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Article de presse: Assurer la rigueur

Publié le 22/02/2012

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17 juillet 1984 -   Les européennes passées et plus gravement manquées qu'il ne le croyait, Pierre Mauroy a rejoint son prédécesseur, Raymond Barre, au plus haut niveau d'impopularité de la Ve République. Si la baisse du pouvoir d'achat, le chômage et, d'une façon générale, l'austérité sont une cause commune de ce triste record, il en est d'autres, plus personnelles et parfaitement contradictoires : Raymond Barre payait sa suffisance. Pierre Mauroy a-t-il payé son insuffisance ?    Pierre Mauroy était-il, comme on le croit aujourd'hui, insuffisant ?    L'image qu'il a donnée, notamment dans ses prestations télévisées, le laissait penser. Car Pierre Mauroy n'est à l'aise qu'à l'Assemblée nationale, lorsqu'il lui faut affronter l'opposition, ou mieux à la tribune d'un congrès socialiste. Sa recette y est le plus souvent-sa prestation à Bourg-en-Bresse, en octobre 1983, l'avait confirmé-efficace : un style de tribun chaleureux, un appel à l'émotion plus qu'à la raison, à l'histoire de la gauche et à ses espoirs plus qu'aux contraintes du réel et à l'idéologie.    Face à l'opinion, les élans du tribun devenaient, ou plutôt étaient perçus comme du verbiage, ses références historiques comme autant d'archaïsmes, son militantisme comme une provocation, dans une période qui appelle une gestion serrée et sérieuse des dossiers. A ce sombre tableau s'ajoute une contestation permanente de son autorité devant le groupe socialiste de l'Assemblée nationale par le responsable dudit groupe, et au sein de son gouvernement par des ministres bien en cour.    Le voilà qui quitte aujourd'hui l'Hôtel Matignon avec trois " casseroles " : le désaveu que lui inflige le président sur la loi Savary, laquelle lui a valu d'être désigné, devant le pays (dans nos colonnes), par le cardinal archevêque de Paris, comme un homme ayant " manqué à sa parole " alors qu'il s'était autodésigné comme celui qui annonçait aux Français, avant le second plan de rigueur de mars 1983, que " les clignotants passaient au vert ". Quel homme pourrait se relever d'un tel énoncé ? Et surtout, comment a-t-il pu rester trois ans à l'Hôtel Matignon ?    Poser cette question, c'est rappeler qu'il fut le premier ministre le plus populaire de la Ve République et qu'il cessa de l'être lorsque la gauche changea de politique économique. C'est donc rappeler qu'il fut à l'origine de ce changement de cap. Et c'est, par là même, commencer à le réhabiliter.    C'est lui qui, à l'été 1982, à Latche, sut convaincre le président qu'une politique de " rigueur ", d'austérité, était désormais nécessaire. Avant que Jacques Delors n'obtienne la paternité de ce nouveau cours économique, Pierre Mauroy se battit, seul, sur son schéma conçu alors par Jean Peyrelevade, aujourd'hui patron de la Compagnie financière de Suez. Plus tard, il pèsera, cette fois en appuyant Jacques Delors, contre l'aventure protectionniste. Le " courage " de Pierre Mauroy, qu'on lui concède en général parce qu'il " encaisse " bien les coups, ce fut d'abord celui de tourner le dos à ce que la gauche avait promis qu'elle ferait : vaincre la crise par la relance. Ce fut ensuite d'assumer ces choix.    Evoquer sa longévité à l'Hôtel Matignon, c'est aussi souligner le confort qu'il a procuré au président. Certes, à l'Elysée, ceux-là même qui s'étaient promptement inquiétés d'un premier ministre trop haut dans les sondages pour ne pas faire ombrage à François Mitterrand, avaient tout aussi promptement désigné le même homme comme un boulet empêchant le président de prendre vraiment son envol. François Mitterrand, pourtant, l'avait gardé, parce que Pierre Mauroy avait épousé les nécessités du parcours présidentiel. Il se fit donc discret sans jamais rechigner à la tâche, alors même que son intérêt personnel lui eût commandé de partir au plus tôt.    Le jeu de la Ve République consiste d'ailleurs, pour un président, à pouvoir sacrifier ainsi son premier ministre. Ce président-là excellait en outre à suggérer que, s'il n'avait tenu qu'à lui... Il a aujourd'hui abandonné ce terrain pour expliquer qu'il partage la responsabilité des choix, et donc des erreurs, de son premier ministre. Ce n'est que justice. Car il est impossible à quiconque de dire de quoi était fait le dialogue des deux hommes, sinon que ce dialogue était devenu permanent.    Personne ne peut, avec précision, faire le départ entre ce qui, dans le succès, reviendrait au président et ce qui, dans l'erreur, incomberait à son premier ministre. Ainsi de l'erreur politique qu'est devenu le texte d'Alain Savary : c'est à la rentrée de 1983 qu'il fut décidé de lancer une contre-offensive idéologique.    " Il faut faire de la politique " : telle était la consigne. On explique aujourd'hui que le président n'avait pas en tête cette manière-là de faire de la politique. Mais qui peut dire, ou croire, qu'il se laissa imposer les offensives sur la presse et l'école privée ? Mieux vaut donc considérer qu'il revint à Pierre Mauroy de porter le poids des contradictions de la gauche avec son temps. JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 19 juillet 1984

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