruit par l’expérience de la guerre semble renaître par l’écriture.

 

« Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc ». La page blanche constitue alors lieu de tous les possibles : il n’y a rien et tout va se produire. On ne peut que faire le lien avec la poétique de Claude Simon et son image de l’écrivain sous les traits d’Orion aveuglé qui marche vers le soleil levant. En effet écrire ne consiste pas à exprimer quelque chose qui préexiste ni délivrer un message, mais à susciter un évènement dans le langage, dans lequel l’écrivain fait se produire quelque chose de nouveau.

 

Depuis sa fenêtre ouverte, il observe les rameaux d’une branche « du grand acacia »

La description est alors minutieuse :

Gradation rameaux-feuilles-folioles qui peut faire écho à la structure d’un arbre généalogique. En effet l’Acacia est une rêverie sur l’arbre familial. Et on ne peut que souligner la correspondance du pronom personnelle « elles » dans l’incipit et l’excipit, faisant des femmes en quête de la tombe du père, des feuilles de l’arbre, des figures tutélaires penchées sur l’écrivain naissant. Ainsi le fils qui commence à écrire semble reprendre symboliquement la quête dans laquelle sa mère l’avait entraîné.

On peut voir un jeu de lumi&e

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