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concurrence regalienne

Publié le 18/05/2013

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Georges SOREL (1847-1922) Introduction à l'économie moderne (1903) Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Georges SOREL (1847-1922) Introduction à l'économie moderne. (1922) Une édition électronique réalisée à partir du livre Georges Sorel (1903), Introduction à l'économie moderne. Paris: Librairie des sciences politiques et sociales Marcel Rivière, 1922, 2e édition revue et augmentée. Collection "Études sur le devenir social", 430 pp. Une édition réalisée grâce à la précieuse coopération de Serge D'Agostino, professeur de sciences économiques et sociales en France, qui m'a si généreusement prêté son vieil exemplaire de ce livre. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5'' x 11'') Édition complétée le 13 mai 2003 à Chicoutimi, Québec. Table des matières Avertissement pour la troisième édition Avant-propos Première partie : De l'économie rurale au droit I. - Les premières formes de l'économie considérée comme science propre aux hommes d'État : préoccupations financières, influence des humanistes, équité naturelle. - Théories ricardiennes tendant à la mathématique ; circonstances qui leur donnèrent naissance. - Efforts contemporains pour passer à une économie pratique : difficulté que présente l'intelligibilité de la nouvelle économie II. - Grande influence de l'économie du coton ; déspécialisation ; les ouvriers sont considérés du point de vue quantitatif. - Physique sociale. - Confiance absolue dans la rationalité croissante du monde. - Importance de l'agriculture scientifique. - L'économie concrète recherche les phénomènes qui présentent les différences les plus accusées. - Exemple donné par Marx III: - Changement de point vue des socialistes parlementaires ; causes politiques de ce changement. - Théories exposées par Jaurès en 1897 et sa polémique avec Paul Leroy-Beaulieu. - Il découvre les paysans en 1900. - Recherches de Vandervelde sur la Belgique. - Classification des divers genres de domaines ; méthodes de Roscher et de Vandervelde ; celui-ci défigure les conceptions de Roscher et n'aboutit à rien, faute de pénétrer ce qu'est le fond de la vie rurale IV. - Recherches de Le Play et de Demolins. - Effort tenté par de Tourville pour donner une base à la science sociale. - Pourquoi l'étude de la famille ouvrière est-elle fondamentale ? La psychologie des peuples : tout ce qui est de nature bourgeoise est superficiel. - Familles rivées au travail, - Divers aspects sous lesquels se présente l'étude des classes ouvrières. - Sentiment juridique du peuple ; cas où il est rattaché au travail et cas où il est importé par des bourgeois. -Chez les paysans il se manifeste surtout dans les coutumes successorales V. - But pratique poursuivi par Le Play - imitation des peuples prospères. - Influence saint-simonienne. - Sa manière de diviser l'histoire de France et celle d'Angleterre. - Les postulants juridiques sur lesquels s'appuie la méthode suivie par Le Play. - Grande importance qu'il attache à la pureté des rapports sexuels. - Rôle de la famille. - Conclusion relative à la situation économique des ouvriers, déduite des observations de Le Play. VI. - Attaques de Le Play contre les juristes. - Le tutiorisme des juristes et leur défiance des nouvelles lois. - Reproches injustes qu'on leur adresse à propos de leur travail normal. -L'opportunité et le droit. - L'importance de l'idée d'opportunité dans la législation relative à l'agriculture. - Travaux d'amélioration collective ; servitudes spéciales imposées aux forêts et aux mines. - Remembrement et colonisation intérieur VII. - La colonisation requiert des formes spéciales et les forces productives ne se créent pas sous le régime de l'exploitation normale. L'histoire des antiques monastères bénédictins. Grandes analogies que présente cette histoire avec celle du capitalisme ; facilité d'avoir de la main-d'?uvre ; accumulation primitive ; technique supérieure ; discipline. - Échec de la règle de saint Columban. - Décadence des sociétés qui lie s'occupent plus que de la consommation Deuxième partie : Socialisation dans le milieu économique I. - Collectivisme partiel. - Théories de Proudhon sur les réformes du milieu économique. - Distinction de la production et de l'échange dam Marx. - Contradiction existant entre l'ordre adopté dans les formules et l'ordre historique des changements. - Opposition entre la production et l'échange, au .point de vue des reformes. - Observations faites par Paul de Bousiers sur les comptoirs de vente. - Nouveaux programmes socialistes II. - Théorie proudhonienne de la propriété et influence des goûts paysans de Proudhon. - Théorie de la possession. - Son idéal de la propriété, issu en partie d'idées romaines, et son analogie avec celui de Le Play. - Le fédéralisme et son interprétation. - La propriété n'a pas réalisé le mouvement prévu par Proudhon III. - La coopération comme auxiliaire du capitalisme. - Coopératives d'achat et de vente. - Analogie de la coopérative et de l'économat. - Alimentation administrative. - Rapprochements établis entre les coopératives et les institutions démocratiques. - Doutes sur la manière dont fonctionnement ces sociétés. - Ancien système de la boulangerie parisienne; assurances contre la hausse des denrées proposée par Ch. Guieyesse IV. - La coopération considérée comme un moyen d'entretien des forces de travail. - Autres institutions ayant le même but : construction des logements ouvriers et caisses de secours. -Assurances contre les cas fortuits : les diverses formes qu'elles revêtent. - Importance toujours croissante de l'assurance rurale. - Accidents du travail. - La houille comme source universelle de force et la nationalisation des mines V. - La partie spirituelle du milieu économique. - La technologie cesse d'être propriété ; le brevet d'invention. - L'apprentissage passe de l'atelier dans les écoles. - Conception démocratique de l'enseignement populaire. - Discipline des ateliers. - Comment elle s'est produite ; législation napoléonienne. - Les nouvelles conditions techniques et le nouveau régime des ateliers progressifs VI. - Classement des institutions qui ont une influence indirecte sur l'économie. - Les deux aspects sous lesquels se présente l'État. - Les divers rôles de l'État. - La neutralité du milieu économique. - Confusion fréquente entre la loi du milieu économique et celles de l'atelier ou de l'État VII. - Difficultés que présentent les gestions par les pouvoirs publics. - Expérience de l'antisémitisme viennois. - Les exploitations à but fiscal. - Fiscalité du Moyen-Age s'appliquant surtout aux échanges. - Ancienne bureaucratie, sa décadence et sa prochaine disparition. -Contrôle des citoyens sur les fonctionnaires. - Différence des points de vue démocratiques et socialistes Troisième partie : Le système de l'échange I. - Les transports. - Distinction de la ville et de la campagne. - Diverses sortes de communications rurales et leurs rapports avec la nature de la propriété. - Chemins de fer : voyageurs et marchandises. - Les tarifs légaux et sa conception mutuelliste. - Influence de la démocratie plus favorable aux transports de personnes qu'à ceux des marchandises. - Péages II. - Plaintes des producteurs contre la distribution de crédit. - Enthousiasme provoqué par les premières banques. - L'usure ancienne et l'Église. - Position particulière de saint Thomas et ses origines. - La lutte contre l'influence musulmane. - L'usure juive rend inutile l'usure chrétienne et permet de faire une théorie sur l'interdiction absolue du prêt à intérêt III. - Classification des divers genres de crédit d'après les sûretés employées. - Les sûretés délictuelles : clauses pénales, mutilation, excommunication, etc. - Anciennes réductions des dettes. - Monts de piété. - Solidarité des caisses Raiffeissen. - Importance du cautionnement dans l'histoire économique. - Crédit hypothécaire. - Relations entre le prêt et les systèmes de culture. -Anciennes idées des socialistes sur l'hypothèque IV. - Liquidation des dettes de la terre. - Les anciennes banqueroutes monétaires. - Le bimétallisme et ses raisons. - Les Crédits fonciers. - Les obligations à lots. - L'hypothèque maritime et le prêt sur les récoltes V. - Théories sur le prêt à intérêt. - Le prêt assimilé à la commandite ; théories de Bastiat et de Proudhon. - Intervention de l'État. - Assimilation à la location ; théorie des théologiens modernes et de Marx. - Assimilation à la vente ; théorie thomiste. - Explication des contrats à titre gratuit. - Classification des actes juridiques d'après l'échelle de la volonté VI. - Les Bourses de commerce. - Obscurités accumulées autour des questions qui se rattachent à la spéculation. - Traduction des accaparements. - Idées des socialistes parlementaires. - Influence, attribuée aux Bourses sur la dépression des prix. - Analogie entre les affaires de Bourse et les opérations des cartels VII. - Les entrepôts. - Les statistiques. - Les expertises. - Idées de Proudhon sur la disparition des spéculateurs. - L'ancienne, spéculation locale ; sa psychologie ; ses analogies avec l'esprit féodal. - Magasins à blé allemands. - Silos proposés autrefois par Doyère VIII. - Warrants et leur signification. - Théorie moderne, du prêt à l'intérêt, déduite de cette pratique. - Les prétendus warrants agricoles IX. - L'escompte. - La Banque du peuple et les discussions de Proudhon avec Bastiat. Police de l'escompte. - Taux de l'escompte. Étrange théorie de P. Brousse. - Principes actuels de l'administration des grandes banques. - Résumé du système de l'échange Observations générales Subordination des idéologies à un but. - Représentation du mobile par la tension. Inversion de l'ordre historique dans l'idéologie. - Mythes Appendice : L'humanité contre la douleur I. - Cause physiologique de la douleur. - Anciennes théories qui font de la douleur un avertissement donné par la nature. - Hypothèse sur le rôle que jouerait la douleur comme excitation à l'invention. II. - Ascètes asiatiques. - Leurs influences sur les philosophes grecs. - Mystiques chrétiens. - Dévotions considérées comme moyens de combattre la douleur III. - Alcoolisme ; gourmandise et érotisme IV. - Musique. - Sports. - Travail manuel GEORGES SOREL Introduction à l'économie moderne Paris : Librairie des sciences politiques et sociales Marcel Rivière, 1922. Deuxième édition revue et augmentée. Collection : Études sur le devenir social, n? VIII. Retour à la table des matières Introduction à l'économie moderne Avertissement pour la troisième édition Octobre 1919 Retour à la table des matières Cette Introduction à l'économie moderne fut publiée en 1903 par les soins d'un Russe pauvre, qui s'était imaginé de pouvoir fonder une maison de sérieuses éditions socialistes ; son entreprise échoua, comme l'avaient prévu les gens ayant l'expérience des affaires de librairie ; sa modeste collection fut dispersée. J'ai tout lieu de penser que les professionnels de l'économie politique eurent pour mon livre les sentiments de dédain dont font preuve généralement les personnages pourvus de titres officiels, d'idéalisme et de hauts faux-cols en présence des élucubrations de débutants téméraires ; mais depuis que j'ai écrit les Réflexions sur la violence, il est devenu bien difficile aux hommes qui veulent passer pour sérieux, de ne pas étudier les thèses que je propose ; je crois donc que je suis en droit de faire appel de jugements rendus jadis à la légère par un public mal informé, an discernement d'un public mieux informé. Les conditions si difficiles au milieu desquelles se débattent les divers États européens, donnent une singulière actualité aux questions dont j'ai tenté l'analyse. Les immenses misères matérielles et morales que la guerre récente a produites partout, ont provoqué ce qu'on pourrait assez correctement appeler une épidémie d'hystérie communiste. Les peuples affolés par quatre années d'affreux carnages, croient qu'ils ne pourront trouver la paix, l'ordre national et le bonheur que si le capitalisme classique est bouleversé de fond en comble ; l'industrie est en train d'être submergée sous les flots d'interventions plus ou moins étendues de l'autorité, se mêlant d'affaires jadis regardées comme essentiellement privées; des bourgeois qui s'étaient jusqu'ici montrés d'une prudence pusillanime, parlent maintenant de socialisation sur un ton qui permettrait de supposer que les renversements de l'échelle des anciennes valeurs seraient aussi faciles à réaliser qu'une rectification de chemin vicinal. J'ose espérer que ce livre, inspiré de principes proudhonniens, contribuera à faire, comprendre aux gens qui ont des yeux pour voir, qu'il y a plusieurs genres parfaitement distincts de socialisation ; les politiciens que le hasard du parlementarisme conduit à s'occuper de grands problèmes économiques, proposent des réformes hasardées au gré des inspirations de leur petit génie ; j'aurais rendu un sérieux service à mes contemporains, si je parvenais à les amener à étudier les enseignements de Proudhon, assez attentivement pour qu'ils fussent en état de mesurer les avantages et les dangers des projets de réforme qui surgissent de tous les côtés. Les citoyens à l'âme pure, qui au milieu de nos carnavals chauviniques 1 ont conservé la faculté de penser librement, se demandent, avec anxiété si le tohu-bohu économique que la démocratie est en train de nous imposer, ne va pas entraîner un effondrement du droit. Je sais bien que les archimandrites 2 de l'Entente, les Poincaré, les Clemenceau, les Wilson, n'ouvrent jamais la bouche sans proclamer que la défaite de l'Allemagne assure le triomphe définitif d'une merveilleuse Justice, compatible cependant avec notre faiblesse, sur la sauvagerie ; mais l'expérience a, maintes fois, montré que les harangueurs professionnels des foules ont le verbe d'autant plus abondant, plus audacieux et plus bruyant que leur cervelle est plus vide; il n'est pas nécessaire d'être un grand philosophe pour s'apercevoir que les apôtres de la Justice ententiste ont sur le droit des idées moins sérieuses que le plus humble greffier de tribunal. La civilisation moderne, que les bourgeoisies démocratiques prétendent être seules capables de sauvegarder, serait-elle condamnée à tomber en déliquescence, comme cela était arrivé à la civilisation romaine, mal protégée par l'autocratie impériale ? Les lecteurs des Réflexions sur la violence ne mettent probablement pas en doute qu'une révolution prolétarienne, surgissant à la suite d'âpres luttes syndicalistes, serait parfaitement capable d'être la source d'une civilisation complètement originale ; les invasions germaniques avaient apporté au Ve siècle dans le monde, qui avait oublié les vertus quiritaires, ces qualités barbares que Vico place au début des ricorsi 1 ; on ne voit pas, d'autre part, comment une renaissance pourrait se manifester aujourd'hui dans une société dirigée par des rhéteurs, des manieurs d'argent et des politiciens aussi dépourvus d'idées que de grandeur d'âme. Nos bourgeoisies ploutocratiques n'ont pas de hautes ambitions ; elles ne ressentent pas le besoin d'un sublime qui soit assuré d'une gloire éternelle ; elles demandent seulement à durer. La longévité extraordinaire de Byzance qui survécut mille ans à la Rome des Césars, leur semble fournir une expérience très favorable à leurs désirs ; l'empire d'Orient put résister à des assauts formidables, parce qu'il possédait des ressources matérielles énormes (pour le Moyen Age) ; les capitalistes croient donc avoir le droit de ne pas désespérer de l'avenir, tant que le régime actuel sera capable de produire des richesses abondantes. Tous les philosophes disent que l'humanité a besoin de joindre à son pain une nourriture spirituelle ; nos démocraties, si gorgées de biens qu'elles puissent être, seraient condamnées à mort le jour où elles auraient laissé se dissoudre, leurs systèmes juridiques ; conseillées par des hommes avisés, elles semblent disposées de faire les plus gros sacrifices financiers pour sauver au moins ce qu'il y a d'essentiel dans le droit traditionnel. Les doctrines de Proudhon sont fort utiles à connaître pour apprécier cette politique ; il nous a appris que beaucoup de réformes communément nommées socialistes peuvent avoir pour résultat de rendre plus prospère l'utilisation de la propriété privée ; les grandes socialisations les plus probables ne sont peut-être pas destinées à blesser à mort le droit bourgeois qui s'est développé sur l'infrastructure de l'exploitation individualiste. Ces considérations nous aident à comprendre pourquoi, dans les républiques qui se sont constituées sur les ruines des Empires centraux, les partis démocratiques consentent à avoir des représentants dans des gouvernements formés sous l'égide de socialistes. Les démocrates espèrent que les ministres bourgeois parviendront à sauvegarder ce qui pourrait être maintenu des systèmes juridiques bourgeois, sans soulever de trop vives protestations ouvrières. Il faudra quelques années avant qu'on puisse se faire une idée exacte des conséquences qu'a eues une telle collaboration sur l'esprit socialiste des masses ; il ne sera peut-être pas au-dessus des forces de syndicats puissamment organisés d'Allemagne d'empêcher le prolétariat d'abandonner totalement sa mission historique, qui est de produire des conceptions juridiques lui appartenant en propre ; mais il me paraît malaisé d'empêcher les juristes universitaires de corrompre les intuitions prolétariennes, en prétendant leur donner une interprétation savante, sous prétexte de préparer la jeunesse lettrée allemande à. se mettre au courant des compromis qui sont journellement conclus entre socialistes et démocrates. Il ne semble pas que Marx ait jamais eu un sentiment très vif du rôle que joue le droit dans le développement des civilisations ; quand il a voulu en 1875 donner des instructions confidentielles aux rédacteurs du programme de Gotha, il s'est bien gardé d'expliquer ce que serait la « dictature du prolétariat 1 « qui devrait, suivant lui, se réaliser pour permettre le passage du capitalisme au socialisme ; par cette formule énigmatique, il entendait, sans doute, que le nouveau monde naîtrait en pleine nuit juridique. On ne risque guère de se tromper en donnant de ses doctrines la paraphrase suivante. La classe ouvrière victorieuse imposera à la bourgeoisie vaincue toutes les obligations qu'elle croira utiles de créer dans son intérêt 2 ; à la longue, les familles des anciens maîtres capitalistes, reconnaissant l'impuissance des partis de réaction, se résigneront à leur sort, comme la noblesse française s'est résignée après le règne de Napoléon; lorsque les souvenirs des luttes révolutionnaires ne seront plus que matière d'histoire, il apparaîtra des docteurs qui organiseront un système bien ordonné de droits prolétariens. Personne ne s'avisera de contester le rôle historique de la force. Macht geht vor Recht, disent les Allemands ; cette maxime que l'on traduit vulgairement par : « la force prime le droit «, signifie seulement que la force précède le droit. On a souvent répété cette phrase de Marx : « La force (die Gewalt) est l'accoucheuse de toute vieille société en travail 1 «. Mais toutes les formules de ce genre sont trop abstraites pour pouvoir pleinement satisfaire les esprits qui sont habitués à se placer au point de vue du matérialisme historique. Celte philosophie réclame la détermination des mécanismes grâce auxquels la genèse du droit nouveau peut être assurée de se produire régulièrement. Cette genèse suppose une activité longue, patiente et éclairée de corps judiciaires qui obtiennent une autorité morale incontestée grâce à leur savoir, à leur indépendance, à leur souci du bien public ; le respect que le peuple accorde à ces dévoués serviteurs du droit, se reporte sur la jurisprudence qui naît de leurs arrêts ; c'est sur les résultats de leur travail, regardés par tout le monde comme ?uvres de la plus haute raison, que les professeurs opèrent pour donner finalement au droit tout fait l'allure d'une science. Le plus difficile problème que pose la révolution prolétarienne, est celui de savoir comment de telles organisations judiciaires pourront fonctionner : la Grèce, en dépit de la sagesse de ses philosophes, n'a point connu la Justice réelle ; notre bourgeoisie démocratique ne se soucie, en aucune façon, de la sûreté du droit. Il est possible que Marx n'ait pas aperçu les énormes incertitudes que présente la constitution de la société qui succédera à la révolution sociale, parce que son âme était pleine de souvenirs romantiques ; des maîtres universellement admirés enseignaient, au temps de la jeunesse, que les populations archaïques avaient possédé, à un degré éminent, la faculté de créer le droit ; il a pu supposer que le prolétariat allemand ne serait pas inférieur à une tâche de ce genre. Si on accepte cette hypothèse, on est amené penser que par l'expression énigmatique de « dictature du prolétariat «, il entendait une manifestation nouvelle de ce Volksgeist auquel les philosophes du droit historique rapportaient la formation des principes juridiques. Le monde bourgeois a perdu la véritable vocation législative; celle-ci reparaîtrait dans le prolétariat révolutionnaire; mais il ne semble point que Marx ait jamais cherché trop méditer sur cette doctrine qui dépassait un peu trop le niveau intellectuel des Bebel, des Liebknecht et des autres chefs de la social-démocratie 2. Lassalle a voulu combler la lacune que son rival avait laissée dans sa théorie de la révolution sociale ; il s'est souvenu que les juristes des assemblées de la Révolution française avaient prétendu ne pas enregistrer les conséquences d'une victoire du Tiers-État, mais faire triompher la raison longtemps opprimée; il a rêvé une transformation sociale révolutionnaire qui, au lieu de se produire dans une nuit juridique, se manifesterait en pleine lumière du droit. Je ne crois pas que personne aujourd'hui estime que le Système des droits acquis (publié en 1861) ait résolu les questions que Lassalle y a agitées; ce livre me paraît avoir surtout dû son prestige à son obscurité, qui n'est pas moindre que celle du Capital  1 ; mais on ne saurait estimer trop haut le service que Lassalle a rendu au prolétariat allemand, en lui faisant accepter l'idée que le socialisme faillirait à sa mission s'il compromettait l'avenir du droit, par une confiance aveugle dans l'excellence des décisions que pourraient prendre les hommes affranchis du capitalisme 2. Quand les Barbares entrèrent en contact avec les Romains, ils possédaient des velléités de droit qui ont eu une influence considérable sur le développement de la civilisation médiévale ; le droit que réalisera te prolétariat vainqueur dépendra beaucoup des tendances actuelles sur lesquelles s'exerce notre pouvoir ; la principale raison pour laquelle Lassalle possède en Allemagne une autorité plus efficace que celle de Marx, est probablement l'attachement que les ouvriers de ce pays ressentent pour les institutions où se manifeste une soif du droit qui est tout à leur honneur. Rien n'est peut-être plus propre à montrer l'insuffisance de la philosophie juridique de Marx que le mépris qu'il a toujours affecté d'éprouver pour Proudhon 3. Celui-ci depuis 1848 jusqu'à sa mort n'a jamais cessé d'être préoccupé des moyens que l'on pourrait employer pour introduire plus de raison dans les relations économiques. Ses projets qui ont tous avorté, fournissaient des expressions si claires des principales aspirations de l'économie moderne que Proudhon pouvait (dans une lettre du 28 décembre 1861 à Chaudey) se vanter de voir ses idées être plus à l'ordre du jour que jamais (sur les chemins de fer, la navigation, la Bourse, le crédit, l'impôt) 1 ; dans une lettre du 2 novembre 1862, il écrit à son ancien prote : « Je suis un des plus grands faiseurs d'ordre, un des progressistes les plus modérés, un des réformateurs les moins utopistes et les plus pratiques qui existent 2 « - Proudhon dans toutes ces inventions, paraît si préoccupé de sauvegarder le respect du droit qu'on pourrait se demander s'il ne conviendrait pas de les considérer moins comme des projets de réforme économique que comme des petits mythes ayant pour but d'entretenir de forts sentiments juridiques dans l'âme du révolutionnaire 3. Durant le Second empire, Proudhon se montra, plus d'une fois, très inquiet de la dégénérescence qu'il constatait dans le sentiment juridique populaire ; notamment, le 26 octobre 1861, il écrivait au docteur Clavel : « Le gouvernement du Deux Décembre a donné un fâcheux exemple ; il a inspiré aux masses le goût de la dictature, des moyens extra-légaux et du pouvoir fort. Si cette tendance n'était vigoureusement combattue, nous arriverions rapidement à ce triste résultat : c'est que l'Empire usé, puisque tout s'use, le pays, prenant la démocratie par ses paroles, par ses admirations et par ses accointances  4, ferait la révolution, tout à la fois, contre l'empereur et contre nous 5 mais son grand c?ur l'empêchait de désespérer du socialisme; quand le Manifeste des soixante lui parut marquer un réveil du goût du droit dans le peuple parisien, il écrivit la Capacité politique des classes ouvrières pour aider ce mouvement. Lorsqu'on parle du droit chez Proudhon, il faut entendre ce mot dans le sens le plus technique. Arthur Desjardins, qui fut un magistrat éminent de la Cour de cassation, reconnaît chez Proudhon une « habituelle lucidité du sens juridique 6 «. J'ai signalé, dans un ouvrage récent, que l'un « des caractères les plus remarquables et probablement le moins remarqué de la philosophie de Proudhon « est qu'elle est pleine de réminiscences de droit romain 7. J'ai ajouté à la fin du chapitre V de la première partie de cette troisième édition une note pour appeler l'attention des juristes sur une hypothèse qui me semble destinée à prendre une place notable dans la philosophie socialiste du droit : le droit au travail équivaudrait dans la conscience prolétarienne à ce qu'est le droit de propriété dans la conscience bourgeoise. J'espère que des hommes plus compétents que moi sauront tirer parti de cette idée. On s'égarerait beaucoup si l'on entreprenait (comme l'a tenté Anton Menger) de construire un système de droit socialiste. Il faut appliquer ici les observations que fait Renan sur la dogmatique chrétienne primitive : « L'âge des origines, c'est le chaos, mais un chaos riche de vie ; c'est la glaire féconde 1, où un être se prépare à exister, monstre encore, mais doué d'un principe d'unité, d'un type assez fort pour écarter les impossibilités, pour se donner les organes essentiels. Que sont tous les efforts des siècles conscients, si on les compare aux tendances spontanées de l'âge embryonnaire, âge mystérieux où l'être en train de se faire se retranche un appendice inutile, se crée un système nerveux, se pousse un membre ? C'est à ces moments-là que l'Esprit de Dieu couve son ?uvre et que le groupe qui travaille pour l'humanité, peut vraiment dire : Est Deus in nobis, agitante calescimus illo  2 «. Le devoir du socialisme est de tout faire pour faciliter la maturation du droit. Le texte de 1903 a été, reproduit avec quelques légères retouches qui m'ont paru utiles pour rendre l'expression de ma pensée plus exacte ; des notes assez nombreuses ont été ajoutées. J'avais songé à faire entrer dans ce volume une étude sur les revenus, empruntée à mes Saggi di critica del marxismo, mais j'ai reconnu que cet ancien travail ne méritait pas d'être conservé 3. La loi que Vilfredo Pareto a découverte pour la répartition des fortunes, ne s'applique pas aux positions trop modestes; les formules simples qui m'avaient servi pour comparer les revenus des diverses couches sociales aux revenus totaux, ne donnent, en conséquence, que des résultats fort sujets à caution. Un appendice a été consacré à la psychologie de la douleur qui me semble emprunter aux circonstances actuelles un singulier caractère d'opportunité. Pendant les horribles temps de la dernière guerre, les chefs de l'Entente ne cessaient de tenir aux malheureux combattants des discours pleins des plus alléchantes visions d'avenir : prenez patience, disait-on aux soldats; vos souffrances préparent une ère de bonheur universel; quand les méchants Hohenzollern ne tyranniseront plus l'Europe centrale, des fleuves de lait et de miel couleront pour les défenseurs de la Justice ententiste semblables à ceux qu'Israël, après avoir traversé le désert, s'attendait à trouver dans le pays de Canaan 1. Revenus des champs de carnage, les prolétaires semblent condamnés à subir un sort semblable à celui de Moïse qui mourut sur le mont Nébo, en apercevant la Terre promise, dans laquelle son Dieu ne l'autorisait pas à pénétrer. Travaillez, anciens héros de la tranchée, devenus héros de l'atelier, leur enseignent les discoureurs officiels, travaillez avec plus d'ardeur que jamais, travaillez sans relâche, afin de pouvoir réparer les ruines accumulées par les instruments de destruction des armées. À ces exhortations papelardes répondent des demandes unanimes de vie plus aisée, de labeurs moins écrasants, de plaisirs plus accessibles; de toutes les poitrines populaires s'élève une effrayante protestation contre la permanence de la douleur ; faut-il conclure de ce que nous voyons, que les pessimistes avaient raison de ne pas croire aux rêves de vie heureuse? Les problèmes relatifs à la douleur qui avaient eu seulement de l'intérêt pour les philosophes spéculatifs, montent ainsi à la première place dans les études sociales. J'ai donc cru bien faire de compléter cette introduction à l'économie moderne par une esquisse d'une théorie de la douleur 2. Octobre 1919. Introduction à l'économie moderne Avant-propos Par Georges Sorel Retour à la table des matières Il y a quelques années, les socialistes prétendaient, presque tous, s'inspirer de Marx, et ils affirmaient leur admiration pour ses conceptions révolutionnaires : ils disaient qu'un monde nouveau devait incessamment surgir à la suite de la lutte engagée entre la classe ouvrière et les classes dirigeantes ; - ils se représentaient l'avenir comme une réalisation des idées juridiques qu'ils voyaient s'élaborer dans le sein du prolétariat ; - raisonnant sur ce qui existe sous nos yeux et s'efforçant d'imiter les méthodes employées par les naturalistes, ils croyaient avoir le droit d'affirmer que les temps de l'utopie étaient définitivement finis et qu'un socialisme scientifique (ou matérialiste) allait remplacer les vieilles rêvasseries humanitaires. La discipline marxiste avait été plutôt subie qu'acceptée ; elle n'avait pas été bien comprise ; l'impression étant superficielle, le moindre accident devait tout remettre en question. Une commotion d'un caractère exceptionnel a émietté les classes et a donné à des tendances particulières une influence énorme 1 ; les anciennes modes de socialisme à l'usage des bourgeois sensibles, des artistes et des dames 1 ont reparu avec leur ancien éclat. Des professeurs de belles-lettres, de riches philanthropes quelque peu niais, des gens distingués de toute espèce ont pris en pitié la misère intellectuelle des marxistes et se sont donné pour mission de civiliser notre barbarie. Il était évident, par exemple, qu'il fallait une, certaine dose d'ignorance pour continuer à parier de révolution sociale, alors que le bon ton était d'appliquer le mot d'évolution en toute occasion et à tout sujet. On avait écrit des livres sur l'évolution des genres littéraires, pourquoi ne pas en écrire sur l'évolution des genres économiques et politiques ? Je doute que les grands prôneurs de l'évolutionnisme social sachent parfaitement de quoi ils veulent parler ; le terme évolution ne possède un sens vraiment précis que si on l'applique à un passé définitivement clos et quand on cherche à expliquer ce passé par le présent 2 ; c'est ce qui a lieu, par exemple, dans le darwinisme, qui est la formule la plus actuelle de la philosophie évolutionniste. Le darwinisme réduit tout à des concurrences et s'inspire des idées de guerre; c'est seulement après la guerre que l'on peut savoir quelle armée était vraiment supérieure, et souvent les jugements portés sur les institutions militaires d'un pays, changent après une bataille considérable; ce n'est qu'après coup que l'on peut expliquer les succès d'un grand conquérant ; de même les naturalistes darwiniens reconnaissent aux résultats de la lutte quels étaient les mieux armés. J'ai donc le droit de dire que c'est par le présent qu'ils interprètent le passé. Mais nos philosophes sociaux n'entendent pas se borner à des recherches de ce genre ; ils entendent faire des prophéties ; leur méthode revient à expliquer le présent au moyen d'hypothèses faites sur l'avenir et ensuite à soutenir que ces hypothèses sont justifiées par l'explication qu'elles ont fournie. Le moindre examen montre que l'on peut faire une multitude d'hypothèses contradictoires et cependant capables de satisfaire toutes à ce prétendu critérium de véracité ; ainsi l'évolutionnisme social n'est qu'une caricature de la science naturelle. La théorie révolutionnaire de l'histoire considère la totalité d'un système d'institutions en la ramenant à son principe essentiel et elle ne tient compte que des changements qui se traduisent par une transformation de ce principe. Sans doute les partisans de cette doctrine ne sont pas assez naïfs pour croire que le centre d'un système apparaît tout d'un coup, par la vertu magique contenue dans le mot qui sert à le nommer. Ils ne croient pas davantage qu'une déclaration des droits ou même une législation nouvelle opèrent infailliblement une transmutation alchimique de la société. lis savent que les procédés employés par l'humanité pour se transformer sont variés, complexes et obscurs ; que l'on peut appliquer à l'histoire ce que Liebig disait de la nature : qu'elle ne suit jamais de Noies simples et qu'elle semble souvent dépourvue de sens commun 1. Les détails échappent d'autant plus à toute tentative de raisonnement qu'ils s'éloignent davantage du centre ; c'est celui-ci seulement qui se prête à des considérations philosophiques sur le développement. Les évolutionnistes littéraires, politiques ou sociaux prétendent procéder d'une manière tout opposée ; ils veulent établir une liaison entre les diverses époques historiques en établissant une continuité entre certains aspects des détails opératoires. Une pareille science ne peut avoir aucune utilité pour la pratique ; mais elle a une apparence naturaliste et cette apparence suffit aux gens de lettres. Rien n'est plus arbitraire que le choix du caractère particulier dont la transformation sera ainsi suivie, tout dans l'histoire ne se présente pas de manière à pouvoir être systématisé, même d'une façon sophistique, dans la durée ; dans bien des cas il faut se contenter de suivre les changements survenus dans des qualités secondaires. J'emprunte quelques exemples aux saint-simoniens, parce que peu d'auteurs modernes ont été aussi ingénieux que ceux-ci pour Inventer ce qu'on nomme aujourd'hui des évolutions. Le droit de transmission de propriété, suivant eux, a été toujours en se restreignant : le propriétaire a d'abord disposé librement, puis la loi a désigné les héritiers ou l'héritier, enfin elle a partagé le bien entre les héritiers 2, - l'ouvrier moderne est le successeur de l'esclave et du serf, le premier abandonnant tout le produit de son travail à son maître, le second une partie seulement 3. Tout l'exposé de la doctrine saint-simonienne est dominé par cette idée que le monde a subi une série d'évolutions ayant un sens parfaitement déterminé et que le devoir actuel des gens instruits et intelligents serait de prendre la tête de ces évolutions pour qu'elles pussent s'achever d'une manière plus raisonnée, plus aisée et plus rapide 4. Le philosophe du droit sera toujours beaucoup plus frappé des oppositions qui se révèlent entre les centres des systèmes successifs que de la continuité plus ou moins spécieuse que l'on découvre à la surface. On peut même se demander si l'on n'aurait pas le droit de poser en loi à peu près universelle que : la continuité est d'autant plus complète que les affections sont moins profondes. Les doctrines des nouveaux socialistes font illusion parce qu'elles sont prodigieusement obscures ; je ne prendrai qu'un seul exemple et je l'emprunterai à un livre récent dans lequel Jaurès a essayé de donner une philosophie des transformations du droit moderne. L'exemple que je choisis me semble être d'autant plus remarquable que la question examinée par l'auteur est prodigieusement simple, en sorte qu'on a peine à comprendre comment il a pu accumuler tant d'obscurités autour de choses si claires. Il prétend nous démontrer que l'histoire philosophique des institutions permet de concevoir le passage naturel au communisme. Il a lu dans un ouvrage écrit par un de ses amis une phrase qui lui parait avoir une importance capitale et qu'il, souligne : « Loin d'être immuable, le concept de propriété s'est modifié au cours des siècles et nul doute qu'il ne se modifie encore à l'avenir, qu'il ne suive dans leur évolution les phénomènes économiques et sociaux «. Et il s'écrie plein d'enthousiasme : « Voilà la grande et large conclusion à laquelle aboutit de plus en plus l'école historique française 1 «. À mon avis, si cette école ne fait pas de découvertes plus étonnantes, elle ne brillera pas d'un vif éclat; je ne pense pas que ce soit chose bien extraordinaire que d'affirmer que le concept de propriété se modifie en raison des conditions historiques! Quant à Jaurès, il se croit en possession d'une philosophie toute nouvelle et il ajoute immédiatement : « Que signifie, en face de ces constatations souveraines de l'histoire et de cette évolution vivante du concept de propriété, la formule scolastique et enfantine des radicaux ? De même qu'il s'est modifié, le concept de propriété se modifiera encore : et il est certain que maintenant c'est dans le sens d'une complication plus grande, d'une complexité plus riche qu'il va évoluer. « Comme tout cela est enveloppé d'images impropres ! Depuis l'affaire Dreyfus, Jaurès affectionne les termes de procédure ; son ami est transformé en Cour d'appel statuant souverainement sur le fait. S'il y a des évolutions vivantes 2, serait-ce donc qu'il y aurait des évolutions mortes ? Quand Léon Bourgeois parle de la propriété individuelle, il n'a aucune prétention à suivre les scolastiques, dont la doctrine n'est pas du lotit, d'ailleurs, celle des rédacteurs de notre Code civil. - Enfin que peut bien être cette riche complexité du concept futur de propriété ? L'auteur cité par Jaurès avait. écrit : « La propriété au Moyen Âge a nu caractère beaucoup plus complexe, beaucoup moins abstrait, et tranché que de nos jours. « C'est en se reportant à cette phrase (citée d'ailleurs par Jaurès), qu'on peut comprendre ce que veut dire sa prophétie. Nous nous éloignerions des concepts juridiques reçus par notre législation après la Révolution pour nous inspirer d'idées médiévales. Je trouve qu'il y a là quelque chose de grave. Ce n'est pas sans peine, sans révolutions violentes et sans guerres sanglantes que l'Europe a pu se débarrasser de cette complication, de cette complexité et de cette richesse qu'on signale dans l'idéologie du Moyen Âge. Pour créer le monde moderne, il a fallu l'introduction du droit romain et la législation napoléonienne; avant de revenir aux manières de penser du Moyen Âge, il faudrait y regarder à deux fois et ne pas se payer de mots sonores et pompeux sur la complication, la complexité et la richesse des concepts. En tout cas, il faudrait nous donner la signification des grandes révolutions qui refoulèrent la pensée ancienne et voir si cette interprétation ne serait pas susceptible de nous éclairer sur la nature de la révolution poursuivie actuellement par le socialisme. Si les professeurs de belles-lettres et les chefs de la prétendue école historique française n'ont rien à nous apprendre sur la valeur des transformations passées, je me demande pourquoi ils prétendent civiliser notre barbarie et réformer nos conceptions socialistes. Quelques lignes plus bas, Jaurès écrit : « Pour la première fois, depuis l'origine de l'histoire, l'homme réclame son droit d'homme, tout son droit. Il réclame tout ce qui est de l'homme, le droit à la vie, le droit au travail, le droit à l'entier développement de ses facultés, à l'exercice continu de sa volonté libre et de sa raison. « Certes, voilà un oracle sibyllin qui ne manque pas d'obscurité ; mais au fond l'auteur revient encore sur la même idée de rapprochement entre l'idéal socialiste et un idéal médiéval. Quoi que Jaurès en puisse dire, ce n'est pas la première fois que de telles revendications se sont produites « depuis l'origine de l'histoire « ; à moins que l'auteur ne place cette origine à une date singulièrement moderne. Il a existé plusieurs religions à caractères universaliste, rationnel et égalitaire; le christianisme a notamment prétendu réaliser le programme assez énigmatique dont il est question ici. Ces religions n'ont pu aboutir ou, bien ont fait tout autre chose que ce qu'espéraient leurs premiers disciples ; l'école historique française n'a peut-être pas encore eu le temps d'étudier ces questions 1. À travers tout cet encombrement verbal, nous arrivons à comprendre que Jaurès nous convie à une nouvelle religion du devoir social, à un nouveau messianisme laïque, en un mot à une renaissance du vieil utopisme antérieur à 1848. Il n'ignore pas que très nombreux sont les catholiques et les protestants qui prêchent la même doctrine que lui, dans une langue presque aussi obscure que la sienne. À l'heure actuelle, il existe un grand mouvement humanitaire dans les classes dirigeantes ; la fameuse doctrine de la solidarité est l'expression de cette nouvelle tendance. En se plaçant sur un terrain singulièrement voisin de celui où se tiennent les bourgeois sensibles, le socialisme modern style ne peut manquer de récolter beaucoup d'applaudissements ; il peut même obtenir des résultats pratiques d'une certaine valeur; mais avant de rompre avec une tradition qui a été l'honneur du socialisme contemporain et de revenir aux imitations des caricatures du christianisme, il faudrait bien se rendre compte de ce que l'on fait et poser les questions d'une manière intelligible. Si je me suis arrêté si longtemps sur ces pauvretés, c'est que je tenais à montrer aux lecteurs que la nouvelle méthode de Jaurès 1 ne doit pas son succès à une supériorité scientifique quelconque ; je sais bien que, plusieurs fois, le rédacteur en chef de la Petite République 2 a reproché aux révolutionnaires de ne pas comprendre les exigences de la science ; mais je suppose que dans le monde fréquenté par lui, le mot science a une signification qui lui manque dans la langue française. Plus on démontrera la faiblesse des doctrines des prétendus évolutionnistes, plus aussi on mettra en lumière la puissance des causes économiques, politiques et sociales qui ont créé la situation actuelle et engendré le nouveau socialisme. Ces doctrines sont conditionnées trop étroitement par les faits de l'histoire contemporaine pour qu'il soit possible d'en essayer la réfutation ; mais il est clair que leur succès n'aura qu'un temps. En attendant que des circonstances favorables rendent aux idées vraiment socialistes leur ancienne autorité, une double tâche s'impose à ceux qui ne renient pas complètement la tradition : chercher pourquoi ce que Jaurès nomme la nouvelle méthode, a pu triompher, et expliquer, suivant des procédés marxistes, les difficultés de l'heure présente ; - déterminer la nature des réformes qui peuvent résulter d'une collaboration des partis populaires avec les partis bourgeois. Le présent ouvrage est consacré à ce deuxième genre d'études 1. Réformer dans la société bourgeoise, c'est affirmer la propriété privée ; tout ce livre suppose donc que la propriété privée est un fait indiscuté; je ne chercherai point comment une « évolution vivante « pourrait la transformer en « propriété communiste «, car une telle recherche me semble aussi difficile à comprendre et aussi inutile que celle de la pierre philosophale. Ce sera un des principaux titres de gloire de Proudhon d'avoir déterminé, mieux qu'on ne l'avait tenté jusque-là, le domaine de la propriété et celui du milieu économique ; je ne crois pas qu'il ait cependant épuisé la question ; je la reprends et je montre comment la socialisation du milieu peut donner naissance à une grande quantité de réformes qui ne blessent pas la propriété. Dans une première partie, qui sert en quelque sorte d'introduction à ces recherches, j'essaye de faire voir que, pour bien comprendre les problèmes sociaux actuels, il faut faire porter l'étude sur l'économie rurale 2. on arrive ainsi sur les frontières de la philosophie du droit; pour résoudre les difficultés que rencontre la pensée socialiste contemporaine, il faudrait pénétrer sur ce domaine et voici les trois grands ordres de questions dont l'étude me semble surtout urgente: 1° Déterminer ce qu'est la démocratie ; faire voir comment elle s'est mêlée au socialisme, ce qu'elle a de commun avec lui et ce qu'elle a d'opposé; fonder cette recherche sur des considérations purement matérialistes : sur les conditions de production de la vie matérielle dans les villes (démocratie) et dans les pures agglomérations ouvrières, (socialisme) 2° Faire une théorie des révolutions et surtout interpréter, en vue de la pratique socialiste contemporaine, les deux grandes révolutions dont j'ai parlé plus haut et qui aboutirent à l'introduction du droit romain et à la législation napoléonienne ; 3° Donner une forme intelligible aux thèses morales, politiques et historiques des nouveaux utopistes et en fournir une interprétation conforme aux principes que Marx a conseillé d'appliquer à la connaissance des idéologies. J'ai réuni beaucoup de matériaux sur ces objets ; dans un livre qui va paraître en Italie et qui traite des transformations subies par les idées sociales modernes, j'ai été amené à aborder plus d'une fois quelques parties des problèmes dont je signale ici l'importance 1. Je voudrais bien trouver assez de loisir pour traiter ces questions d'une manière méthodique ; je suis persuadé que ce serait le meilleur moyen de prouver, aux gens de bonne foi et d'intelligence, que le marxisme, bien compris et développé suivant ses principes internes, projette des clartés singulières dans la philosophie du droit. Georges SOREL, Introduction à l'économie moderne Première partie De l'économie rurale au droit Retour à la table des matières Introduction à l'économie moderne : Première partie : de l'économie au droit Chapitre I Les premières formes de l'économie considérée comme science propre aux hommes d'État : préoccupations financières, influence des humanistes, équité naturelle. - Théories ricardiennes tendant à la, mathématique ; circonstances qui leur donnèrent naissance. - Efforts contemporains pour passer à une économie pratique : difficulté que présente l'intelligibilité de la nouvelle économie. Retour à la table des matières Je veux montrer ici combien il est essentiel de prendre pour base des recherches actuelles sur l'économie les phénomènes que présente la vie rurale et d'abandonner, par suite, la méthode suivie par presque tous les auteurs socialistes qui négligent l'agriculture pour s'occuper des grandes fabriques. . Mais je ne crois pas qu'il soit possible d'aborder ce problème difficile sans examiner tout d'abord quelles idées générales nous pouvons nous faire de l'économie moderne et quels procédés il convient d'employer pour étudier les phénomènes que l'on observe dans les campagnes. Pendant longtemps on a cru que l'économie politique a surtout pour but de fournir des conseils aux hommes d'État, de leur apprendre quelle est la meilleure méthode à suivre pour accroître la richesse, la puissance et la population du pays qu'ils ont à gouverner. Jusqu'à une époque très voisine de la nôtre, cette conception a survécu au moins partiellement. Michel Chevalier définissait la science économique «  la ménagère des États « et lui assignait pour but « l'organisation de la puissance productive de l'homme et de la société et la répartition des produits entre les divers coopérateurs «. - Il n'aurait guère parlé autrement s'il avait été question de la gestion d'un grand domaine. A. 1. - Historiquement, la science économique est née de la nécessité où l'on s'est trouvé d'étudier de près les sources du revenu public et elle a formé la base de la science des finances. Pour que le gouvernement disposât de ressources abondantes et régulières, il fallait que la matière imposable fût considérable et variée ; il fallait donc que toutes les branches de la production nationale fussent exploitées avec fruit. On éprouvait aussi le besoin d'avoir une armée solide et on se préoccupait de savoir quels sont les moyens d'entretenir une population saine et nombreuse 1. On a conservé l'habitude, jusqu'à l'heure actuelle, de traiter dans les mêmes ouvrages les questions de production des richesses et de population, encore que ce soient deux genres de questions tout à fait distincts; on ne s'expliquerait pas cette pratique si on ne se reportait à la tradition. De même on consacre toujours quelques chapitres, dans les mêmes livres, à l'emploi que les hommes peuvent faire de leurs biens ; cela est encore fort singulier ; mais il ne faut pas oublier que jadis cette question de la consommation était capitale pour l'homme d'État. Celui-ci se demandait ce dont la masse a vraiment besoin pour subsister, quelle part il faut permettre à l'Église de prélever et ce que le gouvernement peut réclamer pour lui, sans craindre de tuer la poule aux ?ufs d'or : un reste de cette vieille économie étatiste se retrouve dans les ouvrages contemporains. Vilfredo Pareto, qui se fait de la science une idée tout à fait moderne, trouve cette tradition fort ridicule et il critique avec raison Paul Leroy-Beaulieu qui donne quantité de préceptes bizarres, rappelant les vieilles lois somptuaires : « Il permet un certain luxe et en défend un autre... Sa science économique approuve fort que les hommes procurent des rivières de diamants et des colliers de perles à leur femme ou à leur maîtresse. Ce dernier point reste cependant indécis. Ce sont là, sans doute, des questions extrêmement intéressantes ; mais elles nous semblent un peu en dehors du domaine de l'économie politique 1. « Notre civilisation moderne a débuté par de terribles besoins d'argent; on ne fut pas longtemps à s'apercevoir que les procédés féodaux ne pouvaient suffire pour la gestion du Trésor des grands princes et qu'il fallait leur procurer des ressources régulières. En France, le nouveau régime commence au XIVe siècle ; on fit appel aux lumières des hommes de banque et de commerce : « Les Italiens, dit Frantz Funk-Brentano, arrivaient armés de traditions financières, équipés de pied en cap pour la besogne qu'on leur demandait. C'était une véritable organisation bureaucratique qu'ils venaient installer, à l'appel d'un roi de France ou d'un comte de Flandre, en pleine société féodale « 2. On sait quelle grande influence a exercée sur l'histoire des classes et par suite sur celle des idées en France, le développement des administrations royales : dans ces administrations, la-bourgeoisie prit de bonne heure une grande place. Quand on parle du Tiers-État, il faut toujours penser, tout d'abord, à cette élite, bourgeoise de fonctionnaires et d'avocats qui finit par gouverner presque complètement la France et qui lui a donné une si forte tradition étatiste 3. En même temps que ces corps se développaient et que leur fortune suivait le progrès de la richesse du Trésor, il se formait un courant idéologique ayant pour objet la science de l'économie ; ce courant ne doit pas être étudié d'une manière abstraite, mais rattaché étroitement aux fonctions de ce Tiers-État officiel, voué à la mission d'assurer la richesse et la grandeur royales. A. 2. - À ces préoccupations d'ordre matériel s'opposèrent, aux débuts de la Renaissance, celles des humanistes ; ceux-ci vivaient en dehors de la pratique des affaires et ne connaissaient le Trésor royal que pour y puiser dans leur intérêt personnel - alors que les fonctionnaires royaux s'ingéniaient pour trouver des moyens de combler les vides que ne cessaient d'y pratiquer les gens de la cour : favoris, bouffons, maîtresses, artistes et gens de lettres. Ces deux catégories de personnes ne pouvaient pas considérer l'économie du même point de vue et encore aujourd'hui les groupes qui correspondent à celui des humanistes d'autrefois, ont une conception toute particulière de l'économie et ne songent qu'aux moyens de bien dépenser l'argent, sans trop se préoccuper des moyens de l'amasser. Les humanistes lisaient dans les livres grecs que l'État a pour mission de réaliser - par des efforts raisonnés, directs et permanents - la vertu et le bonheur des citoyens 1 ; ils voyaient que les choses ne se passaient pas de cette manière autour d'eux et ils estimaient que, les livres n'ayant pu se tromper, il fallait que le monde se transformât de fond en comble, pour la plus grande gloire des philosophes. Ils écrivirent des utopies pour exhaler leur chagrin et exprimer leurs v?ux ; quelquefois tout leur semble mauvais dans le monde contemporain et Morus décrit une société idéale, en prenant, généralement, le contre-pied de l'Angleterre dont il était le premier magistrat 2. Les hommes de la Renaissance étaient fort désorientés quand il leur fallait penser sans avoir recours aux grands auteurs classiques ; les recettes pratiques des hommes de commerce et d'administration ne pouvaient les intéresser parce qu'ils étaient persuadés de la nécessité de ramener toutes les actions humaines à des principes aussi généraux que possible et de subordonner la marche de la société aux règles d'une éthique rationaliste. À l'heure actuelle, on étudie l'antiquité à un point de vue plus réaliste qu'autrefois ; mais l'éducation classique engendre toujours des préoccupations fort voisines de celles de ces utopistes; encore aujourd'hui les professeurs sont portés à admettre que l'économie politique des économistes classiques présente une grave lacune : elle ne donne pas la formule générale suivant laquelle les besognes doivent se partager entre les coopérateurs : quel effort doit donner chacun d'eux ? quelle rémunération doit-il recevoir ? La libre concurrence abandonne la solution au hasard ; un tel scandale ne saurait durer ; il faut trouver une règle satisfaisant pleinement la raison, imaginer une constitution permettant de réaliser les résultats rationnels fournis par une véritable science de l'économie sociale en dépit des résistances, ce qui revient à supposer l'existence d'une force parfaitement intelligente et sage (que l'on nomme l'État) chargée d'exercer la justice distributive. Tout cela semble d'autant plus naturel aux idéologues qu'ils ne produisent rien et se croient certains d'avoir, grâce à leur éloquence, une large part dans la distribution des produits. Les économistes dits éthiques ne sont préoccupés que de trouver la manière la plus vertueuse de vider le Trésor public : aux gens qui ne savent pas le grec, le soin de le remplir. A. 3. - Le dix-huitième siècle a possédé une véritable virtuosité dans l'art d'embrouiller toutes les questions; ce prétendu temps des lumières fut surtout l'ère du galimatias. Tout le monde s'occupait de réformer l'État : on voulait soulager la misère des pauvres, enrichir le pays et développer la vertu qui seule permet d'atteindre le vrai bonheur. Les charges publiques étaient très lourdes et elles avaient surtout paru écrasantes dans la première moitié de ce siècle ; les impôts étaient donc l'objet de discussions passionnées dans les classes élevées de la société ; les ressources obtenues d'une manière si dure ne semblaient pas employées d'une manière parfaitement satisfaisante. Les discussions économiques sont alors dominées par les deux idées d'équitable répartition des charges et d'équitable distribution des fonctions, auxquelles vient s'ajouter, par voie de conséquence, l'idée de l'équitable constitution des classes. Nous voyons ainsi les conceptions antérieures s'unir dans une sorte de synthèse : la science financière prétend devenir morale et l'utopie des humanistes revêt des apparences pratiques. Le fameux article de J.-J. Rousseau dans l'Encyclopédie sur l'économie politique est conçu d'après les principes de cette synthèse : il traite des principes du gouvernement, des règles d'une bonne administration, des devoirs des citoyens et de leur éducation, de l'inégalité des fortunes et beaucoup des impôts. En 1815, Dupont de Nemours, qui était avec Morellet le dernier représentant de l'école physiocratique, écrivait à S.-B. Say pour lui reprocher de trop restreindre la notion de l'économie politique : « Elle est, disait-il, la science du droit naturel appliqué, comme il doit l'être, aux nations civilisées. Elle est la science des constitutions qui apprend et qui apprendra non seulement ce que les gouvernements ne doivent pas faire pour leur propre intérêt et pour celui de leurs nations ou de leurs richesses, mais ce qu'ils ne doivent pas pouvoir faire devant Dieu, sous peine de mériter la haine et le mépris des hommes, le détrônement durant leur vie et le fouet sanglant de l'histoire après leur mort. Vous avez cru que notre manière large de considérer les gouvernements était la politique et non l'économie politique. L'économie est [la science] de la justice éclairée dans toutes les relations sociales intérieures et extérieures 1 «, Et à la fin de sa lettre, il revenait encore sur la nécessité de ne pas se borner à l'étude des richesses : « Sortez du comptoir; promenez-vous dans les campagnes; c'est de toutes les volontés, du Créateur par rapport à notre espèce qu'il s'agit. N'emprisonnez pas [votre génie] dans les idées et dans la langue des Anglais, peuple sordide qui croit qu'un homme ne vaut que par l'argent dont il dispose, qui désigne la chose publique par le mot : commune richesse (common wealth), comme s'il n'y avait rien de tel que la morale, la justice, le droit des gens dont le nom n'est pas encore entré dans leur langue. Ils parlent .de leurs plaines, de leurs montagnes, de leurs rivières, de leurs ports, de leurs côtes, de leurs contrées ; ils n'ont pas encore dit qu'ils eussent une patrie 1) «. Rien ne peut mieux faire saisir que ce passage l'opposition qui existe entre l'état d'esprit des hommes du XVIIIe siècle et celui des économistes modernes : trouver l'équité dans l'économie nationale, voilà ce que réclame Dupont de Nemours ; et il n'est pas inutile d'observer que sur ce point les économistes allemands de l'école de Schmoller ne font que répéter de très vieux enseignements. Mais il ne faut pas oublier le principe fiscal qui est à la base de toutes ces recherches sur le droit naturel. La plus grande partie de la lettre de Dupont est consacrée à raisonner sur les impôts ; il critique vivement les droits sur la circulation des boissons, rappelle les anxiétés que lui causa, au temps de la Constituante, le projet de maintien des octrois, et expose le plan d'une constitution domaniale des finances, conçue suivant les principes physiocratiques ; il regrette vivement que la Constituante n'ait pas déclaré les dîmes rachetables, un tiers aurait pu être affecté à la dotation du clergé et le reste aurait permis de couvrir le déficit. Sa science est bien dirigée vers la réforme fiscale. B. Un deuxième moment dans l'histoire des doctrines économiques commence lorsqu'au lieu de s'occuper des destinées de l'État, on s'efforce de créer une science générale des affaires et qu'ainsi on ne raisonne plus sur la société, mais sur les individus. Quand le système est développé, on suppose que tous les hommes sont des producteurs et des échangistes, qui pensent constamment aux moyens de réaliser beaucoup de richesses et d'obtenir sur le marché les espèces de biens qui leur conviennent le mieux. Le commerce est par sa nature éminemment international et par suite très peu préoccupé des différences qui existent entre les diverses patries ; il ne s'intéresse pas aux problèmes de justice politique que Dupont de Nemours regardait comme si importants. Les hommes ne sont que dès porteurs de marchandises; tout se dissout au contact du marché; l'universalité des échanges conduit à ne plus envisager que des atomes producteurs-échangistes. C'est, en effet, l'atomisme social que les économistes dits éthiques dénoncent comme étant le caractère principal de cette doctrine fondée, sur le commerce. Cette doctrine devait, tout d'abord, atteindre sa perfection dans le pays où le rôle industriel de l'État était le moins bienfaisant et où le commerce international avait pris la plus grande extension. A l'époque où Ricardo commença à se faire une réputation, l'intervention de l'État dans la circulation fiduciaire avait été désastreuse en Angleterre; toutes les vieilles lois sur le travail devenaient caduques ou gênaient le mouvement industriel; nulle part peut-être l'incapacité des administrations publiques n'est aussi grande que dans ce pays et leur ineptie contraste avec l'énergie des hommes d'affaires. Ricardo avait été agent de change et toutes les questions devaient lui apparaître dominées par le concept de valeur échangeable ; cette préoccupation était encore fortifiée par la grande importance que prenaient de son temps les questions relatives au billet de banque. L'économie politique fut dès lors inspirée par l'idée que tout se ramène, en dernière analyse, à établir des bilans commerciaux en valeurs qui soient susceptibles d'échapper aux fluctuations du marché monétaire. On crut y être parvenu par la théorie qui estimait toutes choses en travail ; cette doctrine fut reçue avec enthousiasme : la science semblait enfin posséder une base absolue. L'économie politique de Ricardo est quantitative, à la fois commerciale dans sa forme et extra-commerciale dans ses principes de valutation. Des efforts n'ont pas cessé d'être faits pour perfectionner cette conception et pour réaliser une économie tout à fait mathématique ; on s'est aperçu que cela était possible et on a vil, alors clairement, que les anciens économistes avaient souvent mal posé les problèmes : ils ne pouvaient raisonner qu'en employant les formes arithmétiques simples et les formes logiques correspondantes, ce qui les amenait à simplifier les questions d'une manière exagérée. Aujourd'hui, on se rend mieux compte de ce que l'on peut demander à la science économique abstraite : il s'agit d'éclairer les concepts d'une lumière complète, en montrant comment ils se comportent quand ils fonctionnent d'une manière théorique, c'est-à-dire sans aucune complication étrangère. Aucune solution pratique ne pourra donc être demandée à l'économie pure, tandis que l'ancienne économie se croyait appelée à instruire les hommes d'État et leur dicter des règles de conduite. « La science dont nous entreprenons l'étude, dit Vilfredo Pareto au début de son cours, est une science naturelle. Comme telle, elle n'a pas à donner de préceptes ; elle étudie les propriétés de certaines choses et ensuite résout des problèmes qui consistent à se demander : « Étant donné certains principes, quelles en seront les conséquences 1 ? « L'auteur fait observer que la chimie a éprouvé une transformation analogue ; longtemps elle a enseigné une foule de recettes de fabrication, tandis que maintenant elle se borne à décrire les propriétés chimiques des corps 2 ; il pense que l'on peut assimiler les problèmes économiques à ceux de la physique ou de la chimie et qu'on peut atteindre la pratique par une série d'approximations successives 3. Je me fais une idée tout à fait différente du passage d'une science abstraite à une connaissance de la vie sociale 4. C. Le passage à la pratique ne me semble pas être une complication des procédés employés dans le moment précédent, mais la négation même de ce moment. Il faut revenir vers la réalité, reprendre l'examen des faits et établir des classifications qui ne dépendent plus de quelque principe sur la nature des choses, mais du but à atteindre. Tandis que l'économie pure est indépendante des fins que se propose chacun et que l'ancienne économie croyait pouvoir tout subordonner à une fin naturelle qu'elle prétendait connaître, nous sommes placés ici sur un terrain subjectif et, avant toutes choses, il faut définir le but. L'homme d'État sera, d'ordinaire, très peu sensible à la démonstration par laquelle on lui prouve que le protectionnisme détruit toujours de la richesse ; s'il croit que le protectionnisme est le moyen le plus commode pour acclimater l'industrie et l'esprit d'entreprise dans son pays, il n'hésitera point à établir des taxes douanières. Pour se décider, il fera une enquête sur les divers pays et verra quelles sont les méthodes qui ont le mieux réussi pour atteindre le but qu'il s'est proposé. Mais encore faut -il que pour faire cet examen, il ne se laisse pas tromper par de grossières apparences et qu'il ne soit pas dupe de sophismes tenant à une insuffisante intelligence des concepts 1. On peut comparer, dans une certaine mesure, l'économiste moderne à l'artiste qui connaît la perspective ; il a fallu des siècles pour que les dessinateurs parvinssent à comprendre qu'un dessin ne doit pas être formé de parties rassemblées d'une manière quelconque et qu'il y a certaines règles géométriques dont il ne faut pas trop s'écarter si l'on veut satisfaire un esprit raisonnable. Les plans égyptiens devaient paraître fort naturels aux gens du temps ; - j'ai lu quelque part qu'un peintre russe ayant fait le portrait d'un haut mandarin, celui-ci lui reprocha de ne pas avoir fait figurer sur le tableau (qui le représentait de face) la plume de paon (insigne de sa dignité), qui lui pendait dans le dos ; - les sculpteurs archaïques n'étaient pas choqués par l'idée de reproduire à la fois sur un bas-relief l'intérieur et l'extérieur d'un monument; il semble même que plus d'une de ces erreurs d'architecture figurée a ensuite inspiré des artistes qui ne comprenaient plus ce qu'on avait 'voulu faire et qui ont trouvé là des combinaisons heureuses de décoration 1. Introduction à l'économie moderne : Première partie : de l'économie au droit Chapitre II Grande influence de l'économie du coton; déspécialisation; Les ouvriers sont considérés du point de vue quantitatif. - Physique sociale. - Confiance absolue dans la rationalité croissante du monde. - Importance de l'agriculture scientifique. - L'économie concrète recherche les phénomènes qui présentent les différences les plus accusées. - Exemple donné par Marx. Retour à la table des matières Je propose de nommer économie concrète la science moderne qui se fonde, à la fois sur l'observation directe des faits et sur la connaissance des théories abstraites qui lui permettent de comprendre l'emploi que l'on peut faire des concepts. À l'origine de ces recherches, il faut se demander sur quelle partie des phénomènes sociaux il faudra faire porter l'investigation. Au début du XIXe siècle, on n'éprouvait guère de doute sur ce point ; on pensait qu'il fallait prendre pour base de la science l'industrie du coton, qui se présentait comme étant la plus avancée, la plus puissante et la plus capable de progrès. On croyait y remarquer un caractère particulier qui la séparait nettement de toute l'ancienne manufacture : Ure faisait observer, il y a environ soixante-dix ans, que les fabriques anglaises étaient fondées sur un principe tout différent de celui qu'Adam Smith avait décrit dans ses études sur la division du travail; il opposait ce qu'il appelait « le principe d'égalisation «, qui n'exige pas un long apprentissage et permet de faire passer l'ouvrier d'un travail à un autre, - à « l'ancienne routine qui assigne à un ouvrier la tâche de façonner la tête d'une épingle et à un autre celle d'en aiguiser la pointe, travail dont l'uniformité les énerve 1 «. On arriva ainsi à penser que, dans l'industrie la plus avancée, il devenait inutile de tenir compte des qualités propres des hommes et qu'on pouvait considérer les travailleurs comme des atomes de qualité moyenne, susceptibles d'être seulement distingués par des grandeurs mathématiques, en sorte que toute l'économie devînt une science des quantités de travail mises en jeu par les capitalistes. D'autre part, les affaires prenaient une telle extension que toutes les anciennes roueries commerciales paraissaient bien archaïques 2 ; la multiplicité et l'enchevêtrement des opérations devenaient telles que les influences dues aux caractères individuels tendaient à s'effacer; le monde social prenait ainsi l'aspect d'un monde physique, au milieu duquel il n'était pas téméraire de concevoir l'existence de lois aussi certaines que peuvent l'être des lois naturelles 3. En idéalisant la grande industrie, on aboutissait à la notion d'une physique sociale et on pensait que la science ainsi créée non seulement pouvait éclairer la pratique, mais encore devait s'imposer à celle-ci comme une théorie s'impose à une application. On fut ainsi conduit à attribuer à l'économie abstraite une valeur expérimentale qu'elle n'a pas et qui a engendré beaucoup d'erreurs. On a cru souvent que les différences constatées entre les conclusions de la théorie et les faits devaient s'atténuer dans l'avenir et que le monde était appelé à ressembler, d'une manière toujours plus parfaite, à cette économie idéalisée du coton Certains socialistes tombèrent dans cette erreur plus facilement encore que les économistes, parce qu'ils ne considéraient le mouvement social qu'u point de vue d'un avenir lointain ; ils devaient donc se croire autorisés à négliger les différences que l'on jugeait n'être que transitoires ; il leur est arrivé, plus d'une fois, de parler de la réalité avec un profond mépris et de traiter les phénomènes que la science doit saisir, comme des apparences qu'un esprit élevé sait écarter pour atteindre la réalité profonde des choses : cette prétendue réalité profonde semblait seule intéressante pour qui s'occupait de penser à la société future. Cette manière de raisonner constitue une exagération de la philosophie intellectualiste qui a dominé une très grande partie du XIXe siècle et qui est une des formes les plus graves de la superstition scientifique. On admettait que l'humanité devait, pour des raisons de logique, se décider enfin à réaliser ce que l'esprit reconnaissait comme étant l'essentiel dans la science. Cette illusion plaisait fort aux économistes, parce qu'on put croire, durant assez longtemps, que tous les grands pays allaient adopter le libre-échange et parce qu'on se figurait qu'en Angleterre la réforme douanière avait été faite sous l'influence des arguments théoriques des freetraders. Les libre-échangistes continentaux s'appuyaient sur l'exemple de l'Angleterre et ils remplaçaient les raisons toutes contingentes qui avaient déterminé les hommes d'État de ce pays, par des raisons générales, capables de justifier l'imitation qu'ils préconisaient. Cette attitude correspondait trop bien aux tendances rationalistes du temps pour que le sophisme blessât beaucoup de personnes : les progrès du libre-échange étaient donc considérés comme une preuve de l'influence croissante de l'économie abstraite sur la pratique 1. Les socialistes étaient parfaitement excusables de croire, eux aussi, que l'avenir du monde serait caractérisé par une subordination croissante des rapports sociaux à l'abstraction. La fin du XIXe siècle a été marquée par des découvertes dont l'importance technologique, ne le cède pas à celle de la machine à filer le coton; il n'y a pas de science qui préoccupe davantage l'attention de nos contemporains que la microbiologie ; les anciennes explications de la physiologie ont été, presque toutes, renouvelées et, en même temps, les procédés de culture sont devenus beaucoup mieux raisonnés, tant sous l'influence des découvertes de laboratoire que sous celle des expériences poursuivies avec persévérance par les praticiens 2. L'agriculture cesse d'être une routine ; elle est rattachée étroitement à la science dont notre époque est la plus fière; elle a ainsi acquis un prestige qui lui permet d'exercer une action sur le courant des idées économiques contemporaines. On avait cru que le progrès de l'agriculture dépendait de l'emploi de machines ; c'était l'époque où la mécanique était la science par excellence de l'industrie. On ne s'attachait pas beaucoup à chercher qu'elles sont les grandes différences qui existent entre les machines agricoles et celles des filatures; on croyait que les premières étaient aux secondes comme des formes imparfaitement développées encore sont aux formes plus parfaites; cette imperfection n'avait qu'une importance transitoire aux yeux des savants, puisque suivant l'axiome du rationalisme social l'avenir devait réaliser la même perfection partout. Un peu plus tard, on vit dans la chimie le grand moteur de la production agricole ; on se figura, encore une fois, que la culture se modèlerait sur les grandes fabriques. Mais aujourd'hui, quand on parle d'agriculture intensive, il faut penser surtout à une industrie biologique et les analogies avec les fabriques deviennent lointaines 1. Il y a entre les principaux procédés mécaniques employés dans les fabriques, entre les différents procédés chimiques, des analogies assez grandes, au point de vue des conséquences économiques, pour qu'on ait pu longtemps parler de la production moderne d'une manière abstraite, sans entrer dans les détails. Aujourd'hui, la question parait beaucoup plus complexe qu'on ne le croyait autrefois; et c'est ainsi que la petite industrie persiste dans certains pays avec une force étonnante. Il est évident que la production biologique présente une extrême variété et qu'elle échappe à toute loi générale. Jadis, on avait eu le sentiment de cette difficulté, et c'est pour cela que l'on avait laissé de côté l'agriculture dès que le progrès des fabriques avait fourni une abondante matière pour les recherches de la science économique : c'est dans ce qui se présentait avec l'allure la plus complètement homogène qu'on avait, tout d'abord, cherché les faits susceptibles de permettre la construction d'une économie abstraite. Pour étudier l'économie concrète, il y a lieu de procéder d'une manière opposée et de se tourner vers ce qui est le plus complexe, vers cette agriculture longtemps négligée : c'est à ce qui est plein de variété qu'il fait, demander l'explication de la réalité. Il serait dangereux, certainement d'affirmer a priori que l'agriculture contient tout ce dont a besoin l'économie concrète ; on s'exposerait à retomber ainsi dans l'ancienne erreur sur la parfaite homogénéité de la production, qui faisait assimiler tous les phénomènes sociaux à ceux que présente la grande industrie ; mais il faut commencer les recherches par l'agriculture, quitte à compléter le tableau en cherchant si la fabrique ne présente pas quelques différences spécifiques. Cette méthode, qui consiste à aller, tout d'abord, à ce qui est le plus complexe, semble contraire aux habitudes scientifiques ; elle serait dangereuse si on n'avait, d'avance, élaboré les concepts ; elle est celle que Marx a suivie dans le premier volume du Capital. Voulant nous donner un tableau complet de la production capitaliste et noter toutes ses particularités, il transporte le lecteur en Angleterre ; c'est là que l'industrie moderne avait réalisé, à la fois, ses merveilles les plus étonnantes et ses résultats les plus douloureux ; - à l'époque où se passaient les faits recueillis par Marx, l'Angleterre était regardée comme un pays monstrueux, où les moindres accidents prenaient une allure gigantesque. Mais ces monstruosités n'étaient que des exagérations de phénomènes qui, dans d'autres régions, passaient inaperçus à cause de leur faiblesse relative ; en s'attachant à ces exagérations, il devenait possible de tout montrer, de fournir un tableau vraiment classique de la production moderne. Dans la préface, Marx dit qu'il procède comme le physicien qui « étudie les phénomènes lorsqu'ils se présentent sous la forme la plus accusée «. Il estime qu'il ne faut pas s'arrêter à cette objection vulgaire que certaines particularités prennent, en Angleterre, un aspect tout particulier et acquièrent une importance hors de proportion avec celle qu'elles ont ailleurs ; « il ne s'agit pas du développement plus ou moins complet des antagonismes sociaux qu'engendrent les lois naturelles de la production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes, des tendances qui se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer «. Ces remarques s'appliquent très bien à toutes les recherches de l'économie concrète ; - le Capital n'est lui-même, pour une très grande partie, qu'un essai de ce genre. Les questions quantitatives sont tout à fait secondaires ; ce qu'on veut atteindre, c'est une connaissance qualitative complète des phénomènes ; pour y par-venir, il faut, très souvent, passer par une investigation de quantités, mais ce n'est qu'un intermédiaire qui disparaîtra quand on arrivera aux conclusions ; celles-ci seront purement qualitatives. Quand on lit le Capital, il ne faut jamais oublier que c'est un livre d'histoire philosophique et ne pas le prendre pour un traité d'économie, illustré par des exemples fournis par l'histoire. Trop souvent on n'a pas bien compris ce caractère et on n'a pas saisi la vraie portée de l'?uvre de Marx; on s'est, pour cette raison, beaucoup exagéré les défauts de composition qu'elle présente 1. Introduction à l'économie moderne : Première partie : de l'économie au droit Chapitre III Changement de point de vue des socialistes parlementaires ; causes politiques de ce changement. -Théories exposées par Jaurès en 1897 et sa polémique avec Paul Leroy-Beaulieu. - Il découvre les paysans en 1900. - Recherches de Vandervelde sur la Belgique. - Classification des divers genres de domaines ; méthodes de Roscher et de Vandervelde ; celui-ci défigure les conceptions de Roscher et n'aboutit à rien, faute de pénétrer ce qu'est le fond de la vie rurale. Retour à la table des matières Les socialistes bourgeois ont peine à se rendre compte du rôle nouveau qui appartient à l'agriculture ; cela tient à ce que pendant très 'longtemps ils ont cru que, pour réaliser leurs projets, ils n'avaient besoin que de conquérir le peuple des grandes villes; ils aimaient à croire que les travailleurs des métropoles avaient une sorte de mission historico-économique et notamment le devoir d'initier les travailleurs ruraux aux mystères de l'humanité intégrale. Les désillusions récentes ont enseigné aux chefs du socialisme français qu'il ne fallait pas tant compter sur les électeurs urbains. Il y a quelques années, Jaurès cherchait à donner une forme philosophique à ses espérances et invoquait une prétendue loi de l'histoire, dont il trouvait la vérification à toutes les époques. « Dans les histoires à demi-légendaires des premières populations iraniennes, s'écriait-il dans un discours du 3 juillet 1897 à la Chambre des députés, c'était autour du forgeron - comme plus tard en Angleterre au XIVe et XVe siècles - c'était autour du forgeron, c'est-à-dire de l'artisan qui, au foyer de sa forge, fondait en un seul bloc toutes ces forces paysannes dispersées, que ces forces se groupaient nécessairement pour les revendications et le combat. « 1 De là il passe à Caïus Gracchus qui sut intéresser les chevaliers à sa politique, - aux Jacques qui essayèrent de, donner la main à Étienne Marcel ; - à la bourgeoisie de 1789 qui « émancipait les paysans parce qu'elle ne pouvait pas s'émanciper elle-même sans briser les chaînes qui les rattachaient les uns et les autres au même régime féodal. « Enfin il conclut que, les ouvriers ruraux s'organisant en syndicats comme font les urbains, il y aura « entre ces deux groupes une rencontre durable, une rencontre éternelle, puisque c'est la souveraineté du même droit, la supériorité de la même force, la force du travail, qui sera proclamée par l'union des uns et des autres. « Dans ce discours Jaurès atténuait la doctrine ordinaire, puisqu'il ne parlait pas de la dictature des villes ; mais il n'admettait aucune atténuation à la loi de prolétarisation croissante; il se moquait d'un député qui l'avait interrompu pour lui faire observer que la petite propriété lui survivrait. Il prétendait s'appuyer sur une vaste enquête faite par ses amis 2 et sur des constatations faites par Paul Leroy-Beaulieu qui aurait déclaré qu'il était nécessaire de faire disparaître la petite propriété. Cette dernière affirmation donna lieu à une polémique très aigre, au cours de laquelle Jaurès reprocha à son adversaire d'avoir souvent hésité « entre les dogmes de l'économie politique, les intérêts de sa clientèle capitaliste et ses ambitions électorales 3 «. Reprocher à Paul Leroy-Beaulieu une superstition dogmatique, c'était a-vouer qu'on n'avait jamais lu ses livres ! et de fait Jaurès ne connaissait les opinions de cet auteur que de seconde main et fort inexactement 4. Les succès des nationalistes en 1900 et les embarras que lui causait l'opposition des guesdistes, amenèrent Jaurès à regarder, d'un peu plus près, ce qui se passe clans les campagnes et il découvrit dans le département qu'il habite depuis son enfance, des choses qu'il n'avait pas soupçonnées jusque-là. « Marx s'est trompé quand il a cru que la concentration de la propriété se produirait aussi sûrement et aussi rapidement dans l'ordre agricole que dans l'ordre industriel «. On lui apprit qu'un grand domaine venait d'être divisé et vendu à des paysans ; il vit que le machinisme ne donne pas « un avantage marqué à la grande propriété.... qu'il respecte le petit propriétaire et élimine le prolétaire proprement dit «. (Petite République, 9 août 1900). Ainsi le machinisme agirait ici d'une manière opposée à ce que Jaurès avait cru autrefois être une nécessité inéluctable. L'année suivante, les préoccupations électorales devenant plus vives, Jaurès fit de nouvelles découvertes dans son propre département. Les paysans d'un canton voisin du sien lui apprirent que « dans le vignoble la grande propriété tend à diminuer... Il y a environ un [tiers de non-possédants]; mais ce tiers a plutôt une tendance à décroître. « Et encore faut-il ajouter que dans cette catégorie il rangeait les paysans qui possèdent une petite parcelle et doivent aller travailler chez autrui. « Ce tiers est surtout préoccupé de devenir possédant à son tour et cette prétention n'est pas absolument chimérique « (Petite République, 21 juillet 1901). C'était juste le contraire de ce qu'il affirmait en 1897 sur la foi de ses correspondants, et comme résultat de sa grande enquête. Personne n'a songé à accuser Jaurès d'avoir sacrifié les dogmes du socialisme à ses intérêts électoraux ; mais il est évident qu'il a mieux compris les choses quand il a eu un intérêt pressant à les voir comme elles sont, quand il lui a fallu prendre ni,, contact plus intime avec les paysans, quand il a cherché à connaître leurs aspirations. Alors la question agraire ne lui a plus semblé être un problème de statistique, mais une question multiforme et humaine. Dans l'article du 9 août 1900, il avouait qu'on ne pouvait tirer de conclusions utiles des recensements généraux et qu'il fallait procéder à des études de détail sur le monde rural. Les députés socialistes belges avaient devancé leurs confrères français sur ce terrain et on cite souvent l'avis de Vandervelde comme faisant autorité en matière de questions rurales. Je ne crois pas que les conditions dans lesquelles fonctionnent les institutions ouvrières belges soient de nature à amener leurs chefs à parfaitement comprendre les problèmes agricoles : ils voient surtout dans la coopération des campagnards un moyen de mieux faire marcher leurs magasins urbains et il est « impossible d'en méconnaître davantage le vrai caractère 1 « - à moins qu'ils n'en fassent simplement une boutique électorale 2. Quoi qu'il en soit, je vais examiner, d'une manière sommaire, les résultats auxquels est arrivé Vandervelde dans son principal ouvrage : La propriété foncière en Belgique 3. L'auteur s'est proposé de savoir comment les étendues des biens ruraux s'étaient modifiées de 1835 jusqu'à nos jours ; il a fait relever sur les livres cadastraux les cotes de plus de cent hectares. Il a trouvé qu'elles représentaient autrefois 392,253 hectares et qu'elles représentent aujourd'hui 397,130; l'accroissement est de 4,877 hectares et cette différence est tout à fait négligeable. Ce calcul est très contestable parce que la grande propriété belge renferme beaucoup de bois et de landes, en sorte qu'il faut prendre des cotes bien supérieures à 100 hectares pour avoir une idée exacte de son évolution ; si on considère comme minimum 500 hectares, on trouve que la surface de la grande propriété s'est abaissée de 86,931 hectares à 82,198. Ainsi se manifeste un régime de compensation entre les causes légales (lois sur l'héritage) qui tendraient à morceler les domaines et des causes historico-économiques qui tendraient à les accroître. L'auteur nous montre que l'effet des lois successorales a été compensé : par l'influence des m?urs des grandes familles parvenant à maintenir leurs fortunes au moyen de la richesse urbaine), - par l'aliénation des communaux et des forêts domaniales, - par le reboisement de terres jadis défrichées, rapidement épuisées et abandonnées à bas prix par les moyens possesseurs. Dans les régions de culture riche, il est fort rare qu'il se produise une concentration 4. La partie vraiment intéressante de ce livre est ce qui nous est présenté comme l'accessoire de la partie scientifique, l'histoire de quelques grands domaines ; l'auteur, se proposant de dénoncer aux haines populaires les familles conservatrices, a recueilli tout ce qu'il a trouvé de peu recommandable sur les origines de leur fortune. Par suite de l'étroitesse de ses préoccupations de politicien, Vandervelde n'a pu donner un tableau vraiment complet de la famille belge mais il y a là cependant quelques renseignements utiles à consulter. En général, toute statistique agricole est sans portée, quand elle ne se rattache pas très étroitement à une histoire de la famille. Vandervelde a établi aussi de longues comparaisons entre les résultats fournis par les enquêtes agricoles de 1846, 1880, 1895, pour savoir si le nombre des grandes exploitations agricoles est en progrès. Les chiffres qu'il emploie ne méritent pas tous une grande confiance, mais il est essentiel de s'arrêter sur le principe de la classification qu'il adopte. « Il faut, dit-il, suivant l'expression de von Philippowich, se placer au point de vue économique et non au point de vue géométrique 1 « ; cela veut dire que les statistiques fondées sur la surface ne doivent pas servir de base; mais il y a plusieurs manières d'entendre cette formule. Rau avait proposé jadis de classer les cultures en : petite, avec un attelage ; moyenne, avec deux; grande, avec trois; cette règle ne permettrait de comparer que des terres produisant les mêmes choses et elle a été faite pour les terres à blé. Le professeur Souchon prend pour base la constitution de l'atelier familial : la grande propriété exige du travail salarié ; - la moyenne peut nourrir la famille si elle n'est pas exceptionnellement nombreuse et si elle travaille tout entière ; - la petite ne nourrit la famille que si elle reçoit un salaire auxiliaire 2. Cette méthode définit la grande propriété par le système de production, la petite par l'origine des revenus et la moyenne par un procédé mixte ; elle a de plus l'inconvénient de confondre la petite propriété avec la propriété de la parcelle la plus minime, d'un jardin attenant à une maison ouvrière. Souchon critique une autre classification adoptée par les socialistes français en 1892 : la grande propriété est affermée ; - la moyenne exige des salariés ; - la petite est cultivée par la famille 3 ; - mais, dans ce système, on appellera grande propriété une parcelle que son possesseur ne peut cultiver lui-même, soit qu'il habite la ville, soit qu'il ait une profession l'empêchant de diriger le travail rural. Vandervelde commet une erreur au moins aussi singulière en nommant capitaliste « toute propriété qui n'appartient pas à celui ou à ceux qui la cultivent 4 « ; il multiplie ainsi les capitalistes dans un but électoral. C'est au système de Roscher que Vandervelde donne la préférence, sans chercher, d'ailleurs, à le justifier et sans l'appliquer correctement. La grande propriété est celle que peut diriger un homme de la classe supérieure, qui y consacre tout son temps. Dans la moyenne, le chef de famille participe à certaines parties du travail « que sa condition sociale et son éducation ne doivent pas lui faire dédaigner «. La petite est cultivée par toute la famille qui a recours exceptionnellement à des salariés. Enfin, sur la parcelle, la famille ne peut trouver assez de ressources pour son complet entretien. Cette classification a été faite pour l'Allemagne où le faire-valoir direct a encore une importance exceptionnelle ; on ne saurait confondre une exploitation gérée par le propriétaire avec une exploitation quelconque, quand on se place sur le terrain économique; mais Vandervelde ne se préoccupera pas de ce détail. L'Allemagne est aussi un pays où la question des rangs joue un grand rôle dans la vie ; en est-il de même en Belgique? Enfin, dans ce dernier pays se trouvent beaucoup de domaines qui ne rentrent pas dans le système de Roscher et qui ont cependant une grande importance : les forêts, les parcs et autres possessions de luxe 1, très appréciés dans un pays où existent tant de colossales fortunes urbaines ; - les terres acquises par les capitalistes en vue de les vendre plus tard par petits lots 2 quand des chemins de fer amèneront un flot de population urbaine dans la région. Les propriétés somptuaires et celles qui fonctionnent comme trésors mis en réserve pour l'avenir, forment en Belgique une fraction notable, des grands domaines. D'autre part, le lopin de terre se multiplie d'une manière extraordinaire dans ce pays et Vandervelde distingue cinq espèces de possesseurs de lopins : domestiques et journaliers sédentaires ; nomades qui vont faire la moisson en France ; paysans qui deviennent industriels d'hiver dans les sucreries et les mines ; paysans travaillant pour des fabricants; urbains prenant tous les jours le chemin de fer pour se rendre de leur maison à leur travail 3. Cette classification n'est pas conforme aux principes de Roscher; pour suivre ses principes il faudrait distinguer : les parcelles qui exigent l'appui d'une industrie domestique auxiliaire pratiquée durant la mauvaise saison; celles qui fournissent la partie principale de l'entretien de la famille, le surplus étant demandé à des travaux industriels ou agricoles exécutés plus ou moins loin de la demeure; celles qui ne servent qu'à améliorer l'alimentation et dont la culture retombe en grande partie sur les femmes qui, en Belgique, sont trop souvent transformées en animaux de labour 4. Dans le système de Roscher, la production n'est pas considérée du dehors ; elle n'est pas jugée par rapport au marché; bien que beaucoup de produits soient destinés à devenir marchandises, l'auteur allemand peut cependant se placer au point de vue d'une économie en nature, parce qu'il se demande comment la famille organise sa vie sur la terre, au moyen des ressources que celle-ci lui procure, soit directement, soit indirectement à la suite de ventes et d'achats. On peut dire que le point de vue de Roscher est intérieur 5 ; cependant il ne néglige pas complètement les relations extérieures ; il s'occupe en effet de savoir comment la famille, considérée en bloc, se place dans la société, quel rang elle occupe et quelles obligations résultent de là pour sa manière de vivre. Non seulement Vandervelde n'a point pris garde à tout cela, mais, après avoir exposé la classification de Roscher, il la modifie d'une manière profonde, sans avoir l'air de comprendre ce qu'il fait : « On peut, dit-il, considérer comme grandes exploitations celles qui sont assez étendues pour que l'exploitant ne participe pas au travail agricole proprement dit et se borne à diriger l'entreprise. « Il supprime ainsi deux des éléments essentiels de la définition de Roscher : que la culture est dirigée par un homme de la classe supérieure et qu'elle peut l'occuper entièrement ainsi disparaît la notion du rang social et en même temps on oublie que le propriétaire est complètement absorbé par sa propriété. Grâce à ce véritable contre-sens, il devient possible de revenir à une pure classification géométrique. Vandervelde applique d'ailleurs la classification par surfaces d'une manière bizarre ; au lieu de prendre pour chaque région agricole les chiffres spéciaux qui correspondent au genre de culture local, il prend des chiffres moyens; la grande culture sera partout celle qui comprend plus de 50 hectares, alors que, d'après les agronomes du gouvernement, le minimum varierait de 16 à 60 hectares 1. J'ai insisté sur ces détails pour montrer combien l'habitude de raisonner sur les questions urbaines empêche certains auteurs de se placer sur le terrain qu'il convient d'adopter pour approfondir les problèmes ruraux. On pourra trouver que j'ai donné un développement excessif à la critique d'un livre de politicien; mais Vandervelde est parvenu à faire croire à nos universitaires qu'il est le chef d'une école de marxisme plus scientifique que celui de Marx. Il était donc nécessaire de montrer qu'il était dépourvu d'idées personnelles : l'étude de son livre récent sur L'exode rural et le retour aux champs conduirait aux mêmes conclusions. On se demande pourquoi Vandervelde, reprenant, dans cet ouvrage, des idées de Le Play sur l'union de l'agriculture et de l'industrie, a cru devoir ne pas faire connaître la source de ses solutions ! Il suppose, sans doute, que ses admirateurs sont bien aveugles ou bien peu renseignés. Introduction à l'économie moderne : Première partie : de l'économie au droit Chapitre IV Recherches de Le Play et de Demolins. - Effort tenté par IL de Tourville pour donner une base à la science sociale. -Pourquoi l'étude de la famille ouvrière est-elle fondamentale ? - La psychologie des peuples : tout ce qui est de nature bourgeoise est superficiel.. - Familles rivées au travail. -Divers aspects sous lesquels se présente l'étude des classes ouvrières. - Sentiment juridique du peuple ; cas où il est rattaché au travail et cas oit il est importé par des bourgeois. - Chez les paysans il se manifeste surtout dans les coutumes successorales. Retour à la table des matières Les auteurs qui ont vraiment compris la nature de l'économie rurale, ont attaché une très grande importance aux sentiments des producteurs; ils ont soutenu, souvent, que les économistes classiques avaient fait des recherches trop superficielles, parce qu'ils avaient néglige cette partie de la science. Le Play, qui était cependant un métallurgiste très distingue, semble avoir été, au cours de ses voyages, encore plus frappé par les particularités de la vie ouvrière que par les conditions techniques des professions; mais il ne faut pas oublier que les deux tiers des monographies des Ouvriers européens 1 se rapportent à l'agriculture et que, par suite, l'attention de l'auteur devait être attirée sur les questions relatives à l'organisation de la famille et à la hiérarchie. Le Play nous apprend, lui-même, qu'il regardait l'agriculture comme la première des professions. « Plus que toute autre branche d'activité, elle caractérise la vie nationale. Au reste, la prééminence de l'agriculture sur les autres arts a été si souvent proclamée chez les anciens et les modernes qu'elle peut être érigée en axiome 1 «. Il est manifeste que, le plus souvent, il a écrit sur l'industrie sous l'influence des préoccupations qui lui venaient de l'agriculture : par exemple, il a peut-être attribué à la petite industrie des vertus moralisatrices qu'il avait constatées dans la petite propriété ; les conseils qu'il donnait aux chefs des grandes fabriques étaient inspirés par une imitation de ce qui peut se pratiquer assez facilement sur les grandes exploitations rurales ; etc. Il me paraît nécessaire de discuter de près un certain nombre de conceptions de Le Play, parce que les monographies de cet auteur constituent un des plus remarquables recueils que possède l'économie concrète, et parce qu'en examinant ses théories, nous aurons l'occasion de préciser bien des points d'une importance majeure. Cette étude aura d'autant plus d'intérêt pour nous que Le Play, n'ayant aucune idée du droit, est passé à côté des problèmes qui nous préoccupent ici. Je laisserai de côté tout ce qu'a produit l'école qui se rattache le plus étroitement à Le Play et qui n'a fait que développer la partie purement subjective de son ?uvre 2. Après sa mort, il se produisit une scission parmi ses disciples : quelques-tins d'entre eux, frappés d'admiration pour la minutie des observations contenues dans les oeuvres de leur maître, crurent qu'ils étaient appelés à renouveler l'étude des sociétés, en appliquant plus méthodiquement les principes que Le Play a suivis d'instinct; ils prétendirent fonder une science sociale, qui leur permettrait de trouver facilement dans les pays les plus prospères les pratiques les plus recommandables et de les introduire en France. Henri de Tourville 1 a été considéré comme étant le chef de cette école; mais c'est Edmond Demolins qui la représente aux yeux du grand public. Cet auteur est loin d'avoir réussi à constituer des théories vraiment scientifiques ; très souvent il se borne à faire des rapprochements ingénieux, mais superficiels; parfois il semble renverser l'?uvre de Le Play et considérer la vie des familles comme une conséquence de l'habitat, rattachant les trois types familiaux créés par Le Play (patriarcat, famille souche et famille instable) aux steppes, aux rivages maritimes et aux forêts. Dans un livre retentissant, plein d'observations ingénieuses et d'explications paradoxales, Edmond Demolins 2 a prétendu expliquer quantité de faits économiques contemporains par le passé le plus reculé : les habitudes des cultivateurs de jardins maraîchers dans la vallée de la Loire manifesteraient une forte influence celtique 3 ; dans l'Armagnac, on retrouverait des traditions berbères qu'on doit expliquer en se rappelant que les Berbères ont habité les déserts de l'Afrique 4 ; etc. Entre les mains d'un écrivain si ingénieux, la science sociale n'a plus connu de difficultés ; il n'y a pas de phénomène pour lequel il ne puisse construire une théorie séduisante par son originalité. Edmond Demolins a cru (comme le croit Jaurès aussi) que la souplesse et la largeur des conceptions constituent une grande supériorité. Henri Heine se moquait des anciens professeurs allemands qui mettaient leur bonnet de coton sur les trous que présente le tableau du monde donné par la philosophie hégélienne ; - il y a trop de bonnets de coton dans les grandes théories sociales d'aujourd'hui. La vraie science sait se borner et avouer son ignorance; elle ne recherche pas la souplesse des à peu près, mais la rigidité du vrai. La science, de même que le droit, ne comportent pas de souplesse. Henri de Tourville a essayé de donner un tableau des recherches à faire pour embrasser tous les éléments intéressants à connaître 1. Il commence par étudier les moyens d'existence qui comprennent six sujets : le lieu, le travail, la propriété, les biens mobiliers, le salaire et l'épargne. La propriété foncière est « la propriété par excellence, celle qui est la plus caractéristique de tout état social « ; ce détail très important nous montre que l'auteur, tout comme Le Play, pense surtout aux classes rurales; il ne faut pas oublier ce fait pour comprendre correctement le système. Dans la famille, il considère surtout l'autorité. « Qui commande ? Qui obéit? se demande-t-il. Quels rapports personnels a-t-on les uns avec les autres ? « D'après cette règle, on examine la puissance paternelle, l'influence de la femme, l'éducation des enfants. La hiérarchie familiale reçoit l'influence des conditions du lieu et du travail. C'est dans la famille que se fait la consommation des produits et nous sommes amenés à nous occuper des modes d'existence (nourriture, vêtement, logement). Il y a des époques de gêne, des phases de l'existence, durant lesquelles la famille ouvrière se trouve en déficit; le besoin d'une protection se fait alors sentir et on est amené à étudier la famille patronale. Les patron s exercent leur influence sociale et économique par le moyen du commerce, de la culture intellectuelle et de la religion (celle-ci étant considérée comme une administration de l'enseignement et du culte) ; dans les grandes usines, les chefs d'industrie ont sous leur direction des agents commerciaux, des ingénieurs et des prêtres : ce dernier détail nous ramène encore aux champs, car il n'y a guère que dans les usines situées à la campagne que l'on trouve ce patronage religieux. Enfin se forment des groupements d'ordre plus élevé : d'abord les rapports de voisinage où les autorités sociales exercent leur influence, puis la corporation et enfin les groupements politiques. Cette nomenclature célèbre ne me semble pas avoir exercé une grande influence sur les amis de Henri de Tourville. Celui-ci n'est point arrivé, d'ailleurs, à. justifier l'ordre clans lequel il énumère les éléments de la science sociale. Il n'est point même parvenu à expliquer, d'une manière satisfaisante, la raison pour laquelle il faut partir de l'examen de la famille ouvrière : cependant il attache une grande importance à ce principe dont la découverte constituerait une des gloires de Le Play 2. Il prétend que la vie ouvrière fait connaître toutes les habitudes essentielles d'un pays, parce qu'elle est « la formule la plus élémentaire et la plus simplifiée de l'existence dans une société « ; mais les formes simplifiées ne sont-elles pas, souvent aussi, les moins propres à l'observation, parce que les particularités s'y effacent ? Presque tous les anciens auteurs avaient cru que la psychologie d'un peuple doit être étudiée dans les classes élevées. Il est essentiel d'approfondir la question et de rechercher si vraiment il faut suivre cette méthode traditionnelle ou celle de Le Play. La psychologie, telle qu'elle a été constituée par la pratique de la philosophie et de la littérature, a pour objet la description de caractères choisis dans les classes moyennes et supérieures de la société ; elle est tout extérieure; elle se préoccupe de mettre en évidence les côtés pittoresques que présente la conduite, de faire ressortir les traits comiques ou tragiques que l'on rencontre dans la vie, de montrer l'originalité de certains types professionnels. Les habitudes de l'existence riche ou aisée ne marquent pas les hommes de stigmates profonds 1 ; elles peuvent engendrer des ridicules et des gaucheries, un langage particulier, certaines manières banales de juger ; mais tout cela est sans grand intérêt pour l'histoire sociale; ce sont des détails presque aussi superficiels que ceux qui se rapportent à la mode. Quand on a voulu appliquer les procédés psychologiques à la criminologie, on n'a abouti qu'à décrire les procédés que le criminel emploie pour accomplir son acte, les ruses qu'il accumule pour détourner les soupçons et les maladresses par lesquelles il se dénonce. Ces choses sont celles qui intéressent au plus haut degré le journaliste et l'agent de la sûreté publique ; elles dépendent beaucoup des pratiques professionnelles, des usages de la société que fréquente le délinquant, des habitudes qu'il a prises dans la vie courante ; de là vient naturellement à l'esprit l'idée que la criminologie a pour base des distinctions professionnelles. Ces aspects extérieurs de l'acte ne nous apprennent, en réalité, rien du tout sur le crime et sont sans intérêt pour ceux qui doivent participer au jugement ou discuter les effets de la peine. Pour ceux-ci, il faut débarrasser le crime de tout son appareil pittoresque et le considérer tout nu, pour y 'voir une manifestation profonde de l'âme. Lorsque nous sommes parvenus à voir ainsi les choses, que nous avons pu écarter tous les accidents, 'nous pouvons juger le criminel d'une manière sûre, apprécier la vraie nature de l'acte et lui appliquer sans beaucoup d'hésitation les déterminations du Code pénal. Au contraire, lorsque les détails externes occupent la première place dans nos préoccupations (comme cela a lieu dans les affaires bourgeoises, compliquées et romanesques), le juge ne sait plus facilement trouver le droit et le jury se laisse égarer avec une extrême facilité. On peut dire que la presse est responsable d'un grand nombre de mauvais verdicts, parce qu'elle est obligée, pour plaire à ses lecteurs, d'envelopper l'acte d'un épais brouillard de détails pittoresques et d'empêcher ainsi l'opinion publique de voir le crime tel qu'il est ; or un jury qui ne se sent pas soutenu par une solide opinion réclamant une complète satisfaction, devrait être doué d'une vertu bien héroïque pour juger sainement. Si l'avocat connaît bien son métier, il s'efforce d'aggraver le trouble qui existe dans les esprits, en appelant l'attention du jury sur les accessoires, sur les incidents, sur tout ce qui ne dépend pas directement du crime. Toute affaire pour laquelle il est possible de présenter d'abondants éclaircissements psychologiques, est gagnée d'avance pour le criminel. L'expérience des cours d'assises montre donc que la psychologie courante est incapable de nous faire pénétrer clans le fond de l'âme, humaine. Si tout ce qui se rattache à la vie bourgeoise est superficiel et si les professions libérales n'exercent vraiment pas une action bien profonde sur l'homme, il est évident qu'on doit étendre les observations précédentes aux ouvriers qui dans les grandes villes, exercent les métiers les plus relevés. Nous avons sur ce point le témoignage d'un ancien travailleur qui a été mêlé toute sa vie aux tentatives faites pour émanciper le prolétariat ; voici comment, à, la fin du Second empire, Corbon jugeait ses anciens camarades de Paris : « Il y a [dans l'ouvrier] une surabondance de sève et un besoin irrésistible de la dépenser d'une manière quelconque. Mais il ne la dépensera pas dans l'exercice quotidien de sa profession. La pratique d'un métier ordinaire n'a pas assez d'attraits pour absorber toutes les facultés d'un esprit toujours surexcité, et l'ouvrier de Paris ne s'y absorbe généralement pas « 1. « Le travail quotidien n'est pour notre ouvrier que la corvée de chaque jour ; et n'ayant généralement point d'amour sérieux et durable pour son travail, il n'y consacre que la moindre partie de sa valeur intellectuelle. « 2 - « Les solutions qui lui vont le mieux sont celles qui semblent devoir le dispenser de se préoccuper incessamment de ce qu'il considère comme étant le côté inférieur, la corvée de la vie. « Corbon attribuait l'insuccès des associations ouvrières formées en 1848 à la nature de l'esprit de l'ouvrier parisien, qui a une secrète conscience de son inaptitude aux affaires, qui répugne à « tout système qui tendrait, à river à l'atelier la personne tout entière  3 «. Il ne semble donc pas que le principe posé par Henri de Tourville soit absolu : que la vie ouvrière présente, d'une manière concentrée, toutes les habitudes essentielles du pays et que dans son étude on puisse trouver tous les éléments sociaux liés de la manière qui répond aux besoins dune science sociale. Pour que celle-ci puisse être constituée, il faut, en effet, que toutes les activités de la classe considérée forment une masse solidement charpentée, de telle sorte que l'on puisse raisonner sur les déterminations des éléments les uns par les autres. Nous venons de voir que non seulement dans les hautes classes les diverses parties de la psychologie sont dissoutes, mais qu'il en est souvent ainsi dans ce qu'on nomme parfois les aristocraties du travail manuel. Il faut donc faire un choix entre les professions. Henri de Tourville remarque, d'autre part, que toute famille ouvrière n'est pas bonne pour l'observation ; il faut à l'exemple de Le Play, ne s'occuper que de l'ouvrier prospère. Le Play, dominé par des idées morales, prenait l'ouvrier prospère parce qu'il cherchait partout des modèles à imiter; ses disciples ont compris qu'il faudrait justifier ce choix, si possible, par des motifs scientifiques 1. Ce type a été désigné par Denis Poulot sous le nom d'ouvrier vrai 2 ; c'est celui qui travaille régulièrement sans faire la noce dès qu'il a de l'argent dans sa poche. il s'agit de l'ouvrier qui est très sérieusement, attaché à son métier, tout à fait absorbé par lui. L'ouvrier prospère me paraît donc bien moins caractérisé, au point de vue de la science économique, par sa moralité supérieure et par son caractère, de type sain de l'espèce, que par cette, absorption de toute sa personnalité dans le métier. L'expérience montre que - pour les sociétés modernes, tout au moins - cette catégorie de producteurs joue un rôle considérable, et souvent prépondérant. Nous pourrons appliquer surtout la méthode de Henri de Tourville aux populations rurales. Le paysan a toutes sas pensées tournées du côté de la production et on peut dire qu'il est, en quelque sorte, résorbé par la terre qu'il cultive. Comme je l'ai dit plus haut, Le Play s'était beaucoup plus occupé des gens des champs que de ceux de la ville ; ses méthodes d'investigation et de raisonnement sont dominées par cette idée que l'industrie devrait imiter l'agriculture. Considérons les cas où l'on peut appliquer avec quelque sûreté les procédés de l'école de la science sociale, et où la vie ouvrière concentre vraiment ce qu'il y a d'essentiel dans un pays. Ce qui sera donné, d'une manière immédiate, ce seront les monographies de familles prospères. Nous aurons ainsi des descriptions typiques du mineur du Harz, du tisserand rhénan, du brassier de l'Armagnac, du blanchisseur de la banlieue de Paris 1, etc. Nous ne tardons pas à reconnaître qu'il faut procéder à une analyse : toute analyse suppose que l'on cherche à superposer à ce qui est mobile quelque chose de fixe, qui constitue une sorte de carcasse; on est ainsi. conduit à faire porter l'étude sur les trois ordres suivants : 1° L'outillage, qui doit être examiné non seulement au point de vue de sa grandeur, mais surtout au point de vue de ses qualités ; et comme accessoires de l'outillage : les matières mises en oeuvre et les conditions dans lesquelles s'opèrent la circulation des produits et l'échange ; 2° Les usages que l'on suit dans le travail, les règlements traditionnels ou imposés par le chef d'industrie ; 3° Les dispositions légales qui gouvernent l'acquisition des forces productives : lois sur les partages entre héritiers; lois sur les corporations là où elles existent encore; lois sur les associations de toutes sortes ; etc. L'école de Marx s'est surtout occupée du premier ordre de recherches, qui sont technologiques ; l'école de Le Play (en raison de ses préoccupations rurales) a beaucoup écrit sur les réformes à apporter dans les lois successorales ; mais les trois parties ne sauraient être séparées dans une économie concrète complète. On pourrait se demander si ce tableau s'applique à toute sorte de société ; mais il ne semble pas douteux qu'il ne soit particulièrement approprié à notre temps. Cette analyse permet...

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