26 juillet 1956 - C'est au moment où Saad Zaghloul prépare le soulèvement qui va arracher l'Egypte au Colonial Office que naît à Alexandrie, le 15 janvier 1918, le premier fils d'un employé des postes nommé Abdel Nasser Hussein. C'est à Alexandrie qu'il reçoit, lors d'une manifestation antibritannique, sa première volée de gourdin d'un policier de Russell pacha. Mais, bientôt, il ne s'en tiendra pas à quelques chahuts de faubourg. Il va chercher un groupe auquel s'intégrer, pour mieux se battre. En 1934, la retraite de Sedky pacha, le seul homme d'Etat conservateur capable de faire barrage à la poussée émancipatrice, rend courage à la jeunesse et au Wafd (1). Lorsque l'Egypte signe avec Londres le traité de 1936 qui est la charte d'une indépendance retrouvée mais encore limitée par l'alliance perpétuelle avec l'Angleterre, le jeune Abdel Nasser anime et conduit nombre de manifestations contre ce qui lui paraît être un compromis déshonorant.
A dix-huit ans, quelle carrière choisir ? Il entame des études de droit, sans beaucoup de succès. Des camarades lui parlent de l'armée.
Le gouvernement wafdiste, en ouvrant les portes de l'académie militaire aux fils de paysans et de petits fonctionnaires, vient de faire une révolution : il faut s'engouffrer par la brèche ouverte.
Le voilà en 1937 à l'académie militaire, où il acquiert très vite son galon de sous-lieutenant : en juillet 1938, il reçoit sa première affectation : Mankabad, en Haute-Egypte, non loin de Beni-Morr, berceau de sa famille. Il y fait la connaissance de deux compagnons qui joueront le rôle le plus important dans sa carrière, Zakaria Mohieddine et Anouar El Sadate. C'est là, nous a-t-il raconté un jour, qu'il fit avec ses deux compagnons le premier serment de " libérer l'Egypte ".
Mais voici la guerre. L'Egypte est l' " alliée perpétuelle " de l'Angleterre. Bien peu d'Egyptiens ont une vision historique assez claire pour considérer que, en dépit de tout, c'est là que se situe la voie de la liberté. Beaucoup voient dans l'Axe, non certes un idéal, mais la force capable de ruiner l'ennemi anglais. Ainsi pensent la plupart des jeunes officiers. Plusieurs des futurs compagnons de Nasser sont pris alors qu'ils tentaient de rejoindre Rommel. Déjà plus pondéré que les autres, Gamal lui-même semble s'être tenu à l'écart de l'aventure. Le capitaine Abdel Nasser est nommé instructeur à l'école militaire d'Abassieh.
C'est alors qu'il commence à rassembler autour de lui un groupe de camarades : il ne s'agit pas encore de la société secrète qui prendra le pouvoir en 1952, mais le mouvement est lancé.
Colère
Il faudra encore une guerre pour l'accoucher. Le 15 mai 1948, l'Etat d'Israël est proclamé. Le même jour, les armées des Etats arabes entrent en guerre.
Jeune commandant, il s'y montre tour à tour enthousiaste militant de la cause palestinienne, puis amer et sceptique à l'égard des alliés arabes, désenchanté sur le compte de l'armée égyptienne, et de plus en plus indigné du comportement du commandement et de l'état d'abandon où est laissée la troupe. Trois mois après le début des hostilités, il est blessé d'une balle à la poitrine. A peine remis, il se retrouve encerclé dans la fameuse poche de Fallouga, où, avec quelques centaines d'hommes et d'officiers, sous les ordres d'un chef noir fameux pour sa bravoure, le colonel Taha, il prouve que les Egyptiens aussi savent se battre.
Les officiers égyptiens rentrent au Caire vaincus et ulcérés, bouillant d'une colère qui vise le roi et son régime plus que l'adversaire.
C'est alors que commence la vraie lutte contre le pouvoir, l'organisation de la société des officiers libres (Dohbat el-Ahrar), qui sera l'arme de la révolte armée. Mais Nasser ne se contente pas de monter une cabale corporatiste au sein de l'armée, il cherche des alliés et d'autres thèmes de combat : avec les Frères musulmans, avec les groupements marxistes, du côté du Wafd.
La révolte
Il cherche, pour le mouvement qu'il prépare et dont il n'a pas encore prévu l'ampleur, un " patron " : dans une société comme celle de l'Egypte, une bande de galopins militaires de trente ans, sans étoiles sur les épaules, ne pourraient inspirer confiance. Alors, il prend contact avec quelques personnalités de l'armée. Le vieux maréchal Aziz El Masri, sorte de Bernard Shaw en culotte de peau, ne fait pas très sérieux. Le général Sadek se récuse. Reste ce général Néguib qui s'est signalé en 1942, puis en Palestine. Il ne dit pas non.
Survient l'année 1952. Comme en 1918, l'Egypte semble en proie à une sorte de long vomissement. Farouk est ouvertement méprisé, conspué à la sortie des cinémas. Le grand parti national, le Wafd, s'est amolli et dissocié du pouvoir. L'armée est encore toute à son humiliation de 1948. Le Soudan semble définitivement séparé de la basse vallée du Nil par la politique anglaise. Sur le canal, les troupes de Churchill tiennent plus fermement que jamais les bases-clés. Des volontaires, recrutés notamment chez les Frères musulmans, leur mènent tout de même la vie dure.
Mais, le 26 janvier, l'artillerie britannique massacre une centaine de policiers égyptiens de la zone du canal. C'est le signal, au Caire, d'une explosion nationale qui dégénérera en émeute plébéienne, puis en pillage et en tuerie, enfin en un incendie qui ne fut pas seulement celui des beaux quartiers du Caire mais celui du régime monarchique.
Six mois durant, le roi allait tenter de survivre, d'un gouvernement à l'autre, usant de ses derniers atouts.
Peine perdue : le pouvoir est à prendre. Nasser, maintenant lieutenant-colonel, donne un coup de sonde. Il fait présenter Mohammed Néguib comme candidat à la présidence du Club des officiers. Le roi oppose son veto, sachant que derrière le bon général se dissimulent les têtes brûlées de l'armée. Il est donc temps d'agir dès lors que le complot est éventé.
Le 22 juillet 1952, Farouk est à Alexandrie, accompagné de la cour et du gouvernement, qui l'y suivent chaque année sur la plage. Mais à 200 kilomètres de là, vers 10 heures du soir, dans la petite villa de Mencheit-El-Bakri, banlieue du Caire, le lieutenant-colonel ( " bikbachi " ) Nasser déclenche l'opération qui commence par l'arrestation du général Farid, chef d'état-major. A minuit, les conjurés se sont assuré le contrôle de l'ensemble des quartiers militaires. A 2 heures, ils tiennent la radio.
Ces conjurés de la nuit n'ont pas encore choisi de s'emparer de l'ensemble de l'appareil de l'Etat, ni même de renverser Farouk. Ils ne se contentent pas de placer à leur tête, le jovial général Néguib, nommé commandant en chef. Ils vont chercher, pour en faire le chef du gouvernement, le vieil Ali Maher, sorte de M. Thiers de l'Egypte contemporaine, royaliste bon teint. Est-ce pour se donner un temps de réflexion ? Ou pour s'assurer les services d'un bon avocat, mieux fait que les rebelles pour convaincre Farouk de se retirer sans drame ?
Trois jours durant, les palabres vont bon train : faut-il tuer Farouk pour assurer la révolution? Nasser s'y oppose. Et, le 26, le souverain est conduit sur son yacht de familier de Monte-Carlo et renvoyé à son univers, celui des casinos. Décision où se mesure à la fois la non-violence originelle de cette " révolution " si typiquement égyptienne et le talent politique du stratège du mouvement, qui sait ruiner son adversaire sans le tuer.
Comme ils étaient fiers, alors, de leur " révolution blanche ", les jeunes officiers! Mais, quelques semaines plus tard, ils feront exécuter non un roi, ni un pacha, ni un général félon, mais deux ouvriers d'une usine proche d'Alexandrie qui ont confondu le coup du 23 juillet et la prise du palais d'Hiver...
Au pouvoir
Ce seront tour à tour la proclamation de la réforme agraire, qui limite théoriquement la propriété rurale à 200 feddans (83 hectares) et qui, faute d'assurer l'égalité et le rendement, brisera la féodalité et provoquera le transfert vers l'industrie du capital terrien puis l'épuration et l'élimination des partis politiques, presque tous corrompus et déshonorés, mais dont l'existence était tout de même garante d'une sorte de démocratie par compensation ensuite la proclamation de la République, dans un climat déjà altéré par l'inquiétude et où commencent à se faire sentir les dissensions entre leaders du " mouvement " enfin, la négociation avec les Britanniques pour l'évacuation de la base du canal.
Voilà justement que les deux chefs, le général à la pipe et le colonel au regard triste, vont s'affronter. Néguib a beau n'avoir été que l'ouvrier de la onzième heure, il a fini par se prendre au sérieux. Sa popularité est telle qu'il lui vient à l'idée d'en user. D'autant qu'il n'est pas d'accord sur le fond : pour lui, l'armée devait seulement agir comme un levier, avant de laisser la place aux civils, dont c'est le métier. Pour Nasser, la classe politique entière était pourrie, le système électoral rétabli ne pouvait conduire qu'au rétablissement de la féodalité. Seuls les jeunes officiers étaient capables de maintenir une certaine pureté et de nettoyer l'Etat.
Néguib tenta de s'imposer, réclama le droit de veto au sein du Conseil de la révolution, fut mis en minorité par Nasser, démissionna, vit se prononcer pour lui des officiers de gauche, partisans eux aussi du " retour aux casernes ", fut ramené par eux au pouvoir. Six semaines durant, le pouvoir balbutia, bégaya, changea de mains. Nasser fit jouer le sens corporatiste des officiers, en appela aux syndicats ouvriers, mata la foule, reprit la main et sortit de la crise premier ministre. Mais il restait isolé et la conclusion de l'accord avec les Britanniques, imposant leur départ tout en créant un lien entre Le Caire et les Occidentaux, excita contre lui la colère de ceux qui ne toléraient de règlement qu'inconditionnel.
A la fin de 1954, Gamal Abdel Nasser est une manière de pharaon, disposant de tous les pouvoirs, de tous les moyens d'information, de tous les moyens de pression, de l'appareil d'Etat et de production.
Son pouvoir s'appuie à la fois sur l'armée, rameutée dans son immense majorité autour de lui, sur une bonne partie de la paysannerie, dont la réforme agraire a légèrement amélioré le niveau de vie (surtout par les dispositions baissant les taux des loyers), sur la majorité du monde ouvrier en formation et bientôt sur la " nouvelle classe ", formée à la fois de fonctionnaires bien nantis, de petits industriels substitués aux riches Syriens et Libanais, et d'officiers démobilisés et placés aux postes-clés de l'économie.
Le régime, avec ce mélange d'ouvriérisme, de militarisme, de dynamisme industriel, de nationalisme, fait alors penser à la fois à ceux d'Ataturk et de Peron-moins la popularité du chef, car Gamal reste impopulaire. Il lui faudra affronter de graves crises internationales pour apparaître, face aux grandes puissances, comme le défenseur de la dignité égyptienne, puis arabe. Alors ces relations chagrines se muent en de véritables noces. Déjà, à Bandoung, en avril 1955, où il découvre le tiers-monde, au côté de Zhou Enlai et de Nehru, il a parlé contre le colonialisme et pour la neutralité à son retour, il est, pour la première fois, acclamé par la foule. Puis ce sera l'immense partie de poker de Suez.
L'affaire a commencé à Gaza en février 1955, où un raid de représailles israélien lui a fait toucher du doigt l'infériorité de son armée. Il cherche par tous les moyens à se procurer des armes, à l'Ouest d'abord, puis à l'Est. En septembre, il signe un contrat d'armes avec Prague, provoquant l'émoi de Washington et s'aliénant le secrétaire d'Etat Foster Dulles. L'affaire se complique avec l'annulation du prêt consenti par les Anglo-Américains au Caire pour la construction du haut barrage d'Assouan. C'est le 18 juillet 1956, au cours d'une conférence tenue à Brioni entre Nehru, le maréchal Tito et lui-même, que Nasser apprend la nouvelle. Sa réaction est foudroyante : au cours d'un discours tonitruant, le 26 juillet, il annonce à Alexandrie la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez. On n'a pas oublié la tentative de riposte franco-britannique, l'opération combinée de Londres, de Paris et de Tel-Aviv-seul vainqueur sur le terrain. Le Raïs a été à deux doigts de la défaite militaire, mais Washington et Moscou obligent les envahisseurs à se retirer. Il a gagné.
Il a su transformer un désastre en triomphe. Fini le bikbachi morose.
" Yaich Gamal, Yayia Nasser ! " Le dur Raïs, le patron, s'est mué en un zaïm, un faiseur de mots, faiseur de pluie, faiseur de miracles... Le rude maître de l'Egypte est devenu le professeur d'espoir du monde arabe tout entier.
Ce triomphe est lourd d'un immense péril : choisissant l'arabisme, qui lui ouvre la voie d'alliances étendues à 80 millions de " frères ", de Casablanca à Aden, il entre ainsi dans un jeu épuisant d'équilibres, de conquêtes, de replis et d'arbitrages toujours recommencés-et par la voie de l'arabisme dans celle de la guerre permanente avec Israël.
JEAN LACOUTURE
Le Monde du 30 septembre 1970
