Le Cahier rouge
Publié le 27/03/2013
Extrait du document
«
Buste de Mme de
Charrière, par Houdon
~ ---- --- EXTRAITS
Début de livre et début de vie
Je suis né le 25octobre1767, à Lausanne,
en Suisse, d'Henriette de Chandieu,
d'une
ancienne famille française, réfugiée dans le
pays de
Vaud pour cause de religion, et de
Juste Constant de Rebecque, co
lonel dans un régiment suisse au
service
de Hollande.
Ma mère
mourut en couches, huit jours
après ma naissance.
Le premier gouverneur dont
j'aie conservé un souvenir un
peu distinct fut un Allemand
nommé Stroelin, qui me rouait
· de coups, puis m'étouffait de ca
resses
pour que je ne me plai
gnisse pas à mon père.
Je lui tins
toujours fidèlement parole, mais
la
choses' étant découverte mal
gré moi, on le renvoya de la
maison.
Il avait eu, du reste, une
idée assez ingénieuse, c'était de
me faire inventer le grec pour
me l'apprendre, c'est-à-dire
qu'il me proposa de nous faire à
nous deux une langue qui ne serait connue
que de nous :
je me passionnai pour cette
idée.
( ...
) Je savais déjà une foule de mots
grecs, et
je m'occupais de donner à ces mots
de
ma création des lois générales, c'est-à
dire que j'apprenais la grammaire grecque,
quand mon précepteur fut chassé.
J'étais
alors âgé de cinq ans.
Le commencement
d'une amitié ambiguë
Ce fut à cette époque (1787) que je fis
connaissance avec la première femme d'un
esprit supérieur que j'aie connue, et l'une
de celles qui en avaient le plus que j'aie ja
mais rencontrées.
Elle se nommait Mme de
Charrière.C'était une Hollandaise d'une
des premières familles de ce pays, et qui,
dans sa jeunesse, avait fait beaucoup de
bruit
par son esprit et la bizarrerie de son caractère
.(
...
) Son esprit m'enchanta.
Nous
passâmes des jours et des nuits à causer en
semble .
Elle était très sévère dans ses juge
ments sur tous ceux qu'elle voyait.
J'étais
très
moqueur de ma nature.
Nous nous
convînmes parfaitement.
Mais nous nous
trouvâmes bientôt
l'un avec l'autre des rap
ports plus intimes
et plus essentiels.
Mme de
Charrière avait une manière si originale et
si animée de considérer la vie, un tel mépris
pour les préjugés, tant de force dans ses
pensées, et une supériorité si vigoureuse et
si dédaigneuse
sur le commun des hommes,
que dans ma disposition, à vingt ans,
biza"e
et dédaigneux que j'étais aussi, sa conver
sation m'était une jouissance jusqu'alors in
connue .
Je
m'y livrai avec transport.
Son
mari,
qui était un très honnête homme, et
qui avait ·de l'affection et de la reconnais
sance
pour elle, ne /'avait menée à Paris
que pour la distraire de la tristesse où
l'avait jetée l'abandon de l'homme qu'elle
avait aimé.
Elle avait vingt-sept ans de
plus
que moi, de sorte que notre liaison ne pou
vait l'inquiéter.
Il en
fut charmé et /' encou
ragea de toutes ses forces.
Je
me souviens
encore avec émotion des jours
et des nuits
que nous passâmes ensemble à boire du thé
et à causer sur tous les sujets avec une ar
deur inépuisable.
Cette nouvelle passion
n'absorbait pas néanmoins tout mon temps.
La maison
natale de
Constant,
à Lausanne
NOTES DE L'ÉDITEUR
Mme de Charrière ou la libération
des passions
«C'est qu'avec Madame de Charrière,( ...
)
le Constant de la vingtième année peut
enfin être tout lui-même.( ...
) Madame de
Charrière tout ensemble libère et galvanise
chez Benjamin toutes les formes de la
passion, et si, ainsi que le dit
Le Cahier
rouge,
pendant qu'il fera toutes ses
enrageries, Madame de Charrière reste la personne
qui occupe véritablement sa tête et
son cœur, cependant, bien
qu'à l'origine et
au centre elle soit celle qui déclenche le
plus fou des feux d'artifice, cependant les
gerbes fusent et retombent dans toutes les
directions, excepté justement sur elle.
»
Charles Du Bos, Grandeur et misère de
Benjamin Constant,
éditions Corra, 1946.
La finalité modeste de l'œuvre
« Bien loin de capter, de confisquer
l'individu, on ne saurait même soutenir que l'œuvre
le libère :
il est rare qu'elle
intervienne, et lorsqu'elle intervient, elle ne
résout pas: elle constate.( ..
.
) L'œuvre
appartient à l'ordre du constat ; et, une fois
établi, si l'esprit, mais lui seul, est purifié
par la compréhension finale, ce constat
laisse l'individu en face de soi, aux prises
avec une situation au dedans comme au
dehors inchangée.
A chaque moment de sa
vie, Constant se retrouve tel
qu'il est.»
Charles Du Bos, op.
cit.
1 Ed~a 2 lithograph ies de du Bos, 3 coll.
baron de Marenholz 4 buste de Houdo n 5 coll.
Bride! CONSTANT0 3.
»
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