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Done Elvire dans le Dom Juan de Molière

Publié le 17/01/2011

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juan

 

Introduction

La première représentation de Dom Juan se déroule  le 15 février 1665 au théâtre du Palais Royal.

Molière a fait appel à deux peintres, Simon et Prat,  pour le décor, ce qui est une première, et témoigne, tout comme son travail d’adaptation de la légende, qu’il ne s’agissait nullement de bâcler cette pièce.  De plus, « un directeur de troupe pressé par l’urgence n’aurait vraisemblablement pas pris le temps, non seulement de créer un personnage original, comme celui de Done Elvire, mais de remodeler entièrement la figure de Dom Juan que lui fournissaient ses prédécesseurs  «.

  Le 17 février, jour de Mardi gras, se tient la  seconde représentation. La pièce connaît un grand succès, comme en témoigne le Registre de Lagrange . Molière, en tant que directeur de la troupe, aurait donc dû, en toute logique, la maintenir au programme du théâtre après sa fermeture pour les fêtes de Pâques. Mais à la réouverture du théâtre, il en est tout autrement : Dom Juan n’est plus à l’affiche, et Molière reprend d’anciennes pièces telles Le Cocu imaginaire, et L’Ecole des Femmes, qui remportent un piètre succès. Tout porte donc à croire, comme le souligne G.Couton , qu’on a donné l’ordre officieux à Molière de s’autocensurer.

Toute création littéraire est à replacer dans un contexte, social, politique, religieux, littéraire. Et cela est d’autant plus vrai, et inévitable pour la compréhension du Dom Juan de Molière.  Après une première représentation de son Tartuffe ou l’hypocrite, le 12 mai 1664, sa pièce fait aussitôt l’objet de réactions violentes, et se voit interdire. Molière n’obtiendra gain de cause qu’en 1669. Il adapte donc le mythe donjuanesque alors qu’il est en pleine bataille pour lever la censure que connaît son Tartuffe. A l’automne 1664, quels pouvaient donc être son état d’esprit, et ses intentions ? Les attaques violentes, et surtout la censure auxquelles il était confronté, ont forcément influé sur l’écriture de son Dom Juan. Claude Bourqui  évoque l’hypothèse, on ne peut plus justifiée, de la « colère noire «, et « du sentiment d’injustice « qui devaient habiter l’auteur, impuissant face à la censure, aux agressions très virulentes du parti dévot, et de la puissante Compagnie du Saint-Sacrement, à son encontre. Allait-il opter pour la « raison « et adapter un Dom Juan conforme à la légende, ne laissant ainsi aucune chance à ses détracteurs de s’attaquer à sa nouvelle pièce ? Tenter ainsi de « se faire oublier « après tout le bruit, le scandale occasionnés par  L’école des femmes, et son Tartuffe, calmer ses ennemis, puissants dévots, et se concentrer sur la défense du Tartuffe qui lui tenait tant à cœur? Ou bien, au contraire, dans son adaptation de Dom Juan, refuser l’autocensure,  et ainsi toujours passer au regard de ses adversaires, pour un libertin, un homme corrompu, immoral, sans piété, aux mauvaises mœurs. Voire un « démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés «, tel que le qualifiait un curé parisien, Roullé, dans Le roi glorieux au monde ou Louis XIV le plus glorieux de tous les rois du monde .

La personnalité de Molière qui transparaît au travers de l’ensemble de son œuvre laisse à penser qu’il ne pouvait se taire, et contenter ainsi ses opposants. L’étude de son Dom Juan et de l’accueil  fait à sa pièce, témoignent de cette prise de position, et nous donne ainsi raison. 

Rappelons brièvement, en nous appuyant sur les recherches de G.Couton , les critiques auxquelles Molière et son Dom Juan furent exposés.

Le 14 février 1665, Loret fait l’apologie de la pièce dans La Muse historique. On parle déjà de la pièce : Molière pour « promouvoir « sa nouvelle création avait dû ouvrir les portes du Palais-Royal lors des répétitions, suppose G.Couton . Le théâtre de Molière devait défrayer la chronique. Et la réputation sulfureuse du dramaturge devait déchaîner les passions, avant même les représentations. 

Effectivement, très vite, on parla du Dom Juan, mais en des termes beaucoup moins élogieux ! Sa pièce, dès les premières représentations, suscita une grande polémique, dans la continuité de la querelle du Tartuffe. Cette adaptation moliéresque de la légende faisait donc office d’œuvre provocatrice dans la lignée du Tartuffe.

 Un sonnet témoigne des attaques extrêmement virulentes auxquelles Molière fut confronté .

De même, Conti dans L’Avertissement de son Traité de la Comédie et des spectacles, selon la tradition de l’Eglise , s’en prend au Dom Juan moliéresque, et à L’Ecole des femmes, les considérant comme « une école d’athéisme ouverte  «.

D’Aubignac, dans sa  Pratique du théâtre , estime que la pièce a « donné beaucoup de peine aux gens de bien et n’a pas fort contenté les autres «.

Molière, son Dom Juan, et d’autres de ses œuvres, qui attirent « l’indignation de toutes les personnes de piété  « seront vivement attaqués dans les Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, parues, selon G. Couton , certainement peu de temps après le 18 avril 1665, date à laquelle  le libraire Pépingué reçoit l’autorisation de l’imprimer.  L’auteur de cette virulente critique, apparaît sous couvert d’anonymat : on a juste comme indication des initiales « B.A. Sr de R «, suivie de sa prétendue charge « avocat en Parlement. « Il apparaît dans une seconde édition sous le nom de Rochemont. G.Couton , qui s’est  penché sur le problème de l’authentification de l’auteur, pense qu’il doit faire partie de l’entourage de Conti. Ce livre rencontre un grand succès : il attise la curiosité d’un public privé de représentation d’une pièce qui, peu jouée, suscite tant de passions. 

Dans ce pamphlet, Molière est taxé, non sans ironie, de copiste : « (…)et (Molière) ne copie pas mal les auteurs  ; «.

Dom Juan n’est évidemment pas une création de Molière, puisque c’est une légende. De cette légende espagnole fut tirée une comédie espagnole, Le Trompeur de Séville et le convié de Pierre, signée De Tirso de Molina. S’ensuivirent deux adaptations italiennes de Cicognini, et de Giliberto. La pièce est adaptée et jouée en commedia dell’arte par les Comédiens Italiens, à partir de 1658. C’est ensuite aux comédiens français Dorimond et Villiers de s’inspirer de l’adaptation italienne et d’écrire une pièce qui porte le même titre Festin de Pierre ou le fils criminel, respectivement jouées à Lyon, en 1658, et à l’Hôtel de Bourgogne, en 1659. Puis imprimées en 1659, et 1660. Molière s’est essentiellement  inspiré des pièces françaises de Dorimond et Villiers, même si les similitudes avec ce dernier sont moins importantes, constate C.Bourqui , ainsi que du scénario de Cicognini , et du spectacle de la Comédie Italienne dans la traduction de Gueulette .

Ses sources d’inspiration sont donc nombreuses, et incontestables.

Mais Molière a bel et bien adapté ces sources, ce qui nécessite un grand travail : reprises, ajouts, suppressions, créations, et réécriture. Il optera, lui, pour la prose. Molière ne s’est donc pas évidemment contenté de « copier «,  plagier. Ses trouvailles, ses innovations, font de son Dom Juan une œuvre typiquement moliéresque, ce qui ne sera pas sans conséquences pour l’avenir de sa pièce, suscitant comme son Tartuffe, la polémique, et la censure. 

C.Bourqui résume ainsi très bien : « il (Molière) va, comme toujours emprunté à ses devanciers, mais il va aussi apporter de lui-même. « Et d’ajouter : « Chacun de ces choix ou de ces refus est porteur de signification (…)  «.

L’étude de ces choix et refus nous permet donc de cerner les intentions de Molière, et de comprendre ainsi ce qui a pu susciter la polémique de sa pièce. 

Evoquons brièvement ce qui a pu provoquer une nouvelle polémique avec ce Dom Juan de Molière, et révéler la provocation de son auteur, son intention de poursuivre la querelle contre ses adversaires avec cette nouvelle création. 

Le choix même de la pièce par Molière pouvait être ressenti par ses ennemis dévots comme une provocation, d’autant plus en pleine querelle du Tartuffe. Le sujet est brûlant : la légende fait de Dom Juan un personnage provocateur, libertin bafouant toutes les règles caractérisant la société d’alors, morales, et sociales, auteur des pires crimes : il finit donc puni par Dieu, par l’entremise de la statue du Commandeur, une de ses victimes, qui l’entraîne en enfer. 

L’idée qu’un libertin, un débauché, soit mis en scène par Molière, devait fortement déplaire aux partisans de la censure de Tartuffe. Une pièce de Molière, qualifié lui-même par ses détracteurs de libertin athée, dont le protagoniste adopte un comportement contraire à la morale, chère aux dévots : comment nier le défi du dramaturge ? 

C.Bourqui démontre que tous les forfaits du Dom Juan moliéresque correspondent « à un point de conduite sur lequel l’idéologie dévote est particulièrement sourcilleuse  «. C’est, selon lui,  la dimension théologique du Dom Juan moliéresque qui fut ressentie comme un provocation, une insulte chez ses adversaires : Molière fait de son protagoniste  un épicurien qui s’adonne, sans limites, aux plaisirs de la chair, un mauvais payeur ( Sganarelle et Monsieur dimanche en subissent les conséquences…), un profanateur en paroles et en actions, un hypocrite, et un pécheur endurci.

Dom Juan n’est d’ailleurs pas le seul à faire injure au parti dévot. Son valet aussi dont « l’emploi molièresque dépasse largement celui de ses prédécesseurs puisqu’il accentue les fonctions de conseiller maladroit et raisonneur ridicule en matière philosophique et théologique « nous dit Blüher  

Selon G.Couton , c’est effectivement au travers de l’étude du personnage de Sganarelle, plus encore que celui de Dom Juan, que l’on devinera les intentions de Molière. Et il met en parallèle les sentiments partagés par l’auteur des Observations et A.Adam. Ce dernier, disant à propos de Sganarelle : « Prodigieuse création, toute en dessous et en retours, où le clin d’œil corrige la valeur des paroles, où le ricanement vient démentir et bafouer les phrases édifiantes, figure de coquin et d’imbécile tout ensemble, qui déshonore la vertu par ses moqueries et la religion plus encore par sa stupidité  «. Et  Sieur Rochemond : « Le maître est athée et hypocrite, et le valet est libertin et malicieux.  «. Selon lui, ils se jouent tous les deux de la divinité, mais différemment : « Le maître attaque avec audace, et le valet défend avec faiblesse ; le maître se moque du Ciel, et le valet se rit du foudre qui le rend redoutable ; le maître porte son insolence jusqu’au trône de Dieu, et le valet donne du nez en terre et devient camus avec son raisonnement .«.

Nous avons vu brièvement les principaux aspects qui avaient provoqué la polémique dans cette adaptation moliéresque de Dom Juan. Penchons-nous enfin sur le personnage de Done Elvire, pure création de Jean-Baptiste Poquelin. 

Nous constaterons, dans un premier temps, que le personnage de Done Elvire est réussi.   D’abord, Molière a créé un beau personnage, une femme exceptionnelle  en la personne de Done Elvire. De plus, ce personnage présentait pour son auteur, une grande utilité dans la dramaturgie : c’est par son entremise qu’il révèle l’essence de son Dom Juan. 

La réaction de certains religieux de l’époque vis-à-vis du Dom Juan de Molière fut violente, alors que les autres Dom Juan ne les avait pas choqués, constate Homayoun Mazaheri. Nous nous demanderons donc, dans une seconde partie, si le personnage de Done Elvire a pu contribuer à la polémique suscitée par la pièce.

 

I. Done Elvire, un personnage réussi.

Elle est l’objet de la première scène de la pièce, et se trouve donc au cœur de l’intrigue dramaturgique. Dès le début de la pièce, un dialogue entre le valet de Dom Juan, Sganarelle, et l’écuyer de Done Elvire, Gusman, nous apprend la fuite de Dom Juan après avoir épousée la dame,  rompant ainsi « les saints nœuds du mariage (qui) le tiennent engagé.  «. A cette fin,  Dom Juan a été jusqu’à « forcer, dans sa passion, l’obstacle sacré d’un couvent  «.

Avant même son entrée sur scène, le personnage de Done Elvire permet donc au dramaturge de révéler la scélératesse de Dom Juan, grâce aux propos échangés entre les deux valets, relatant le sort de la malheureuse, abandonnée par son époux après avoir quitté son couvent. 

Ainsi, Sganarelle dresse-t-il un long portrait très sombre de son maître : « (…) tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un Diable, un Turc, un Hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni saint, ni Dieu, (…), qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure,(…), qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de belles visées tout ce que nous croyons. (…) .Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains. (…)  « 

Dès la première scène, nous savons donc que la « performance (de Dom Juan) se fonde surtout sur la promesse  «. Et Giovanni Dotoli de citer Paul.Mathiot  : « Dom Juan séduit en engageant sa parole, en promettant, et ne vit que pour violer ses serments. Dès la scène 1 de l’acte I, on apprend que malgré les « saints nœuds du mariage « et les « serments réitérés «, il est en fuite parce qu’ «un autre objet a chassé Elvire de sa pensée «. «.

Le personnage de Done Elvire permet donc au dramaturge de présenter les facettes de son personnage qui le différencient des autres Dom Juan : un profanateur, qui contracte des mariages à foison, et un homme profondément athée. 

La dimension théologique du Dom Juan moliéresque apparaît donc dès le début de la pièce. Notre auteur a choisi de faire de son Dom Juan, non plus un simple libertin, mais aussi un athée, aux pratiques relevant de la profanation : il vit en épicurien, et non en chrétien, traitant avec mépris tout ce qui touche à la religion, prêt à tout pour assouvir ses plaisirs de conquête, et bafouant le sacrement de mariage à tour de bras, un « mystère sacré « pour reprendre l’expression de Sganarelle . Molière s’applique donc à insérer dans sa prose tout le champ lexical religieux, pour accentuer le caractère impie, athée du protagoniste. 

Le spectateur est amené à rencontrer Done Elvire dans la scène III du premier acte : elle a retrouvé son mari, et fait irruption dans le palais qu’il occupe. C’est une femme offensée par l’abandon de son époux qui se présente à lui pour lui demander les raisons de sa fuite. C’est une femme amère, mais intelligente, et qui recourt même à l’ironie dans sa souffrance « Parlez, Dom Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier !  «.

Dom Juan se montre lâche, et insolent : il demande à son valet « qui sait pourquoi je suis parti  « d’expliquer les raisons de cet abandon.

Done Elvire, bien que lucide,  aime encore le traître, et lui souffle ce que toute femme amoureuse souhaiterait tant entendre en de telles circonstances : « Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? « « (…) qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ?  «. 

Dom Juan utilise alors l’arme de l’imposture: « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur s incère. « 

Pire, il se montre hypocrite, au sens où on l’entendait au XVIIème siècle : l’hypocrisie revêtait une forte connotation religieuse. L’étude des définitions données à la notion d’hypocrisie dans les traités de confession et de casuistique, en témoignent. Ils s’inspirent tous de la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin : selon cet auteur, l’hypocrisie est « une simulation ; non pas n’importe laquelle, mais seulement celle où l’on simule un autre personnage qu’on n’est pas, par exemple un pécheur simule le personnage de l’homme juste  «. Selon Saint Thomas d’Aquin, l’hypocrisie consiste d’abord à simuler la vertu. Elle peut être la simulation de toutes les vertus, mais elle est d’abord la simulation de l’état de perfection morale et religieuse. Et au XVIIème siècle, le terme d’hypocrisie repose sur cette idée de simulation en matière de piété, dévotion et charité, comme dans de nombreux passages de la Bible .

Antoine Furetière, dans son grand Dictionnaire universel, publié en Hollande en 1690, met aussi l’accent sur la simulation de la dévotion pour définir l’hypocrisie: « Déguisement en matière de dévotion ou de vertu. On cache bien des méchancetés sous le voile de l’hypocrisie. Le plus grand de tous les vices, c’est l’hypocrisie. (…)  .« 

Et voici la définition qu’il donne de l’hypocrite : « Qui contrefait le dévot, l’homme de bien, et qui ne l’est pas. «. Et Furetière d’évoquer la Bible pour clore cette définition : « Jésus-Christ a toujours fait la guerre aux Pharisiens, parce qu’ils étaient hypocrites. Il a comparé les hypocrites aux sépulcres blanchis, beaux au dehors, et pleins de pourriture au-dedans. Il a crié malheur sur les hypocrites.  «. La notion d’hypocrisie s’inspire donc au XVIIè siècle de la morale chrétienne, de la théologie morale. On a reproché à Molière d’aborder le thème de l’hypocrisie dévote au théâtre avec son Tartuffe : il poursuit bel et bien sa guerre, en toute connaissance de cause dans cette société régie par l’Eglise, en affublant Dom Juan de ce vice.

Et c’est encore Done Elvire qui lui permet de révéler, mais aussi dénoncer l’hypocrisie dévote.

Dans les scènes où se manifeste l’hypocrisie de Dom Juan, tout comme dans son Tartuffe, Molière  dénonce la casuistique, la morale laxiste. Ainsi, Dom Juan a-t-il recours à une méthode propre au laxisme, la direction d’intention, pour rompre avec Done Elvire. 

Pascal  donne une définition de la direction d’intention :  elle consiste à donner à un acte qui en soi est un péché, une intention qui en fera un acte indifférent, voire louable. 

De la direction d’intention, Molière, donnait une définition par l’entremise de Tartuffe : 

« Selon divers besoins, il est une science

 D’étendre les liens de notre conscience

 Et de rectifier le mal de l’action

 Avec la pureté de notre intention . « 

Ainsi, Dom Juan, en bon Tartuffe,  prétexte-t-il  ne plus pouvoir supporter l’idée de vivre avec Done Elvire, ayant commis un grave péché en l’épousant : « (…) je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, (…) vous avez rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et (…) le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. «.

Elvire était donc professe et dans un ordre cloîtré. Dom Juan et Elvire n’ont donc pas seulement commis le péché de luxure. Done Elvire a commis un sacrilège en rompant ses vœux.  Dom Juan, lui,  a commis un double sacrilège, pour reprendre la définition de  Furetière, en faisant « quelque indigne traitement ( …) à une personne dévouée à Dieu(…)  « Et en « abusant d’une Religieuse  «. 

Il  simule le repentir, et dit craindre «  le courroux céleste  « à cause de ce mariage adultère. Ainsi demande-t-il à Done Elvire de retourner au couvent, ses « premières chaînes «. On retrouve la définition du mot « chaisne « dans le dictionnaire de Furetière : « Se dit figurément en Morale, de tout esclavage et soumission d’esprit ou de corps. «. En utilisant ce terme, Dom Juan se montre donc insolent et provocateur : il assimile le mariage, tout comme la soumission à Dieu à une forme d’esclavage. Furetière ajoute: « On dit aussi, qu’un pécheur est dans les chaisnes de la mort, en parlant des engagements qu’il a dans le vice.  «

 Elvire n’est pas dupe à cette prétendue « sainte pensée « de son époux : « Mais sache (…) que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie  «. S’ensuivent deux répliques qui furent censurées dans la version cartonnée de 1682 . Pas très étonnant : Dom Juan se moque de la menace du Ciel proférée par Done Elvire, par le biais d’une palinodie : « Sganarelle, le Ciel ! « Et son valet en toute lâcheté poursuit en ce sens : « Vraiment, oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres «. Et Done Elvire de renchérir, telle une prophétesse : « Je te le dis encore le Ciel te punira (…) «. 

Dom Juan a donc utilisé l’hypocrisie dévote, le langage de la spiritualité pour se débarrasser de Done Elvire. Mais « La parole ne peut pas défier le Ciel. Dona Elvire le comprend dès le début de la pièce : « Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier « .

Dans cette scène, Done Elvire se révèle une victime intelligente, une femme trahie en colère, mais lucide, sans illusions, capable même d’ironie dans sa souffrance. Elle est très émouvante, et suscite la compassion des spectateurs. Elle est, pourrait-on dire, tel l’ange trahi par le diable. Ce personnage aux antipodes de Dom Juan, permet au dramaturge de révéler tous les vices de son protagoniste : il est menteur, elle est sincère ; il est lâche, elle est courageuse ; elle est vertueuse, et toujours croyante tandis que lui se joue de la dévotion pour arriver à se débarrasser d’elle. Elle dénonce aussi Dom Juan : elle ne se laisse pas prendre au masque de la dévotion qu’affiche Dom Juan, et en appelle à la Justice divine pour réparer l’outrage subi. 

Done Elvire intervient une seconde fois auprès de Dom Juan (scène VI, acte  IV), mais sous d’autres traits. Ce n’est plus la même femme : elle n’est plus l’épouse. Son habit en témoigne : elle apparaissait la première fois vêtue avec un « équipage de campagne  «, ce dont Dom Juan« insupportable façonnier  « s’offusquait, trouvant le vêtement tellement inapproprié au palais où elle le visite ! Elle apparaît voilée : elle a donc retrouvé ses habits de religieuse : « ma retraite est résolue  « dit-elle. Ses intentions ne sont donc plus les mêmes à l’égard de Dom Juan : « Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance.  «. Sa visite n’est donc plus motivée par la colère d’une épouse bafouée, par un désir de vengeance. Elle veut sauver l’âme de Dom Juan.

Ses paroles attestent de son repentir : le Ciel lui a ouvert « les yeux sur les égarements de sa conduite «. Elle a d’autres sentiments à l’égard de Dom Juan : « Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier ; et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout(…)  «. Et encore : « (…) je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ;  je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable. «. Ainsi cette femme retournée à Dieu vient-elle avertir Dom Juan du danger qu’il court. Le Ciel lui a confié la mission de l’avertir de son courroux, suite à toutes ses offenses qui ont épuisé sa miséricorde. S’il ne veut subir « la colère redoutable « imminente du Ciel, il doit se repentir promptement. Elle est le messager de dieu, une prophétesse : elle prédit qu’il ne lui reste qu’un jour « pour se soustraire au plus grand de tous les malheurs «, l’impénitence totale. Elle lui demande  de corriger sa vie et prévenir ainsi sa perte. Elle exprime ainsi, lors de ce second entretien avec Dom Juan, son amour mystique, et de la compassion pour le pécheur. Elle nous apparaît aussi noble, et digne que lors de la première confrontation avec son époux. Et peut-être est-elle d’autant plus émouvante, car c’est une femme trahie qui a pardonné, et souhaite ardemment le salut de son ancien mari. Le dramaturge fait donc de cette victime de Dom Juan une héroïne, pécheresse repentie, dont la noblesse de cœur émeut. 

Peut-être Elvire intervient-elle une troisième fois dans la pièce. Tout porte en effet à penser, comme le soutient G.Couton ,  qu’elle est le spectre visitant Dom Juan (Acte V, sc.V) . Ce spectre, nous informent les didascalies, apparaît sous les traits d’une  «  femme voilée  «.

De plus, Dom Juan croit reconnaître la voix de ce spectre : « qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix  «. De plus, le message du spectre est le même que celui porté précédemment par Done Elvire à son ancien époux, à savoir que le repentir de Dom Juan doit être imminent où il subira la colère du Ciel : « Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.  «. Lors de leur précédente entrevue, Done Elvire lui tenait le même langage : « (…)vos offenses ont épuisé sa (le Ciel) miséricorde, (…) sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, (…) il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, (…) peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs . «.

Dom Juan refusera le repentir, la miséricorde du Ciel, la grâce : aux supplications de Sganarelle, il répondra : « Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. «

Done Elvire, est donc, nous semble-t-il, un personnage fort réussi. Elle est digne des plus grandes héroïnes de tragédies. Elle est le personnage féminin qui incarne le tragique dans la pièce : une religieuse séduite, enlevée, épousée, qui aime toujours, désaimée, et espère retrouver l’homme aimé, bien que consciente de la vacuité de ce désir. Un beau portrait de femme vertueuse, humaine, forte, émouvante en pécheresse repentie, suscitant la compassion, généreuse. 

 Ce personnage allait aussi être, nous l’avons vu, d’une grande utilité au dramaturge. Bien que présente physiquement dans deux scènes seulement de la pièce, elle l’est constamment par l’intermédiaire de son valet, Gusman, dès la première scène, puis par la confrontation entre ses frères et Dom Juan, et enfin sous la forme du spectre. Molière s’en sert pour mettre en avant ses qualités morales : épouse passionnée, blessée, passant du courroux à la piété la plus pure. Il l’utilise aussi pour révéler, dénoncer les vices de Dom Juan.

 Mais était-ce là  le seul dessein de Molière ?

 

 II. Done Elvire dans Don Juan : une création moliéresque provocatrice ?

Nous avons vu que la pièce de Dom Juan  créé une nouvelle polémique, en pleine querelle du Tartuffe. La création moliéresque de Done Elvire a-t-elle pu y contribuer ? Molière pouvait-il avoir des intentions malveillantes vis-à-vis de ses détracteurs, une volonté de les provoquer en  intégrant ce personnage dans la pièce ? 

A priori, rien ne laisse à penser que le personnage de Done Elvire puisse prêter à polémique. 

Nous avons vu que Done Elvire, dès son premier face-à-face avec Dom Juan, se montrait dans toute sa colère, noble, amère, mais lucide. Lorsqu’elle apparaît la première fois, elle est une femme offensée par son mari. Elle n’est plus une religieuse puisqu’elle s’est mariée. Molière a-t-il voulu pour autant signifier qu’elle avait renoncé totalement à Dieu en cédant à Dom Juan ? Qu’elle avait, en perdant sa chasteté, renoncé à la foi? 

Certes, Molière ne met pas en scène ce moment où Done Elvire renonce à ses vœux. Nous pouvons supposer qu’il ne s’est pas fait, chez cette femme vertueuse, non sans douleur, et que l’instant dût être tragique. Elle ne fut pas une proie « facile « pour Dom Juan. Il dut faire appel à tous ses talents d’imposteur en matière amoureuse, tels en témoignent les propos de Gusman : « (…) après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin et tant d’emportements qu’il a fait paraître jusques à forcer, dans sa passion, l’obstacle sacré d’un couvent(…)  «. Il y avait donc peut-être matière pour Molière d’émouvoir, même un tant soit peu les dévots, quant au destin de cette pauvre femme. Et malgré sa trahison vis-à-vis de Dieu, sa foi n’en est pas pour autant ébranlée : elle se montre profondément choquée de l’attitude hypocrite, au sens religieux, de son mari, et des blasphèmes déguisés de Dom Juan, et son valet (Acte I, sc.III). Elle est emplie d’une foi sincère, et ne se laisse pas duper, malgré son amour, par le masque hypocrite que revêt son époux pour se débarrasser d’elle. Ainsi, met-elle un terme à leur entretien, invoquant, à plusieurs reprises,  la « colère du Ciel  « qui saura le punir, et la venger. Dom Louis, père de Dom Juan, ne saura, quant à lui, démasquer cette hypocrisie chez le libertin. 

Molière a choisi d’étoffer le  personnage de Dom Louis. Chez ses prédécesseurs français, Dom Louis mourrait de chagrin à cause des péchés de son fils. Done Elvire et Dom Louis présentent de nombreux traits communs. L’épouse, et le père aiment Dom Juan. Et Molière les fait intervenir tous deux auprès de Dom Juan à deux reprises.  Leur première entrevue avec Dom Juan les présente comme des personnages nobles, en souffrance, et en colère, criant miséricorde, faisant appel à la Justice divine pour obtenir réparation. 

Dom Louis se désole du libertinage, de l’impiété de son fils et vient le prévenir du «  courroux du Ciel  «, pour finir, face à son insolence, par le menacer(Acte III, sc.IV). En effet, la désobéissance filiale octroyait le droit aux pères de faire enfermer leurs fils à Saint-Lazare, ou à Bicêtre, nous renseigne G. Couton . La scène est pathétique : le spectateur ressent le désespoir de cet honnête homme, son impuissance à raisonner son propre fils, plein d’arrogance et d’insolence. De même, il se laissait gagner par l’émotion lors du face à face entre Dom Juan et l’épouse trahie (Acte I, sc.III).

 Cet effet de pathétique sera renforcé dans la première scène du dernier acte, où Dom Juan feint le repentir, prend le masque de l’hypocrisie, feint sa  conversion, utilisant tout le langage de la morale dévote : « erreurs, aveuglement, crimes, abominations, désordres criminels, scandale, le Ciel «. Son père se réjouit : son vœu le plus cher s’est enfin réalisé, il en verse des larmes de joie. Dom Juan, en bon Tartuffe, pousse l’hypocrisie religieuse, jusqu’à demander à son père de lui trouver un directeur de conscience ! Rappelons que « Le bon Chrétien doit avoir la conscience délicate, timorée, et n’avoir rien sur la conscience ; il doit avoir un Directeur de conscience(…)  «,  « (…)qui conduit la conscience  «. 

Done Elvire, avons-nous vu, ne se laisse pas duper : elle démasque l’hypocrisie dévote de son époux, contrairement à Dom Louis. Cette clairvoyance de Done Elvire n’est-elle pas une preuve qu’elle est touchée par la grâce, que Dieu est encore en elle ? Elle agit d’ailleurs toujours sous le contrôle du Divin, ne jurant que par la morale chrétienne, même lorsqu’elle est amoureuse, évoquant le « courroux du Ciel «, la « punition du Ciel «. Elle représente la foi véritable, celle qui s’oppose violemment à la conversion feinte de Dom Juan.

D’un point de vue religieux, un autre aspect très positif du personnage est que  Done Elvire passe en l’espace d’une journée  du statut de pécheresse à celui de repentie, donc très promptement : «(…) et vous me voyez bien changée de ce que j’étais ce matin.  «, dit-elle à Dom Juan lors de leur seconde entrevue. Molière, selon G.Couton, entend ainsi faire savoir que sa pièce obéit à la règle d’unité de temps : l’action de Dom Juan se déroule en une journée. Mais, ce qui nous intéresse ici dans les propos de G.Couton,est l’hypothèse des intentions de Molière derrière ce rapide revirement d’attitude chez Done  Elvire : le dramaturge veut peut-être aussi témoigner du peu de temps que la grâce met à opérer sur le pécheur. « Désormais, Elvire aime encore Dom Juan, mais en Dieu  «. Elvire retrouve Dom Juan, chargé d’un amour épuré, qui n’a que pour objet le salut de cet homme aimé. Et malgré les tentatives de reconquête de Dom Juan, qui cherchera à la retenir, elle se contentera de lui dire avant de le quitter : « (…) songez seulement à profiter de mon avis.  «. Elle incarne celle qui, de par sa foi, sa vertu, sait résister au libertin athée, et ne se laisse pas entraîner dans une nouvelle transgression des valeurs sacrées. Elle n’a d’ailleurs jamais renoncé à ses convictions morales, et les scènes données à voir au spectateur le montrent. De plus, Done Elvire fait office de messager de Dieu à deux reprises, si on l’identifie au spectre (Acte V, sc. V), tout comme Michaut, qui l’interprète comme la Grâce chrétienne . On en déduit que Dieu lui a  pardonné, en la faisant intervenir auprès du pécheur, pour l’avertir de son courroux, et implorer son repentir.

Il semblerait donc que tout joue en la faveur de ce personnage. Et que la pièce ne pouvait être attaquée à travers lui. Nous citerons, tel Rochemond , mais à d’autres fins(…), Tertullien, qui dans son traité De la pénitence, fait l’éloge du repentir : « Or donc pour tous les péchés, qu’ils soient commis par la chair ou par l’esprit, en acte ou en désir, Celui qui a décidé que le châtiment viendrait par le jugement, a promis aussi que le pardon viendrait par la pénitence, quand il dit à son peuple : « Repens-toi et je te sauverai. «.Et encore : « Je suis le Dieu vivant, dit le Seigneur, et j’aime mieux la pénitence que la mort. «. Et : « L’énumération des bienfaits de la pénitence est une matière qui s’étend fort loin et qui aurait besoin d’un long discours. «. Et comme Tertullien se référant à la Bible, n’y lit-on pas aussi :  « Je vous le déclare, c’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion.  «. 

Done Elvire n’incarne-t-elle pas ainsi la miséricorde divine ?

Mais ce point de vue serait surtout celui du lecteur moderne. Or, il faut, nous l’avons dit, replacer toute création littéraire dans son contexte pour la bien comprendre. En replaçant ce personnage sur une scène théâtrale à l’époque de Molière, en pleine querelle du Tartuffe, on conçoit dès lors que Done Elvire ait pu attiser la colère, l’indignation des adversaires de Molière.

Done Elvire a le rang des Done Amarille dans les pièces de Dorimond et Villiers. Elles sont aussi des victimes de Dom Juan, des femmes qu’il offense et déshonore. Mais Molière, lui,  a tenu à en faire une religieuse. Molière choisissait ainsi, contrairement à ses inspirateurs français, de faire de Dom Juan, non un simple libertin révolté, mais « un intellectuel athée, consciemment en révolte contre les valeurs morales de sa société .«.

Mettre en scène une  religieuse dans une pièce « profane «, et de surcroît une religieuse qui commet un sacrilège, en sacrifiant Dieu à un amour « terrestre «, ne pouvait que vivement heurter les dévots, responsables de la censure de son Tartuffe. Et Molière ne pouvait l’ignorer. En créant ce personnage de religieuse qu’il amène à renier Dieu, se laissant séduire, puis épouser, il ajoutait à la facette libertine  de son protagoniste une forte dimension anti-religieuse. 

La création de la religieuse Done Elvire était un moyen supplémentaire pour Molière de faire commettre, par son protagoniste, le pire des crimes aux yeux de ses détracteurs, les dévots: débaucher une enfant de Dieu, une religieuse. C’était une stratégie pour insister sur « l’anti-morale dévote  « de son Dom Juan, et ainsi déplaire, irriter ses ennemis : « Le but de Dom Juan est de conquérir uniquement, et de rivaliser avec Dieu : c’est ainsi qu’Elvire, attirée par le Mal, abandonnera son couvent pour se jeter dans ses bras. Dom Juan est un intellectuel qui lutte contre la religion, ce n’est pas un vulgaire jouisseur «, affirme  Homayoun Mazaheri .

Avec son Tartuffe, Molière avait relancé la querelle de la moralité du théâtre. Il la poursuivait avec son Dom Juan. 

Les adversaires du théâtre condamnaient cet art jugé incompatible avec la vie chrétienne:  selon eux, par essence, un art dépourvu de moralité, et ne devant pas s’arroger le droit de traiter de questions de morale, et de religion. Ils reprochaient aux comédiens de traiter de sujets immoraux, de dédaigner les règles de bienséance en mettant en scène des sujets d’amour, de passion. Citons pour exemple le janséniste Nicole dont les propos sont sans appel, et font frémir : « (…) un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux. Plus il a soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes .«. Bossuet accusait aussi l’immoralité du théâtre : « Les pieds dont nous nous servons pour aller à l’Eglise, ne doivent point être employés pour aller aux jeux de Théâtre, et dans les autres lieux impurs et profanes.  «.  

On retrouve dans bien des écrits cette idée selon laquelle le théâtre n’a aucun droit de regard sur les questions de morale : c’est à l’Eglise seule que revient le rôle de juger.

Ainsi Godeau, dans un sonnet Sur la comédie, extrait de son recueil Poésies Chrétiennes, écrit-il à propos de la comédie : 

« Elle peut réformer un esprit idolâtre,

 Mais pour changer les mœurs et régler leur raison,

Les Chrétiens ont l’Eglise, et non pas le théâtre. «

Selon ses adversaires, le théâtre n’a donc pas à se mêler des questions religieuses, ou de morale : même s’il met en scène un sujet moral, il libèrera chez les spectateurs une énergie passionnelle, par essence contraire à la morale. La passion simulée, puis éprouvée par les acteurs, contaminera les spectateurs. Le théâtre, selon ses détracteurs, relevait donc de l’école du vice. 

La présence de cette religieuse sur scène allait raviver la querelle, et Molière le savait. Tout comme avec son Tartuffe, il s’agissait bien de défier les dévots : parler de religion sur une scène de théâtre, et en plus mettre en scène une religieuse débauchée par un scélérat….

La Mesnardières , grand amoureux du théâtre, disait de cet art que son « principal dessein est d’honorer la vertu, et de corriger le vice  ; «  : le Poète, tout comme le préconisait Aristote, s’efforcerait ainsi de « plutôt employer son esprit à la peinture des vertus, qu’à la description des vices ; et de diminuer ceux-ci autant qu’il lui sera possible  «, et surtout ne pas exposer « trop souvent de ces crimes détestables qui donneraient mauvais exemples(…) . Il ne  devait « jamais introduire des personnes très vertueuses et absolument innocentes qui tombent en de grans malheurs, ni des hommes fort vicieux qui soient heureux parfaitement.  «. Or, c’est un principe nié par Molière avec le pécheur Dom Juan et la vertueuse Done Elvire…Et La Mesnardières de dire aussi : « Car si la Scène faisait voir le châtiment des vertueux, elle produirait le Blasphème, et ferait naître l’horreur, au lieu de la Compassion et de l’Epouvantement  «. On peut penser que Done Elvire, et Dom Louis, n’ont pas été récompensés, puisque Dom Juan a refusé la conversion, et qu’ils ont donc perdu un être aimé.

Done Elvire a suscité notre admiration, notre  respect, notre émotion (ainsi que celle de  Sganarelle et, espérons-le, de quelques spectateurs du temps de Molière !).

Mais elle fut l’objet d’attaque des ennemis dévots de notre auteur.

Ainsi, Rochemond, dans son pamphlet, énumère les éléments qui font, selon lui, du Dom Juan de Molière une pièce baignée d’impiété et de libertinage. Il cite en premier lieu, et ce n’est certainement pas un hasard, le personnage de Done Elvire, « une religieuse débauchée, et dont l’on publie la prostitution ;  «. 

Il est évident que Molière devait s’attendre à ce genre d’attaque. On peut donc aussi supposer qu’il avait construit son personnage de manière stratégique, pour pouvoir argumenter contre ses détracteurs. Cette prompte métamorphose, transfiguration du personnage de Done Elvire entre les deux scènes (Acte I, sc.3/ Acte IV, sc.VI) ) n’était-elle pas une tactique moliéresque pour la rendre intouchable auprès des puissants dévots ? 

Molière savait bien, qu’en pleine querelle du Tartuffe, il devait redoubler de prudence. C’est donc peut-être en connaissance de cause, qu’il permet le repentir de la pauvre Elvire, et en fait même le messager de Dieu, cherchant à sauver l’infâme libertin athée. Ainsi applique-t-il cette fois les principes de La Mesnardières : « Si la Fable ne permet pas qu’ils (les vices) reçoivent à l’heure même les punitions qui leur sont dues, il faut qu’ils soient menacés de la Justice divine par quelqu’un des personnages : qui exagère et qui déteste leur honteuse difformité  «. Et : « Enfin le dernier artifice qui sert à la bonté des Mœurs, consiste dans le Repentir de ceux qui ont commis des crimes(…)  «. 

Dans  une réponse aux Observations, un défenseur du théâtre de Molière évoque Rochemont qui accuse Molière « d’habiller la comédie en religieuse «. Il défend la création de ce personnage moliéresque : « Mais qui considérera bien tout ce que dit à Dom Juan cette amante délaissée ne pourra s’empêcher de louer Molière. Elle se repent de sa faute ; elle fait tout ce qu’elle peut pour obliger Dom Juan à se convertir ; elle ne paraît point sur le théâtre en pécheresse, mais en Madeleine pénitente. C’est pourquoi l’on ne peut la blâmer, sans monter trop d’animosité et faire voir que, de dessein prémédité, l’on reprend dans Le Festin de Pierre, ce que l’on doit y approuver.  « Selon lui, attaquer Done Elvire revient à attaquer la Vertu qu’elle incarne. Et d’ajouter : « Je crois bien que cette pauvre amante n’a pas été exempte de péché ; mais qui en a été exempt ?  «. Ainsi, selon lui, Rochemont refuse le pardon, et demande aux personnages de la pièce « des choses impossibles, et voudrait que cette pauvre fille fût aussi innocente que le jour qu’elle vint au monde. « Et de comparer Done  Elvire au personnage biblique de Madeleine, pécheresse repentie dans l’Evangile selon Saint-Luc , à laquelle Jésus, lui, pardonnera…

 La repentance de Done Elvire ne fut donc pas suffisante pour calmer l’indignation des dévots, comme en témoigne l’auteur  de cette lettre, se devant d’argumenter pour défendre le personnage de la religieuse.

Dans la première scène de confrontation avec Dom Juan (Act.I, sc.III), Done Elvire ne peut qu’irriter les dévots, car elle est toujours follement éprise de celui qui l’a trahi, et amené à trahir Dieu. Son discours est tout en émotion, et passion. On peut concevoir qu’une ancienne religieuse, ayant donc trahi Dieu, poursuivant la profanation en utilisant le langage de l’amour passionnel ait pu aussi fortement déplaire aux dévots... On retrouve dans la bouche de Done Elvire le champ lexical de l’amour passionnel au XVIIème siècle : « sentiments, brûler, ardeur, cœur, tendresse, amitié, plaisir, chimères, aimer toujours  « Le mot « tendresse « nous informe G.Couton était le mot « le plus fort par lequel puisse se traduire l’amour-passion.  «.L’amitié se disait « en matière d’amour  «. L’ardeur « se dit figurément en Morale, et signifie Passion (…)  «. Toujours d’après Furetière , le terme  brûler «  figurément signifie, Estre agité d’une violente passion d’amour(…) «, Le plaisir « se dit aussi de la volupté et des dérèglements de la passion(…)  «. Le sentiment se « dit aussi en Morale des passions.  «.

La pécheresse repentie, quant à elle, maniera le langage de la dévotion . 

Ainsi, on retrouve le champ lexical de la dévotion, cette fois-ci évoqué par la religieuse, femme repentie, qui a retrouvé Dieu : « justice du Ciel«, « âme «, « sainte «, « retraite «, « expier «, « repentir «, « banni «, « flamme épurée «, « prières «.

Ce langage religieux sur une scène de théâtre, dans une œuvre laïque devait passer pour une nouvelle offense faite aux adversaires du théâtre, et ne pouvait qu’irriter les dévots !

Dans une pièce de théâtre, texte profane, il était inconcevable à l’époque de Molière, de nommer Dieu, l’Eglise, les Sacrements. C’est pourquoi le vocabulaire fut édulcoré dans l’édition cartonnée de 1682 : « Dieu « est remplacé par le « Ciel « ; l’ « Eglise « est désignée par le « temple « ; et les « sacrements « deviennent les «  mystères «, nous explique G.Couton . 

Thomas Corneille, dans son adaptation versifiée du Dom Juan de Molière, en 1677, prendra « la liberté «, comme il le dit dans son avis Au lecteur, « d’adoucir certaines expressions qui avaient blessé les scrupuleux «. Selon S.Guellouz, ces expressions « portent toutes sur ce qui touche à la religion. D’abord, sur le blasphème, devant lequel l’auteur recule, même lorsqu’il est prononcé, comiquement, par un valet (…)-témoin le renoncement à l’intervention de Sganarelle qui, lorsque Dom Juan ironise sur le ciel, réplique « Vraiment, oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres « (…). L’impiété est ce qui semble, aux yeux du « traducteur « de Molière, déparer de la manière la plus rédhibitoire et partant justifier, voire exiger, la mise en œuvre d’une version expurgée. «. L’auteur évoque aussi la déformation subie par le personnage d’Elvire  : « Plus aucune trace ici (dans la version adaptée de Thomas Corneille) en effet de la pécheresse repentie qui apparaissait à la scène 6 de l’acte IV ; l’Elvire de corneille est une femme trompée qui ne se sent nullement coupable et qui, surtout, ne pense qu’à elle (…)  «. Corneille s’est donc appliqué à occulter la dimension religieuse de la pièce de Molière. Il a veillé à la purger des « choses qui blessaient la délicatesse des scrupuleux  «. Le langage religieux fut donc édulcoré, voire supprimé. Un critique, en colère, dit à propos de Thomas Corneille : « Il aurait dû s’excuser aussi d’avoir gâté dans l’acte IV la scène pathétique de Done Elvire. Là, pour avoir voulu développer, corriger, il est sorti du ton vrai, le seul touchant. «.

La création du personnage d’une religieuse débauchée par un scélérat, et ce que ce personnage apporte d’un point de vue langagier, du champ lexical de la passion à celui de la dévotion, nous laissent donc supposer que Molière vit en Done Elvire un bon moyen de se venger de la cabale des dévots !

Le refus de toute morale, et bien sûr religieuse, caractérise le Dom Juan moliéresque.

 La conquête d’une religieuse en est l’exemple le plus probant. En  courtisant « une enfant de Dieu «, et en réussissant à la corrompre, la séduire, et l’épouser, il a défié le Ciel ou même peut-être nié son existence. Et il a gagné contre le Ciel : Done Elvire sacrifie sa foi, son engagement vis-à-vis de Dieu, son amour céleste à son amour terrestre. Seule la trahison de son époux la ramène à la raison, et à Dieu . Effectivement, la seconde Done Elvire, est métamorphosée, et repentie. Mais d’une part, elle est impuissante, ne parvenant pas à convaincre Dom Juan de renoncer à cette vie de débauche : c’est donc l’« anti-morale « domjuanesque qui triomphe. Et d’autre part, les dévots garderaient en mémoire ce langage de la passion, et elle ne pourrait apparaître à leurs yeux comme un personnage de crédit. Et même si elle est la première à dénoncer courageusement les forfaits de Dom Juan, elle est alors une épouse bafouée, et non le personnage religieux.  Elle resterait une libertine. De plus, si Dom Juan avait voulu d’elle lors de leurs premières retrouvailles ? Le doute subsiste…

Se pose aussi la question de savoir si Done Evire, après avoir goûté aux joies de l’amour « terrestre « sera capable de reprendre une vie monacale, associée tout de même à l’idée d’austérité… 

Done Elvire est aussi le personnage dont le dramaturge se sert pour mettre en avant les pires forfaits de Dom Juan. 

Elle  met  en avant les talents de séduction du libertin, parvenant même à débaucher une « enfant de Dieu « !

Religieuse, Elvire n’est donc pas une conquête « commune « de notre libertin. Ses autres conquêtes étaient des proies « faciles « telle Charlotte, paysanne naïve, et tout de suite séduite par l’allure et le rang de Dom Juan. Séduire une religieuse montre bien que le Dom Juan moliéresque est prêt à tout pour satisfaire ses désirs charnels. En enlevant à la clôture de son couvent une religieuse, Dom Juan défiait Dieu, brisant le lien religieux l’unissant à Done Elvire. Ainsi,  pour reprendre l’expression de G. Couton, Dom Juan commettait « un adultère spirituel  «. Molière intègre donc, avec l’histoire de cette femme, une dimension hautement religieuse. Dom Juan en s’amusant avec cette femme s’est joué de Dieu, a « joué avec le Ciel «. On peut même supposer qu’il a séduit cette « épouse du Christ  « dans le seul but de rivaliser avec Dieu. Marie-Odile Sweetser cite ainsi, dans un article, Christian Delmas  :

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