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Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions ?

Publié le 03/01/2004

Extrait du document

Thénardier ranime un blessé évanoui sur le champ de bataille. Son acte est cependant odieux car il ne l'a ranimé qu'en secouant son gilet pour dérober sa montre. Au rebours, l'infirmier qui, croyant donner à un malade un médicament lui fait avaler un poison - qu'un autre a déposé sur sa table de nuit - agit moralement, malgré le résultat déplorable dont il n'est pas responsable. Pour Kant donc, ce n'est jamais le contenu matériel de l'acte qui doit déterminer le jugement moral. Marqué par le protestantisme piétiste, Kant introduit en quelque sorte dans son éthique, en la laïcisant, l'idée que les « oeuvres » ne comptent pas sans la « foi ». Tout à l'opposé d'une morale matérialiste des oeuvres, du résultat, Kant prône une éthique mystique où seule compte l'intention secrète des âmes. Ainsi, « ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès ». Il n'y a que l'intention qui compte et alors même que la bonne intention « dans son plus grand effort n'aboutirait à rien, elle n'en brillerait pas moins ainsi qu'un joyau de son éclat propre, comme quelque chose qui porte en soi sa valeur tout entière ». Seule la bonne volonté, cad la volonté d'agir conformément aux prescriptions du devoir moral, vaut absolument. Certes les talents de l'esprit comme l'intelligence, le jugement, la vivacité d'esprit, ainsi que les qualités de tempérament comme le courage, la persévérance, l'esprit de décision, sont, sans aucun doute, des choses bonnes en elles-mêmes.

« Comprenons bien la théorie de Kant.

Ce qu'il nomme intention n'est pas « une simple velléité » ; Kantne veut évidemment pas dire qu'il suffit d'avoir le projet du bien, et qu'il importe peu d'avoir ou non lecourage d'exécuter ce projet.

J'ai « l'intention » de souscrire à des oeuvres philanthropiques ou dediscipliner ma vie déréglée, par exemple.

Si cette intention reste lettre morte et si je retombe dansmon égoïsme et mes passions, je ne suis évidemment pas justifié aux yeux de Kant ; en revanche, sides circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchent d'exécuter mes intentions, moralementcelles-ci gardent toute leur valeur.

On voit que chez Kant l'intention ne s'oppose pas à l'acte ; uneintention qui me dispenserait d'agir ne serait pas une intention ! Mais l'intention, au sens kantien dumot, c'est le sens, c'est l'âme même de mon acte d'après laquelle celui-ci sera jugé.Seulement, même ainsi présenté, le point de vue kantien appelle des réserves.

Car il ne suffit pas quel'intention soit courageuse, il ne suffit pas qu'elle aille jusqu'au bout de son acte - cet acte réellementaccompli qui est la preuve de l'intention parce qu'il en est l'épreuve - pour valoriser l'action.

Il faut quel'action ait en elle-même une valeur morale.

On ne saurait accepter une éthique purement subjectiveoù l'acte moral soit uniquement apprécié par rapport à l'intention qui l'inspire.

Beaucoup d'hommes, eneffet, ressemblent à l'ours de la fable qui lance un gros pavé sur le visage de son maître endormi dansl'excellente intention de le délivrer d'une mouche importune.

Les grands inquisiteurs torturaientl'hérétique dans l'intention de le convertir et de lui épargner les tourments infinis de l'enfer.

Desparents pleins de bonne volonté peuvent, dans l'excellente intention de surveiller leurs enfants, de leuréviter des expériences pénibles, de les protéger des dangers de la vie, en faire des inadaptés et destimides incurables.

Dira-t-on que de tels actes sont moralement parfaits sous prétexte que la bonnevolonté de leurs auteurs est certaine, sous prétexte que leur âme est pure ? Accordons à Kant que labonne intention est la condition nécessaire de la valeur morale d'un acte.

Elle n'est pas une condition suffisante.

Il ne nous semble pas possible, à notre époque, d'accepter le principe d'une morale mystique qui se soucierait exclusivementde la pureté des consciences et serait indifférente à la matière même des oeuvres.

En fait, nous sentons bien que nous avons le devoird'augmenter la quantité de bien dans le monde, de travailler au bonheur humain, d'aider le prochain à s'épanouir pleinement.

Nous nepouvons nous contenter d'une morale formelle, car il faut agir concrètement, il faut incarner les valeurs dans le monde.

Hegel a bienmontré que le culte kantien de la bonne intention, de la « belle âme » qui « vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité »dissimule un secret égoïsme.

Se contenter d'agir avec de « bonnes intentions » sans se soucier de la valeur objective du résultat, n'est-cepas s'assurer une sécurité intérieure à bon compte ? L'intention risque alors d'être un refuge, un alibi comme dans la morale de l'enfantqui s'évite des reproches en assurant qu'il n'a pas fait le mal « exprès ».

Pascal avait sévèrement critiqué, dans sa septième Provinciale,les directeurs de conscience qui assuraient qu'il suffit de valoriser l'intention pour justifier l'acte (par exemple, vous pouvez refuserl'aumône au mendiant du carrefour à condition que ce soit dans l'intention de l'inciter au travail et non dans l'intention de le faire mourirde faim).

Sans doute, Kant serait-il le premier à condamner l'hypocrisie de ces moralistes, qui, disait Pascal, « contentent le monde enpermettant les actions et satisfont l'Évangile en purifiant les intentions ».

Mais, à côté de ces hypocrisies grossières, n'est-il pas deshypocrisies plus subtiles que la morale de la pure intention a du mal à éviter ? Notre bonne conscience ne cache-t-elle pas quelquepréjugé issu de l'éducation ? Ne masque-t-elle pas un besoin de domination habile à se vêtir — pour les autres et pour soi-même deprobité candide ? La Rochefoucauld, bien avant les modernes psychanalystes, nous a appris à nous méfier de nos intentions.La morale de l'intention pure n'est pas plus satisfaisante qu'une morale qui jugerait seulement au résultat.

La morale de l'intention estune morale d'enfant.

L'enfant n'est guère capable de réflexion.

il ne peut pas prévoir les conséquences de ses actes.

L'essentiel est qu'ilsoit sage, obéissant, qu'il fasse preuve de bon vouloir et ne fasse pas le mal « exprès ».

On lui pardonnera des bévues car, après tout,ses actes ont peu de portée.

Une morale « pour adultes avertis » doit être plus exigeante.

L'attitude opposée, cependant, qui négligel'intention et ne voit que le résultat n'est pas meilleure.

Dans Humanisme et Terreur, Merleau-Ponty soutient que pendant l'occupation allemande de la France (1940-1944) les « collaborateurs » des Allemands ont eu tort et les « résistants» ont eu raison parce que l'Allemagne a été finalement battue.

Est-ce à dire que le courage desrésistants eût été moralement sans valeur en cas d'échec ? Merleau-Ponty eût-il condamné leshéroïques républicains de la guerre d'Espagne parce qu'ils furent vaincus ? Il serait trop simple et tropcontraire à la conscience morale universelle de confondre à la manière hégélienne le « cours desévénements » avec la « vertu » et « l'histoire du monde » avec son « jugement dernier» . Au vrai, une morale réellement humaniste s'efforcera de tenir les deux bouts de la chaîne et deprendre en considération, tout à la fois, l'intention et le résultat.

La dialectique de l'intention et de l'acteest riche et complexe.

Il y a d'une part une plénitude, une complexité de l'acte par rapport à l'intention,car mes actes me dépassent, ils ont, à côté des conséquences que j'en espère, une foule d'autresrésultats que je n'avais prévus.

Mais, d'autre part, l'intention est plus riche que l'acte, plus mystérieuse.Il m'est si difficile de connaître tous les motifs, simples ou compliqués, honorables ou inavouables quime conduisent à poser tel acte très simple.

Au fond, je me sens toujours dépassé à la fois par mesactes dont je ne devine pas toutes les conséquences et par mes intentions dont je ne sais jamais cequ'elles peuvent dissimuler à mes propres yeux.

La conclusion c'est que la conscience de l'honnêtehomme n'est pas, ne peut pas être une conscience tranquille.

Mesurons, tout d'abord, la différence quiexiste, pour reprendre des termes thomistes, entre l'intention de l'agent (finis operantis) etl'intentionalité de l'acte (finis operis).

L'idéal c'est que notre conscience soit assez lucide pour posséderla signification réelle de l'oeuvre que nous allons accomplir, l'idéal c'est que l'intention de l'agent (lebut que nous nous proposons) soit assez éclairée pour être adéquate à l'intentionnalité de l'oeuvre(c'est-à-dire à sa signification réelle).En termes plus simples, il ne suffit pas d'avoir bonne conscience, encore faut-il nous efforcer de savoir exactement ce que nous faisons.

Ilne suffit pas d'avoir de bonnes intentions, encore faut-il agir avec une conscience informée.

C'est le moraliste Rauh qui insiste sur lanécessité de « l'expérience morale », c'est-à-dire de l'entreprise d'information et de documentation destinée à « éclairer » la conscience.«La qualité des âmes», dit Brunschvicg, «ne dispense pas de la qualité des idées » .

On accordera qu'un imbécile bien intentionné n'estpas un agent moral à citer en modèle.

Certes, en matière de moralité la conscience reste le juge suprême.

Encore faut-il qu'elle nes'enferme pas en soi-même pour savourer paisiblement sa bonne foi, mais qu'elle s'ouvre à tous les problèmes et à tous les risques dumonde afin que sa moralité ne soit pas seulement un rêve, mais une oeuvre.. »

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