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Comment juger le désir de connaître ?

Publié le 27/08/2011

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A. — Valeur de l'ignorance.

La premiere loy que Dieu donna jamais à l'homme, ce fust une loy de pure obeïssance ; ce fust un commandement nud et simple où l'homme n'eust rien à connoistre et à causer ; d'autant que l'obeyr est le principal office d'une ame raisonnable, recognoissant un celeste superieur et bienfacteur. De l'obeir et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider tout peché. Et, au rebours, la premiere tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa première poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science et de cognoissance : Eritis sicut dil, scientes bonum et malum (1) Et les Sereines, pour piper Ulisse, en Homere, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir..Voylà pourquoy l'ignorance nous est tant recommandée par nostre religion comme piece propre à la creance et à l'obeïssance. (...)

Ceux qui reviennent de ce monde nouveau qui a esté descouvert du temps de nos peres par les Espaignols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat et sans loy, vivent plus legitimement et plus regléement que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix qu'Il n'y a d'autres hommes et qu'il n'y a d'actions. C'estoit ce que disoit un senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoient l'aleine puante à l'ail, et l'estomac musqué de bonne conscience ; et qu'au rebours ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans toute sorte de vices ; c'est à dire, comme je pense, qu'ils avoient beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grand faute de preud'hommie. L'incivilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse, s'accompaignent volontiers de l'innocence ; la curiosité, la subtilité, le sçavoir traînent la malice à leur suite ; l'humilité, la crainte, l'obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile et presumant peu de soy.

Les Chrestiens ont une particulière cognoissance combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain ; c'est la voye par où il s'est précipité à la damnation eternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption : c'est l'orgueil qui jette l'homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aimer mieux estre chef d'une trouppe errante et desvoyée au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge, que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d'autruy, à la voye batué et droicturiere.

MONTAIGNE. Essais, Livre II, Chapitre XII.

(1) « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal.. (Genèse, III, 5.)

B. — Maîtrise de la nature.

 Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi directement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, qùe, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable ; mais, sans que J'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout ce qu'on y sait n'est presque rien en comparaison de ce qui reste à y savoir ; et qu'on se pourrait exempter d'une infinité de maladies, tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. Or, ayant dessein d'employer toute ma vie à la recherche d'une science si nécessaire, et ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant, si ce n'est qu'on en soit empêché ou par la brièveté de la vie ou par le défaut des expériences, je jugeais qu'il n'y avait point de meilleur remède contre ces deux empêchements que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j'aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu'il faudrait faire, et communiquant aussi au public toutes les choses qu'ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé et ainsi, joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire.

DESCARTES. Discours de la méthode (1637).

 

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