L'expérience est-elle suffisante pour connaître ? (ou l'expérience comme obstacle à la connaissance)
Publié le 10/02/2004
Extrait du document
«
Bachelard considérait l'expérience immédiate comme le premier obstacle à laconnaissance scientifique.
Les informations fournies par les sens, le vécu sontsource d'erreurs.
Ainsi, par exemple, de ce que cette pierre tombe plus viteque ce morceau de liège, j'en viendrai à établir une distinction entre « lourd »et « léger » et à conclure que la vitesse de la chute des corps est liée à leurmasse.
Or les scientifiques ont établi que, dans le vide, tous les corpstombent à la même vitesse.
La formulation scientifique par Galilée de la loi dela chute des corps e = 1/2 gt 2 contredit les données communes de la perception.Dans les sciences humaines comme la sociologie, par exemple, la difficultévient de cette nécessité où se trouve le chercheur de viser des faits déjàpourvus de sens.
Comme le remarque Gilles-Gaston Granger, les phénomèneshumains ont un sens immédiat « car ils font spontanément partie d'un universd'actions valorisées et orientées ».
Ce sens, présent dans la conscienceindividuelle ou dans celle de la communauté, est « véhiculé parle langage etvécu dans les pratiques sociales ».
Le système brut des significations vécuesfait obstacle à l'appréhension scientifique des faits humains.
Le savantsubstitue un système nouveau qui souvent contredit « la phénoménologie desrapports perçus ».
Le caractère polémique de la connaissance
«...
Devant le réel le plus complexe, si nous étions livrés à nous mêmes c'est du côté du pittoresque, du pouvoirévocateur que nous chercherions la connaissance; le monde serait notre représentation.
Par contre si nous étionslivrés tout entiers à la société c'est du côté du général, de l'utile, du convenu que nous chercherions laconnaissance; le monde serait notre convention.
En fait la vérité scientifique est une prédiction, mieux uneprédication.
Nous appelons les esprits à la convergence en annonçant la nouvelle scientifique, en transmettant dumême coup une pensée et une expérience, liant la pensée à l'expérience dans une vérification : le mondescientifique est donc notre vérification.
Au dessus du sujet, au delà de l'objet immédiat la science moderne se fondesur le projet.
Dans la pensée scientifique la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet......
Déjà l'observation a besoin d'un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder, qui réformentdu moins la première vision de sorte que ce n'est jamais la première observation qui est la bonne.
L'observationscientifique est toujours une observation polémique; elle confirme ou infirme une thèse antérieure...Naturellement dès qu'on passe de l'observation à
l'expérimentation le caractère polémique de la connaissance devient plus net encore.
Alors il faut que le phénomènesoit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments...
Or les instruments ne sont que des théoriesmatérialisées.
Il en sort des phénomènes qui portent de toute part la marque théorique...
»
Gaston BACHELARD
(introduction)
(Explication et commentaire)
« ...
Si nous étions livrés à nous mêmes, c'est du côté du pittoresque, du pouvoir évocateur que nous chercherionsla connaissance; le monde serait notre représentation.» La connaissance immédiate, préscientifique n'est pas uneconnaissance objective.
Elle est au contraire chargée de subjectivité car nous nous projetons inconsciemment sur lemonde.
« Je vois le monde comme je suis avant de le voir comme il est », disait Paul Éluard, cité par Bachelard.
Lemonde de la connaissance immédiate coloré et divers, bruyant, pittoresque est « notre représentation ».
Il sourit denos joies et grimace de nos angoisses.
Le spectacle de la flamme aux formes bizarre aux couleurs éclatantes, à lamorsure cruelle ne nous dit pas ceLa science, écrit Gaston Bachelard, « crée de la philosophie ».
Elle représente en effet la pensée vivante,dynamique.
Elle « instruit la raison » car la raison ne s'apparaît à elle même telle qu'elle est et telle qu'elle devient,que dans son activité réelle, actuelle, qui est l'activité scientifique.
Le problème est alors de savoir quellephilosophie de la connaissance la science peut suggérer.
A l'époque où écrit Bachelard les avis divergent.
ÉmileMeyerson pense que la science accrédite avant tout un réalisme : « Les concepts créés par la science tels l'atome,la masse ou l'énergie...
sont...
des choses...
participant au caractère de la chose en soi.
» Pour Brunschvicg, lascience qui substitue à l'épaisseur énigmatique du monde un réseau translucide de relations mathématiques,justifierait plutôt l'idéalisme.
Ne transforme t elle pas la matière en idées, en formules algébriques transparentes pourl'esprit? Pour Bergson et ses disciples, comme Édouard Le Roy, la science représente un ensemble de conventionscommodes mais artificielles qui permettent plutôt de manipuler le monde que de le comprendre.
Merleau-Ponty, plusproche de Bergson qu'il ne pense, écrit dans cet esprit que « la science manipule les choses et renonce à les habiter», C'est là une interprétation nominaliste de la science.
La philosophie de Bachelard n'est pas une réflexion àposteriori sur la science déjà faite.
Elle veut tirer des enseignements du travail lui même, de la science en train dese faire.
C'est pourquoi elle apparaît plus complexe et plus nuancée.
Elle ne saurait être unilatérale et retientquelque chose tout à la fois du réalisme, de l'idéalisme, du nominalisme..
»
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