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Apollinaire, "La colombe poignardée et le jet d'eau"

Publié le 19/09/2010

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apollinaire

 

Au début du XXe siècle, Apollinaire occupe une place de choix au confluent de la tradition symboliste et de la modernité : élu « Prince de l’esprit moderne « et inspirateur de l’Esprit nouveau, il est aussi reconnu pour son réel sens de la tradition lyrique française. Fidèle à son patriotisme, le poète s’engage en novembre 1914, d’abord artilleur puis sous-lieutenant d’infanterie. Héros naïf, émerveillé et mortifié par la guerre, il est blessé à la tête en 1915 puis trépané. Néanmoins, il prépare l’édition ses « idéogrammes lyriques «,  dont les premiers sont parus en juillet 1914 ; le recueil paraît en 1918 sous le titre Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1914). Dans « La colombe poignardée et le jet d’eau «, Apollinaire renouvelle les formes connues du poème figuré ou de l’idéogramme afin de multiplier les lectures et les possibilités d’interprétation. Nous nous demanderons dans quelle mesure le calligramme permet une dénonciation efficace de la guerre et témoigne de l’engagement du poète. Nous verrons tout d’abord que l’originalité de la forme sert la dénonciation puis nous étudierons le rôle de la plainte élégiaque dans l’engagement du poète.

 

I/ Tout d’abord, ce Calligramme est un texte engagé parce qu’il dénonce la guerre de façon originale

 

A)    La dénonciation de la guerre passe par l’exploitation d’un motif symbolique

 

La forme du dessin surprend, séduit par son originalité et frappe l’œil du lecteur :

 

 -        Dessin / titre, explicite pour la colombe: le « C «  en gras peut représenter le pommeau du poignard ; « et toi « au centre de la colombe peut marquer la blessure = symbole de la paix meurtrie par la guerre

 

-        Déchiffrage plus ambigu pour le jet d’eau constitué de  2 motifs : le jet est dessiné par la répartition des vers à partir d’un axe central et le  « O « majuscule, qui joue à la fois sur l’homonymie « eau « / « O « et le dessin d’un bassin (une fontaine ? ) qui suggère aussi la forme d’un œil. Pb : quel rapport à la guerre ?

 

-        Lien entre les 2 motifs du titre explicité dans la queue de la colombe : « près d’un jet d’eau (…) cette colombe s’extasie « → une colombe blessée vient mourir près d’un jet d’eau. Mais extase ambiguë : mystique ou maladive ?

 

B)    Le jeu entre la cohérence et la polysémie du calligramme enrichit la visée argumentative

 

-        La disposition inhabituelle du texte (dans quel sens lire ?) et l’absence de ponctuation – excepté le ? central – favorisent la polysémie de la signification, mais il existe un lien étroit entre les 3 motifs.

 

-        L’axe de symétrie figuré par le « C «, le  « ? « et le  « O « unit les 3 motifs du dessin même si le texte invite à une interprétation polysémique du calligramme :

 

                   1.     « un jet d’eau qui pleure et qui prie « + « le jet d’eau pleure « → personnification qui associe l’eau aux larmes et justifie le motif du bassin  en forme d’œil ;

                   2.     Cet axe de symétrie, associé à l’expression initiale du jet d’eau , « Tous les souvenirs (…) Jaillissent vers le firmament «, suggère un mouvement vertical ascendant → la colombe jaillit du jet d’eau, l’espoir peut naître de la peine, la paix suivra la guerre…

                   3.     Mais l’axe suggère aussi un mouvement descendant, qui correspond au sens de la lecture et à l’indice temporel symbolique « Le soir tombe « → la guerre est associée à l’obscurité, la colombe poignardée est terrassée au sol

-        Le poète joue sur la coexistence de ces multiples significations pour renforcer la portée de sa dénonciation.

 

C)    Cette dénonciation est relayée par le texte qui s’inscrit dans le contexte de la Première Guerre Mondiale

 

-        Ch L de la guerre dans jet d’eau // sous-titre du recueil (« poèmes de la paix et de la guerre «) : « partis en guerre «, « s’engagea «, « partis à la guerre «, «se battent «, « guerrière «

 

-        Ch L de la mort :  « poignardées «, « meurent «, « morts « + la métaphore filée « sanglante  mer«, « Jardins où saigne «, peut évoquer le front

 

-        Typographie en caractères majuscules de la partie supérieure de l’œil suggère le titre de coupures de journaux ; « … AU NORD… «, fait allusion aux combats de la Somme et l’aspect prosaïque de la phrase évoque les nouvelles lues par le poète engagé dans le combat

 

(Transition.) Poème-objet, ce calligramme exploite la mise en page picturale pour dénoncer la guerre de façon symbolique et originale,  mais la réflexion du poète s’appuie aussi sur des caractéristiques traditionnelles de la poésie et une intention plus personnelle.

 

II/ En effet,  la plainte élégiaque, construite autour des 3 motifs, témoigne de l’engagement du poète

 

A)    La colombe ou la plainte des amours perdus

 

-        Ton de la plainte amoureuse : périphrase « Douces figures poignardées « + question « où êtes-vous « + interjection « ô jeunes filles « → évoque la mort des amours

 

-        Enumération des prénoms féminins + mise en valeur par caractères majuscules + allitération en (m), assonance en (i) + mise en relief particulière d’ « ANNIE « Playden et de « MARIE « Laurencin, par le pronom « et toi « → évoque une plaie plus profonde

 

-        Nostalgie du poète : « Douces « + image « Chères lèvres fleuries « qui peut trouver un écho dans le motif de l’œil / bouche, des « Jardins où saigne abondamment le laurier rose«,  le cœur du poète + « pleure « → nouvelle ambiguïté de l’extase : état de ravissement amoureux ou approche de la mort ?

 

B)    Le jet d’eau ou le regret des amitiés brusquement interrompues par la guerre

 

-        Motif constitué de 14 vers qui permet de reconstituer un sonnet !! (2Q + 2T) organisé selon un système de rimes complexes : AABB’  BCC’D’  DDE EFF   + octosyllabes → Apollinaire s’appuie sur des formes classiques pour les pervertir mais le lecteur reconnaît le mètre élégiaque.

 

-        Interjection élégiaque « O mes amis « → passage des figures féminines aux figures masculines

 

-        Enumération des noms masculins (peintres cubistes : Braque et Derain, et poètes : Max Jacob) = litanie + anaphore de la question « Où sont «, « Où est « + mise en valeur de l’unique signe de ponctuation ? = thématique traditionnelle de l’élégie

 

-        Même nostalgie  / séparation causée par la guerre,  associée à la mélancolie :  évocation du passé « souvenirs de naguère « + verbe « partis « + ch L mélancolie « mélancoliquement « , néologisme «  se mélancolisent « + évocation des « regards «  ou des « pas « perdus.

 

-        Inquiétude du poète signifiée par le modalisateur, « peut-être sont-ils morts déjà « + motif récurrent des larmes : « le jet d’eau pleure sur ma peine «

 

C)    Le bassin ou la souffrance du poète

 

-        Passage de l’élégiaque au tragique

 

-        Acmé (point culminant) de la déploration lyrique : métaphore sanglante du laurier qui saigne, jeu sur l’homonymie centrale « tombe O « / tombeau → poème-tombeau, poème épitaphe : le poète célèbre les noms de ses amies et amis dispersés par la guerre.

 

-        Dernier vers : antithèse entre les connotations associées à la vie, « Jardins, laurier, fleur «, et celles associées à la mort, « saigne, guerrière « → suggère la souffrance du poète

 

-        On peut aussi remarquer l’écho entre les « Chères lèvres fleuries « en tête du poème et l’image finale du « laurier rose fleur guerrière «, que l’on peut rapprocher du motif évoquant autant un œil qu’une bouche → faut-il y voir le symbole de la plainte du poète ou du poème lui-même, sachant que les fleurs de rhétorique désignent des expressions poétiques conventionnelles et que le laurier représente l’immortalité ? Le poète aurait pour charge de renouveler l’expression lyrique et le poème d’immortaliser son chant…

 

Conclusion

 

Prouesse de la conciliation entre modernité et tradition, entre lyrisme et dénonciation, entre jeu poétique et sensibilité, qui témoigne d’une forme originale d’engagement. En cela ce Calligramme apparaît comme la rencontre du modernisme et de la tradition lyrique, unifiés dans l’aveu d’une détresse toute personnelle.

Inventeur du « surréalisme «, Apollinaire restera un modèle pour les générations futures.

 

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