La création artistique exprime-t-elle une intention de changer le monde ?
Publié le 29/06/2009
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Par création artistique, on entend l’activité qui tend à produire des œuvres d’art. Lorsque nous parlons d’art, nous désignons en vérité deux réalités distinctes. Jusqu’au dix-huitième siècle, le terme « art « désignait l’ensemble des techniques de production d’artefacts : tel était encore le cas dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi, l’activité de l’artiste et celle de l’artisan étaient recouvertes par le même terme. Or, il semble que ces deux activités ne soient pas entièrement réductibles l’une à l’autre, qu’elles possèdent chacune une spécificité à élucider. Par conséquent, il nous faudra au cours de ce travail préciser d’une part ce qui distingue l’art de l’horloger de celui du poète, l’activité du coutelier de celle du plasticien ; et toujours préciser à laquelle de ces deux activités singulières nous pensons lorsque nous employons le signifiant « art «.
Le verbe « exprimer « a pour racine étymologique le préfixe latin « ex « qui désigne toute activité d’extériorisation, un mouvement du dedans vers le dehors. Cette considération étymologique nous permet de voir qu’exprimer est l’activité qui désigne un passage de l’intérieur vers l’extérieur dans le domaine de la pensée : il s’agit de rendre public, mondain, nos vécus intérieurs, nos perceptions intimes, nos idées. Pour le dire d’une manière plus condensée, on appelle expression la mondanisation de l’intériorité d’un sujet (mondanisation : c'est-à-dire le mouvement qui rend mondain, public, extérieur). Prenons garde à une conclusion rapide que nous pourrions faire : l’expression n’a pas pour unique médium le langage oral. Il existe également une expression qui passe par le medium du corps, un langage tout aussi expressif qui peut être maitrisé (pensons à la danse) ou plus spontané (les expressions incontrôlées du visage). De plus, il existe une expression médiatisée, c'est-à-dire qui passe par l’intermédiaire d’objets que nous avons créés, tels les artefacts de l’art. En somme, l’expression est une activité qui passe par de multiples médiums : langage, langage du corps, productions artistiques du sujet.
Lorsque nous parlons du monde dans un sens général, comme objet de connaissance, nous pouvons entendre ce terme comme le réceptacle d’une très vaste extension d’êtres et d’objets. En effet, en parlant du monde en ces termes, nous parlons à la fois de toute la sphère des choses dont les hommes peuvent avoir une expérience sensible, mais aussi des relations que ces derniers ont entre eux (pensons par exemple à l’expression : « le monde social «). Changer le monde revient donc à vouloir modifier la nature de notre expérience en agissant sur les êtres et les choses qui nous entourent.
Lorsque nous posons la question « la création artistique exprime-t-elle une intention de changer le monde ? « nous nous demandons si l’œuvre d’art s’efforce d’avoir une prise sur le monde telle qu’elle puisse en changer la nature (politique, sociale…). Dans ce cas, il y aurait une efficacité de l’œuvre artistique, c'est-à-dire une capacité de cette dernière à avoir une incidence dans le monde de sorte qu’elle puisse enrichir, sinon modifier la conscience des hommes, qui à leur tour entreront en mouvement pour changer le monde selon les prescriptions de l’œuvre d’art.
La question au centre de notre travail sera donc de déterminer dans quelle mesure la création artistique prétend avoir une incidence suffisante dans la conscience des hommes et le monde pour le changer.
«
« Parce que l'acteur se meut toujours parmi d'autres êtres agissant et par rapport à eux, il n'est jamaissimplement agent, mais toujours et en même temps patient.
Faire et subir sont comme les deux faces d'unemédaille, et l'histoire que commence un acte se compose des faits et des souffrances qui le suivent » Conditionsde l'homme moderne, p 248.
b.
L'œuvre artistique est par définition incapable d'avoir une incidence dans le monde
En nous servant de la distinction féconde établie par Hannah Arendt, nous dirons donc que la création artistique estincapable d'exprimer une intention de changer le monde.
En effet, Hannah Arendt montre bien que seule l'action estcapable de changer le monde, qu'il s'agit d'un acte perpétré par un agent, ou d'une parole, ou d'un simple geste(pensons par exemple à la poignée de main de Pétain à Hitler durant les accords de Montoire après la défaite del'armée française : elle a fait prendre conscience à de nombreux individus de l'abomination constitutive d'un régimequi ne se contentait pas de composer avec l'occupant, mais prétendait collaborer avec lui).
En revanche, l'œuvred'art est quant à elle toute entière une œuvre, c'est-à-dire une réification de l'esprit humain qui s'inscrit dans ladurée.
Il y a donc une incommunicabilité de l'œuvre et du monde, comparable à l'incommunicabilité des substancesdans la philosophie cartésienne.
La création artistique ne peut exprimer une intention de changer le monde, dans lamesure où, à l'inverse de l'action, elle n'est pas capable de produire un évènement dont les effets modifieront l'ordredes choses.
II.
La création artistique exprime l'intention de changer le monde par l'intermédiaire des hommesdont elle nourrit la conscience a.
L'œuvre d'art, capable de diffuser dans le monde des valeurs humanistes
Cependant, nous ne pouvons en rester à une telle position de pensée.
En effet, la création artistique exprime bienun désir de changer le monde, dès lors qu'elle prétend promouvoir des idées et des valeurs qui n'ont pas cours dansle monde tel qu'il est, mais qui devraient idéalement y régner.
Tel est le cas notamment lorsque les artistes semêlent de défendre des valeurs humanistes.
Il existe en effet un engagement des poètes, notamment, qui est un engagement pour la vie, la liberté, l'amour, contre le mensonge et l'oppression.
Lisons à ce propos les parolesénergiques du critique Meschonnic :
"La poésie est un des lieux, et un des plus révélateurs, par ce qui en elle est en jeu, de l'intelligibilité duprésent.
Et pas seulement du présent de la poésie, mais du présent éthique et politique.
Cela, tous ceux quiont pensé la poésie l'ont compris." Célébration de la poésie", Verdier, 2001.
De ceci nous pouvons tirer que quand bien même les textes engagés des poètes peuvent être compris comme desœuvres de circonstance, ils sont aussi susceptibles d'être lus en tous temps et en tous lieux comme la défense devaleurs humanistes.
Ainsi le poème sublime de René Char, « Ligne blanche » cité par Semprun dans L'écriture et la vie n'est pas qu'une exhortation à faire vivre la liberté durant la période de la guerre, mais en toutes circonstances. Mais en un autre sens, lorsque les artistes donnent à voir l'abomination de la guerre et de toutes les négationspossibles de ces valeurs humanistes (pensons à ce titre au fameux Guernica de Picasso) ils manifestent dans leurs œuvres une intention de changer le monde, sans doute en le rendant plus juste qu'il ne l'est à leurs yeux.
b.
Les hommes, relais de l'œuvre d'art pour réaliser le changement du monde que cette dernière préconise
De ceci nous pouvons tirer que la distinction d'Hannah Arendt entre l'œuvre et l'action est sans doute beaucouptrop rigide.
En effet, la création artistique exprime bien une intention de changer le monde, comme nous venons dele voir à l'instant.
Cependant, il faut bien préciser que le monde n'est jamais directement changé par les idées ou lesœuvres d'art, l'action des hommes étant seule, en dernier recours, à apporter un changement dans l'ordre existantdes choses.
Nous dirons donc que si une œuvre peut exprimer une intention de changer le monde, elle n'est jamaisque la cause première, et jamais la cause directe, d'un changement de cet ordre.
On peut penser à ce titre auxrapports entre les œuvres de Rousseau et la Révolution Française.
Alors que Rousseau est mort avant 1789, il n'enreste pas moins que ses œuvres avaient nourri la pensée des révolutionnaires, tels Saint Just et Robespierre.
Quantà la Révolution Française en elle-même, on peut dire également à juste titre qu'elle a changé le monde, notammenten introduisant dans la pensée des valeurs universalistes exprimées par la fameuse Déclaration des droits de l'hommeet du citoyen.
De tout ceci nous pouvons tirer que si la création artistique exprime bien une intention de changer lemonde, il n'en reste pas moins que seuls les hommes accomplissent ce changement dans le domaine des faits,inspirés et guidés qu'ils sont par les œuvres artistiques..
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