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R. ESCARPIT, L'Humour

Publié le 19/02/2011

Extrait du document

Quand deux joueurs d'échecs engagent une partie, ils supposent joués un certain nombre de coups. Cette convention, valable seulement pour ces deux joueurs et pour cette partie, leur évite gestes et calculs inutiles, puisque tous les débuts possibles sont connus et catalogués. Le jeu créateur commence seulement en un point de la partie qui varie selon la force des joueurs. Tout ce qui précède est considéré comme acquis, pour ainsi dire par évidence. Ce qui est vrai pour une communauté de deux joueurs et pour une partie d'échecs est également vrai pour toute communauté humaine et pour cette partie sans fin qu'est la vie de tous les jours. Les sociétés — nations, groupes culturels, classes, familles, etc., — « sécrètent « des systèmes d'évidences de nature très diverses (intellectuelles, morales, affectives, pratiques) qui sont les « coups joués «, les « débuts de partie « de l'existence commune des membres de cette société. C'est ainsi qu'un Français moyen prenant une décision qui engage sa responsabilité morale ne remet pas plus en cause les commandements du Décalogue qu'un écolier ne remet en cause les théorèmes dérivés du postulat d'Euclide pour faire son devoir de géométrie. Il admet par évidence qu'il est mal de tuer ou de voler. Et s'il ne l'admet pas, il encourt une sanction, tout comme l'écolier qui s'aviserait de ne point admettre le postulat d'Euclide. Comme les évidences définissent et cimentent la cohésion du corps, social ce dernier les constitue en une doctrine, une orthodoxie qu'il met en place chez les individus au moyen de réflexes conditionnés et qu'il protège par des sanctions.

Toute vie civilisée serait impossible sans ces automatismes mentaux qui servent de pilotes automatiques à notre comportement tant que les circonstances n'exigent pas une intervention créatrice de la conscience. Il est évident, d'autre part, qu'une société entièrement régie par ses évidences ne serait rien de mieux qu'une termitière incapable de progrès, prisonnière du conformisme étroit de ce que Flaubert appelle « les idées reçues «. C'est l'humoriste qui brise l'étreinte des évidences car il est, par vocation, non conformiste C'est pour cela qu'il est né de l'excentrique; mais naturel ou délibéré, feint ou réel, essentiel ou accessoire, apparent ou dissimulé, son non-conformisme se traduit toujours par la suspension d'une ou plusieurs évidences dans un comportement par ailleurs normal, c'est-à-dire conforme aux règles du groupe. La modification d'éclairage qui en résulte entraîne une modification de la réalité, comme, par exemple, la transposition chère au fabuliste des hommes en animaux. Cette transposition n'est perceptible que pour le groupe social dont elle viole les conventions — c'est pourquoi les humours sont nationaux, c'est pourquoi l'humour satirique ad hominem' vieillit plus vite qu'un autre. Mais pour celui qui la perçoit (et cela peut être toute l'humanité) son effet est celui d'une réduction à l'absurde. De même, parce qu'il ignore tout des conventions un novice peut, grâce à son jeu absurde, battre un grand joueur d'échecs. Un novice dans le groupe social est un naïf, c'est-à-dire un homme qui, innocent comme un nouveau-né, ignore les évidences qui constituent la « sagesse « adulte. Aussi la naïveté est-elle l'attitude de base de l'humoriste.  

R. ESCARPIT, L'Humour (1960).

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