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L'ÊTRE pour la MORT selon HEIDEGGER

Publié le 03/04/2011

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heidegger

Le sentiment des gens, dans la banalité quotidienne des relations humaines, « connaît « la mort comme un accident qui survient continuellement ; on connaît des « cas de mort «. Tel ou tel des proches, telle ou telle connaissance lointaine « meurt «. Des inconnus « meurent « chaque jour, à chaque heure. « La mort « se présente comme un événement bien connu qui se passe à l'intérieur du monde. Comme telle, la mort ne rompt pas cette absence d'imprévu qui caractérise l'ordre banal des événements quotidiens. « On « s'est également assuré d'une explication pour cet événement. Que le parler soit franc ou qu'au contraire, il « s'enfuie « le plus fréquemment en mille détours, il revient à dire ceci : on meurt bien finalement un jour; mais, en attendant, on reste soi-même sain et sauf. L'analyse du « on meurt « nous dévoile sans équivoque la manière d'être, dans sa banalité quotidienne, de l'être-pour-la-mort. Celle-ci est comprise, dans une semblable façon de parler, comme quelque chose d'indéterminé qui, sans doute, surgira bien un jour de quelque part, mais qui, pour vous-même, en attendant, est une réalité-non-encore-donnée, dont par conséquent, la menace n'est pas à craindre. Le « on meurt « propage cette opinion que la mort concerne pour ainsi dire le « on «. L'explication de la réalité humaine, qui a cours dans les propos des gens, déclare : « On meurt « ; parce qu'en disant « on meurt «, chacun des autres et soi-même en même temps peut s'en faire accroire; oui, on meurt, mais, chaque fois, ce n'est justement pas moi, le « on «, ce n'est personne. Le « fait de mourir « est ainsi ramené au niveau d'un événement qui concerne bien la réalité humaine, mais ne touche personne en propre. Si jamais l'équivoque a été fait des parleries quotidiennes, c'est bien ici dans le parler sur la mort. Cette mort qui, sans suppléance possible, est essentiellement la mienne, la voici convertie en un événement qui relève du domaine public ; c'est à «on« qu'elle arrive... Par une telle ambiguïté, la réalité humaine... se met en état de se perdre dans le «On«. Le «On« justifie et aggrave la tentation de se dissimuler à soi-même l'être-pour-la-mort, cet être possédé absolument en propre. Cette façon d'esquiver la mort en la dissimulant exerce sur la banalité quotidienne une domination si tyrannique que, dans les rapports entre humains, les « proches « précisément font souvent croire encore au « mourant « qu'il s'en tirera; ils le ramènent dans la banalité quiète de son monde, du monde qui forme son Souci. Une pareille « assistance « entend bien « consoler « ainsi le mourant... La préoccupation du «On« est de procurer un apaisement permanent au sujet de la mort. Mais au fond, cet apaisement ne vaut pas seulement pour le « mourant «, il vaut tout autant pour ceux qui le « consolent «. Et même, en cas de décès, il faut encore que l'accident ne heurte ni ne trouble le sentiment des gens dans leur soucieuse insouciance. Il n'est pas rare que l'on voie dans la mort des autres un désagrément social, quand ce n'est pas un manque de tact dont il faut mettre les gens à l'abri. Tout en procurant cet apaisement à la réalité-humaine, loin de qui il repousse la mort, le « On « acquiert droit et considération parce qu'il réglemente tacitement la façon dont on doit en général se comporter envers la mort. Déjà le fait de « penser à la mort« est réputé par le sentiment des gens comme une crainte pusillanime, un manque de confiance dans la réalité-humaine, une lugubre fuite hors du monde. Le « On « ne peut tolérer le courage capable de l'angoisse devant la mort. Tel qu'il se trouve interprété publiquement, ce « On « exerce une emprise qui va également jusqu'à décider de la situation-affective qui doit déterminer la position à prendre envers la mort. Dans Y angoisse devant la mort, la réalité-humaine est mise en présence d'elle-même, comme livrée à sa possibilité indépassable. Le « On « prend soin de convertir cette angoisse, d'en faire une simple crainte devant un quelconque événement qui approche. Métamorphosée en crainte, et ainsi voilé? d'équivoque, l'angoisse est en outre jugée comme une de ces faiblesses qu'une réalité-humaine, confiante en soi, n'a pas le droit de connaître...

Que la réalité-humaine, chaque fois nôtre, meure effectivement dès toujours, c'est-à-dire qu'elle soit dans un mode d'être qui est d'être-pour-sa-fin, tel est le fait que cette réalité-humaine se dissimule en changeant le visage de la mort; elle la réduit à un cas qui chaque jour survient banalement chez les autres et qui, bien entendu, garantit encore d'autant plus clairement que soi-même « on vit encore «. Mais, par la dégradation de cette fuite devant la mort, la banalité quotidienne de l'existence atteste que soi-même le « on « est également dans chaque cas déterminé déjà comme être-pour-la-mort, et cela, même s'il ne se meut pas expressément dans une «pensée de la mort«. Martin Heidegger (Sein und Zeit). Traduction Henri CORBIN. Édition Gallimard

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