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La fonction de la littérature est-elle essentiellement de distraire ou d'éduquer?

Publié le 16/04/2011

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                Le terme « littérature » invite à considérer les œuvres écrites ou orales tant du point de vue de leur forme esthétique que du point de vue de leur fond idéologique et culturel. Allier plaisir de la lecture et information : voilà qui devrait permettre de considérer sa lecture comme fondamentale.  Pourtant, la littérature n’a pas que des défenseurs : Rousseau lui reprochait d’apprendre à parler de ce qu’on ne connaît pas, et il n’y a qu’à considérer les déboires des écrivains d’hier et d’aujourd’hui avec la censure pour s’en convaincre. Dès lors, faut-il la considérer essentiellement comme un moyen de distraire ou d’éduquer ? Pour le déterminer, il faudra définir tout d’abord les plaisirs qu’elle offre, avant de considérer quels peuvent être ses moyens d’action.

 

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                En premier lieu, si l’on envisage la littérature comme une distraction, une source de plaisir pour le lecteur, il convient de s’intéresser à son pouvoir d’évasion. Le monde de l’écrit permet en effet de quitter un monde réel souvent décevant, au profit du monde de l’illusion. Tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’une démission, d’une possibilité de fuir ses responsabilités quotidiennes, il faut bien admettre que ce besoin de rêver constitue une aspiration fondamentale de l’homme. Certaines oeuvres ont ainsi le pouvoir de nous transporter vers d’autres époques (ce qui fait, notamment, le succès persistant des romans de Christian Jacq, qui ont pour cadre l’Egypte antique, ou encore des tragédies de Racine, qui prennent leurs sources dans la mythologie grecque et romaine), voire celui de nous projeter vers un avenir que nous envisageons avec plus ou moins d’optimisme (c’est le cas des romans de science-fiction ou d’anticipation, qui touchent une grande partie du lectorat populaire). D’autres invitent le lecteur au voyage, pour reprendre ici le titre du poème de Baudelaire (« L’Invitation au voyage »), que ce soit de façon directe comme dans ce poème :

 

                               Mon enfant, ma sœur,

                               Songe à la douceur

                               D’aller là-bas vivre ensemble

 

… ou de façon plus détournée, par la simple évocation d’un cadre exotique : c’est le cas, par exemple, du Supplément au voyage de Bougainville, dans lequel Diderot donne une vision plutôt positive de la civilisation des pays colonisés. D’autres œuvres, encore, font rêver le lecteur par l’évocation de milieux très différents de celui auquel il appartient : c’est le cas, entre autres, des Mystères de Paris d’Eugène Sue, grand succès de littérature en son temps, qui dépeint aussi bien les bas-fonds de Paris que les fastes de la cour d’Autriche. Enfin, la littérature offre la possibilité de se fuir soi-même, par un phénomène d’identification : le lecteur entre peu à peu dans la peau du personnage dont il lit ou voit les aventures. Le cas le plus flagrant est sans doute ici celui du roman ou des BD d’aventures (type Indiana Jones, ou Bob Morane) : le héros réunit en lui toutes les vertus auxquelles le lecteur doit aspirer.

                La littérature, d’autre part, offre l’avantage indéniable de faire rencontrer d’autres hommes : pas des êtres de chair, certes, mais des personnages… dont la psychologie est parfois si complexe qu’ils n’ont rien à envier à ceux qui nous entourent. Bon nombre de lecteurs, toujours en vertu de ce même principe d’identification, éprouvent spontanément de la sympathie pour celui ou celle dont ils découvrent la vie et la personnalité : le Scapin de Molière entraîne l’adhésion du public par sa spontanéité et sons sens de l’humour, Cyrano séduit par sa verve et son intempérance, et Cosette semble, quant à elle, une pauvre petite bien réelle qu’on a envie de choyer et de défendre.

                La littérature, enfin, peut offrir également un plaisir purement esthétique. C’est notamment le cas lorsqu’on se trouve face à un texte « beau et difficile » - pour reprendre une impression fréquemment ressentie par les élèves, dont on éprouve la beauté confusément, sans parvenir dans l’immédiat à en démonter les mécanismes. La célèbre tirade « du nez » dans Cyrano de Bergerac en fait partie, au même titre que certains poèmes d’Eluard ou d’Aragon… ou que certaines chansons de Brassens.

 

 

 

                En somme, la littérature peut sans conteste être considérée comme une source de plaisir, comme un moyen de distraction. Mais cette séduction qu’elle exerce parfois sur le lecteur peut précisément entraîner une autre fonction, développée plus ou moins consciemment par les auteurs de tous temps : celle de l’éducation, de l’ « édification des fidèles », pour reprendre le mot de Voltaire.

 

 

                Cette double fonction de la littérature était déjà au centre des préoccupations des auteurs classiques, qui avaient pour mot d’ordre de « plaire et instruire ». Aujourd’hui encore, on s’accorde généralement à reconnaître les mérites d’une œuvre littéraire lorsque celle-ci remplit la double mission de séduire et d’apporter une source de réflexion. D’un point de vue très terre-à-terre, sa première « utilité » est sans doute de développer les facultés d’expression, d’enrichir le vocabulaire du lecteur moyen : c’est en lisant que l’élève apprend à écrire, les deux pratiques sont indissociables… et c’est en lisant davantage que tout adulte acquiert, par un processus d’imitation, la faculté de s’exprimer plus aisément. Ce principe, communément admis par les pédagogues, n’est plus à démontrer.

                Ce même processus d’imitation permet en outre – et c’est là une fonction plus subtile – de mieux se connaître. Les analyse psychologiques faites par un auteur peuvent nous permettre de nous éclairer sur nous-mêmes : le lecteur éprouve souvent une certaine satisfaction à voir traduit en mots ce qu’il a éprouvé confusément. L’essai de Tahar Ben Jelloun intitulé Le Racisme expliqué à ma fille  a été ainsi largement diffusé dès sa publication, il y a quelques années. Le thème est porteur, tout le monde s’y est un jour trouvé confronté – pour en faire les frais, situation classique, mais aussi pour l’ « expérimenter » de façon plus ou moins consciente : qui peut se vanter de n’avoir jamais porté le moindre jugement sur son prochain, sur l’autre au sens large, considérée dans sa différence ? La force de tels ouvrages est précisément de ne laisser personne indemne, de conduire chacun à s’interroger, à se remettre en question. Comme le dit l’auteur, « on est toujours l’étranger de quelqu’un ».

                La littérature peut, enfin, servir l’argumentation, de façon plus ou moins détournée, de l’essai (où les idées sont exprimées sans détours) à l’apologue (où elles sont implicites, masquées par une narration qui a fonction de divertissement), en passant par diverses formes. C’est sans doute ici sa principale fonction d’éducation… celle qui, précisément, a occasionné et occasionne toujours des condamnations, des tensions entre écrivains et détenteurs du pouvoir, garants de l’ordre public. Dès le Moyen Age, les auteurs et lecteurs de romans – c’est-à-dire, à l’époque, d’œuvres de fiction – étaient punis, ces ouvrages étant considérés comme impies. Molière, au XVIIème siècle, a vu plusieurs de ses pièces interdites parce qu’elles choquaient la morale – ce fut le cas, par exemple, de Dom Juan. Les philosophes des Lumières ont eu fort à faire pour faire évoluer les mentalités, et eurent recours à divers procédés pour déjouer l’impitoyable censure de l’époque, que ce soit en jouant la carte de l’exotisme et des faux témoins comme Montesquieu dans les Lettres Persanes, ou celle du conte philosophique comme Voltaire (Candide, Zadig, Micromégas…), etc… Dans des temps moins reculés, des écrivains ont aussi fait les frais de cette même censure de la part de régimes politiques dictatoriaux. Depuis 1990, date de parution des Versets sataniques, essai dans lequel il dénonce les excès du coran, l’écrivain iranien Salman Rushdie est ainsi condamné à mort dans son pays et exilé en Angleterre. Les exemples sont nombreux et variés, qui témoignent tous de ce pouvoir de la littérature – jusqu’aux chansons de Renaud qui, pour populaires et plaisantes qu’elles soient, sont souvent engagées (c’est ainsi le cas de « Manhattan-Kaboul », qui met en présence deux innocents victimes de la guerre Etats-Unis/Irak pour dénoncer par l’exemple la violence gratuite dans le monde).

 

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                En fin de compte, la littérature remplit deux fonctions aussi importantes l’une que l’autre : art du langage, elle vise originellement à distraire, à provoquer chez le lecteur un plaisir, quelle que soit sa nature précise. Mais c’est précisément ce pouvoir de séduction qui en fait un instrument, un outil. Lorsque cette utilité est consciente, voulue par le lecteur qui lit dans un souci de profit, alors on peut parler d’une autre fonction essentielle de la littérature. Mais il peut arriver que le lecteur soit « éduqué malgré lui », qu’il se retrouve face à un message qu’il ne pensait peut-être pas trouver en lisant tel ou tel ouvrage, dont l’impact tient à ce même pouvoir de séduction que nous évoquions précédemment. Il apparaît donc que ces deux fonctions sont indissociables, l’une alimentant l’autre. Peut-on, dès lors, parler de « dangers », de « pièges » de la littérature ?  Sans doute, si on voit en elle une tentatrice à laquelle on ne peut résister… mais il s’agit là de considérations qui sortent du cadre de notre débat.

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