Devoir de Philosophie

François Villon : La Ballade des Pendus

Publié le 29/08/2012

Extrait du document

villon

Frères humains qui apres nous vivez,

N’ayez les cuers contre nous endurciz,

Car, se pitié de nous pauvres avez,

Dieu en aura plus tost de vous merciz.

Vous nous voyez cy attachez cinq, six

Quant de la chair, que trop avons nourrie,

Elle est pieça devoree et pourrie,

Et nous les os, devenons cendre et pouldre.

De nostre mal personne ne s’en rie :

Mais priez Dieu que tous nous veuille absouldre ! 

Se frères vous clamons, pas n’en devez

Avoir desdain, quoy que fusmes occiz

Par justice. Toutesfois, vous savez

Que tous hommes n’ont pas bon sens rassiz;

Excusez nous, puis que sommes transis,

Envers le filz de la Vierge Marie,

Que sa grâce ne soit pour nous tarie,

Nous préservant de l’infernale fouldre.

Nous sommes mors, ame ne nous harie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

La pluye nous a débuez et lavez,

Et le soleil desséchez et noirciz:

Pies, corbeaulx, nous ont les yeulx cavez

Et arraché la barbe et les sourciz.

Jamais nul temps nous ne sommes assis;

Puis ça, puis la, comme le vent varie,

A son plaisir sans cesser nous charie,

Plus becquetez d’oiseaulx que dez à couldre.

Ne soyez donc de nostre confrarie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie,

Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :

A luy n’avons que faire ne que souldre.

Hommes, icy n’a point de mocquerie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre.

Frères humains qui après nous vivez,

N’ayez pas vos cœurs durcis à notre égard,

Car si vous avez pitié de nous, pauvres,

Dieu aura plus tôt miséricorde de vous.

Vous nous voyez attachés ici, cinq, six:

Quant à notre chair, que nous avons trop nourrie,

Elle est depuis longtemps dévorée et pourrie,

Et nous, les os, devenons cendre et poussière.

De notre malheur, que personne ne se moque,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre! 

Si nous vous appelons frères, vous n’en devez

Avoir dédain, bien que nous ayons été tués

Par justice. Toutefois vous savez

Que tous les hommes n’ont pas l’esprit bien rassis.

Excusez-nous, puisque nous sommes trépassés,

Auprès du fils de la Vierge Marie,

De façon que sa grâce ne soit pas tarie pour nous,

Et qu’il nous préserve de la foudre infernale.

Nous sommes morts, que personne ne nous tourmente,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!

La pluie nous a lessivés et lavés

Et le soleil nous a séchés et noircis;

Pies, corbeaux nous ont crevé les yeux,

Et arraché la barbe et les sourcils.

Jamais un seul instant nous ne sommes assis;

De ci de là, selon que le vent tourne,

Il ne cesse de nous ballotter à son gré,

Plus becquétés d’oiseaux que dés à coudre.

Ne soyez donc de notre confrérie,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!

Prince Jésus qui a puissance sur tous,

Fais que l’enfer n’ait sur nous aucun pouvoir :

N’ayons rien à faire ou à solder avec lui.

Hommes, ici pas de plaisanterie,

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.

Villon n'est pas un poète comme les autres : outre cette qualification, il était bandit, trousseur, assassin ; et malgré ses puissantes aides et ses mécènes, il s'est retrouvé plusieurs fois menacé par la justice royale. De rixes en exils, en passant par des cambriolages célèbres, il a été, dès la moitié du XVe siècle, ce qu'on pourrait aujourd'hui appeler le premier des Poètes Maudits (dont la lignée se perpétue notamment par Rimbaud, Baudelaire, Verlaine...) . Côtoyant la mort tous les jours, et même une fois devenu chair de potence, il ne semble pas se faire impressionner par la Faucheuse en composant ses Lais : un recueil qui parodie un testament. C'est également le sujet de son œuvre la plus grande, Le Testament, composé dit-on lors de son attente de l'embrassade du grand spectre sombre, dans le couloir de la mort. Ici, l'ironie ne pointe plus ou presque : c'est l'enchevêtrement affolant entre morts et vivants qui l'interpelle, à la manière des danses macabres qui courent dans les murs de son pays d'alors. La Ballade des pendus est donc un appel d'un Villon déjà mort, ou medium de ses prochains compagnons, auprès des vivants. Il s'adresse aux vivants, mais pas dans n'importe quelle visée. En quoi ce texte constitue-il une litanie ? Notre première étape nous mènera à comprendre ce que les morts veulent des vivants et comment ils l'expliquent ; puis dans un deuxième temps nous nous intéresserons au lien indissociable entre morts et vivants, et la danse qui les agite. 

Liens utiles