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ÉTAT

Publié le 22/02/2012

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Forme d'organisation politique nouvelle, apparue en Europe occidentale au sortir de la féodalité, l'État avait, au cours du xixe siècle, au fil du mouvement de démocratisation et de l'essor du libéralisme, consolidé son armature - symbolique (définition des attributs de l'entité étatique), juridique (constitutionnalisme et promotion de l'État de droit), politique (affirmation du principe démocratique), organique (processus de bureaucratisation) et sociale (délimitation d'une sphère d'activité relevant d'une logique d'action spécifique). Érigé comme le seul foyer de pouvoir dans l'ordre interne, l'État était progressivement devenu le seul acteur d'une société internationale construite sur le principe de souveraineté étatique. Si la forme étatique a connu au cours du xxe siècle une extraordinaire diffusion, au point d'apparaître comme la figure imposée de l'organisation politique, cette « mondialisation » s'est accompagnée de sensibles dérives par rapport au modèle hérité du siècle précédent et l'avenir de l'État a été frappé au terme de ce siècle d'une incertitude nouvelle. La diffusion de la forme étatique. Cette diffusion, qui a suivi une série d'étapes, a été favorisée dans le monde occidental par l'appartenance à un même univers culturel : déjà, au xixe siècle, la fragmentation de l'Amérique latine en États avait été le corollaire de la rupture avec l'ancien colonisateur européen ; au xxe siècle, la création d'États-nations en Europe, au nom du « principe des nationalités », a entraîné un mouvement d'éclatement des grands empires (ottoman, austro-hongrois, russe), qui s'est achevé avec la Grande Guerre. Ailleurs, le processus a été plus complexe : sous la pression de l'Occident, le Japon s'était lancé en 1868 (l'ère Meiji) dans une modernisation à marche forcée, passant par la transposition du modèle étatique occidental ; des processus identiques se sont produits en Chine en 1911, puis en Turquie en 1923. La révolution russe de 1917 sera le point de départ de l'apparition de régimes politiques nouveaux, de type socialiste : si ces régimes rompent radicalement avec la vulgate libérale, ils n'abandonnent pas pour autant la forme étatique ; il s'agit de promouvoir, au moins dans l'attente de son dépérissement, un État nouveau, qui conserve, au moins formellement, les apparences d'un État. Enfin, et surtout, les vagues successives d'indépendances qui se succéderont après la Seconde Guerre mondiale en Asie et en Afrique emprunteront la forme étatique : chaque pays nouvellement indépendant s'empressera de transcrire, le plus fidèlement et le plus minutieusement possible, les traits caractéristiques, les signes distinctifs, les symboles (drapeau, hymne, fête nationale, journal officiel, état civil…) de l'ordre étatique ; tous se sont ralliés, sans exception aucune, au modèle d'État-nation né en Occident. Cette diffusion s'explique, notamment dans les pays en développement (PED), par plusieurs considérations : la colonisation, qui a contribué à modifier durablement les formes d'organisation politique et à acclimater les conceptions du pouvoir forgées en Occident ; le mimétisme, qui s'appuie sur la croyance en la supériorité des technologies institutionnelles empruntées à l'Occident ; la contrainte internationale, la construction d'un État étant un passeport nécessaire à l'entrée dans la société internationale, en même temps qu'un brevet de modernité. L'État apparaît ainsi au xxe siècle comme la seule forme d'organisation politique concevable : il n'y a apparemment pas d'alternative à l'État qui, emblématique de la modernité, semble épuiser l'univers du pensable. Des réalités très hétérogènes. Cette diffusion a été cependant assortie de distorsions et d'inflexions, le pavillon étatique en étant venu à recouvrir des réalités très hétérogènes, parfois très éloignées du modèle classique, voire en rupture avec lui. Une véritable dénaturation s'est produite dès l'instant où un déficit d'institutionnalisation voue l'État à n'être qu'une coquille vide, derrière laquelle se profile un pouvoir omnipotent. L'État totalitaire, sous ses différentes variantes fasciste, national-socialiste ou socialiste, apparaît ainsi comme en opposition radicale avec le modèle étatique classique, comme génétiquement différent ; il n'a que l'apparence d'un État sans en avoir la substance ; il n'y a donc pas plus de véritable État qu'il n'y a d'économie marchande. L'État autoritaire contraste tout autant avec le modèle étatique classique : la faiblesse des garanties juridiques, le strict encadrement des mécanismes démocratiques, voire leur disparition, la toute-puissance des appareils répressifs, les attributions étendues, exercées notamment dans l'économie, révèlent une tout autre constitution ; l'État apparaît alors avant tout comme un instrument de domination d'une société assujettie. Le déficit d'institutionnalisation est plus évident encore pour l'État néo-patrimonial, fréquent dans les pays en développement, notamment africains, caractérisé par la coexistence de plusieurs principes de légitimité, la précarité du monopole de la contrainte, la relativité de la distinction public/privé, la persistance de liens d'allégeance ethnique ou tribale. S'il n'a pas subi une telle dénaturation, l'État n'en a pas moins, à l'Ouest aussi, connu certaines inflexions. Tous les États occidentaux ont connu à partir de la Première Guerre mondiale, bien qu'à un rythme et selon des modalités variables, de profonds changements, que condense et résume le terme d'« État-providence » : l'extension des responsabilités de l'État dans la vie sociale entraînera une transformation de la constitution de l'État, sous ses différents aspects (nouvelle image de l'État, reformulation de la problématique des droits de l'homme, infléchissement de la logique démocratique…) ; et le mouvement d'expansion étatique s'est accompagné d'une série de changements structurels, politiques (montée en puissance de l'exécutif et déclin parlementaire) et administratifs (mouvement de fragmentation des appareils d'État). L'effet corrosif de la globalisation. Si le modèle étatique a résisté à ces secousses, d'une part en surmontant le défi des modèles alternatifs apparus à l'Est et au Sud, d'autre part en démontrant à l'Ouest ses facultés d'adaptation, de nouveaux défis sont apparus à la fin du xxe siècle, amenant à s'interroger sur son avenir. La globalisation/mondialisation en cours exerce un effet dissolvant sur la souveraineté étatique : d'abord, elle entraîne l'érosion des capacités de régulation étatique, ce qui pousse certains à pronostiquer l'« évidement » d'un État devenu « creux », du fait de la perte de certaines de ses fonctions essentielles ; ensuite, elle favorise l'apparition de nouveaux acteurs « transnationaux », qui brisent le monopole détenu par l'État sur les relations internationales et suscitent le développement de nouveaux procédés de « gouvernance » ; enfin, elle pousse à la constitution d'entités plus vastes - telle l'Union européenne -, faisant craquer le cadre désormais trop exigu de l'État-nation. Débordé et concurrencé, l'État paraît en voie d'être dépassé. Or, cette forme d'organisation politique a bâti son identité sur le concept de souveraineté, dont les deux faces, interne et externe, sont indissociables : si l'État dispose d'une puissance suprême, c'est dans la seule mesure où cette puissance est exclusive de toute autre ; dès l'instant au contraire où cette exclusivité est menacée, l'État voit sa pertinence mise en cause en tant que forme d'organisation politique. La mondialisation a donc un effet corrosif sur l'État, en sapant les fondements mêmes de son identité. Ce processus présente cependant des aspects très contrastés, voire contradictoires : alors qu'à l'Ouest, l'État subit une perte de substance, l'objectif est bien plutôt à l'Est de construire un véritable État et au Sud de restaurer un État déliquescent. Au moment même où, paradoxalement, ce modèle s'effrite dans son berceau originaire, la mondialisation du modèle étatique se poursuit donc, notamment à travers la diffusion de l'État de droit et de la démocratie pluraliste. Jacques CHEVALLIER