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Le grand rationalisme

Publié le 22/02/2012

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Il faudrait appeler " petit rationalisme " celui qu'on professait ou qu'on discutait en 1900, et qui était l'explication de l'Être par la science. Il supposait une immense Science déjà faite dans les choses, que la science effective rejoindrait au jour de son achèvement, et qui ne nous laisserait plus rien à demander, toute question sensée ayant reçu sa réponse. Il nous est bien difficile de revivre cet état de la pensée, pourtant si proche. Mais c'est un fait qu'on a rêvé d'un moment où l'esprit, ayant enfermé dans un réseau de relations " la totalité du réel ", et comme en état de réplétion, demeurerait désormais en repos, ou n'aurait plus qu'à tirer les conséquences d'un savoir définitif, et à parer, par quelque application des mêmes principes, aux derniers soubresauts de l'imprévisible.       Ce " rationalisme " nous paraît plein de mythes : mythe des lois de la nature situées vaguement à mi-chemin des normes et des faits, et selon lesquelles, pensait-on, ce monde pourtant aveugle s'est construit ; mythe de l'explication scientifique, comme si la connaissance des relations, même étendue à tout l'observable, pouvait un jour transformer en une proposition identique et qui va de soi l'existence même d'un monde. A ceux-là, il faudrait ajouter tous les mythes annexes qui proliféraient aux limites de la science, par exemple autour des notions de vie et de mort. C'était le temps où l'on se demandait avec enthousiasme ou avec angoisse si l'homme pourrait créer de la vie au laboratoire, et où les orateurs rationalistes parlaient volontiers du " néant " comme d'un autre et plus calme milieu de vie, qu'ils se flattaient de " rejoindre ", après celle-ci, comme on rejoint une destinée suprasensible.

« pas de propriétés " ou " n'est pas visible ", et qu'il n'y a donc rien à dire de ce rien.

Leibniz H028 se demandera pourquoi il y a " quelque chose plutôt que rien " ; il posera un instant le néant en regard de l'Être, mais ce recul en decà de l'Être, cette évocation d'un néant possible est, pour lui,comme une preuve par l'absurde ; ce n'est que le fond, le minimum d'ombre nécessaire pour faire paraître la production souveraine de l'Être par lui-même.

Enfin, la détermination qui " est négation " de Spinoza H049 , comprise plus tard dans le sens d'une puissance déterminante du négatif, ne peut être chez lui qu'une manière de souligner l'immanence des choses déterminées à la substance égale à elle-même et positive.

Jamais, dans la suite, on ne retrouvera cet accord de la philosophie et de la science, cette aisance à dépasser la science sans la détruire, à limiter lamétaphysique sans l'exclure.

Même ceux de nos contemporains qui se disent et qui sont cartésiens donnent au négatif une toute autre fonctionphilosophique, et c'est pourquoi ils ne sauraient retrouver l'équilibre du XVIIe siècle.

Descartes H015 disait que Dieu est conçu par nous, non compris, et ce non exprimait une privation en nous et un défaut.

Le moderne cartésien traduit : l'infini est absence autant que présence, ce qui estfaire entrer le négatif, et l'homme comme témoin, dans la définition de Dieu.

Léon Brunschvicg H1044 admettait tout de Spinoza H049 , sauf l'ordre descendant de l'Éthique : le Premier Livre , disait-il, n'est pas plus premier que le Cinquième ; l'Éthique doit se lire en cercle, et Dieu présuppose l'homme comme l'homme présuppose Dieu.

C'est peut-être là, c'est sûrement, tirer du cartésianisme " sa vérité ".

Mais une vérité qu'il n'a pas lui-même possédée.

Il y a une manière innocente de penser à partir de l'infini, qui a fait le grand rationalisme et que rien ne nous fera retrouver.

Qu'on ne voie pas de nostalgie dans ces mots.

Sinon celle, paresseuse, d'un temps où l'univers mental n'était pas déchiré, et où le même hommepouvait, sans concessions ni artifice, se vouer à la philosophie, à la science (et, s'il le souhaitait, à la théologie).

Mais cette paix, cette indivision nepouvaient durer qu'autant qu'on restait à l'entrée des trois chemins.

Ce qui nous sépare du XVIIe siècle, ce n'est pas une décadence, c'est unprogrès de conscience et d'expérience.

Les siècles suivants ont appris que l'accord de nos pensées évidentes et du monde existant n'est pas siimmédiat, qu'il n'est jamais sans appel, que nos évidences ne peuvent jamais se flatter de régir dans la suite tout le développement du savoir, queles conséquences refluent sur les " principes ", qu'il faut nous préparer à refondre jusqu'aux notions que nous pouvions croire " premières ", quela vérité ne s'obtient pas par composition en allant du simple au complexe et de l'essence aux propriétés, que nous ne pouvons ni ne pourronsnous installer au centre des êtres physiques et même mathématiques, qu'il faut les inspecter en tâtonnant, du dehors, les aborder par procédésobliques, les interroger comme des personnes.

La conviction même de saisir dans l'évidence intérieure les principes selon lesquels unentendement infini a conçu ou conçoit le monde, qui avait soutenu l'entreprise des cartésiens et avait paru longtemps justifiée par les progrès dela science cartésienne, un moment est venu où elle a cessé d'être un stimulant du savoir pour devenir la menace d'une nouvelle scolastique.

Ilfallait bien alors revenir sur les principes, les ramener au rang " d'idéalisations ", justifiées tant qu'elles animent la recherche, disqualifiées quandelles la paralysent ; apprendre à mesurer notre pensée sur cette existence qui, devait dire Kant H026 , n'est pas un prédicat, remonter, pour le dépasser, aux origines du cartésianisme, retrouver la leçon de cet acte créateur qui avait institué, avec lui, une longue période de pensée féconde,mais qui avait épuisé sa vertu dans le pseudo-cartésianisme des épigones, et exigeait désormais lui-même d'être recommencé.

Il a fallu apprendrel'historicité du savoir, cet étrange mouvement par lequel la pensée abandonne et sauve ses formules anciennes en les intégrant comme casparticuliers et privilégiés à une pensée plus compréhensive et plus générale, qui ne peut se décréter exhaustive.

Cet air d'improvisation et deprovisoire, cette allure un peu hagarde des recherches modernes, que ce soit en science ou en philosophie, ou en littérature ou dans les arts, c'estle prix qu'il faut payer pour acquérir une conscience plus mûre de nos rapports avec l'Être.

Le XVIIe siècle a cru à l'accord immédiat de la science avec la métaphysique, et par ailleurs, avec la religion.

Et, encela, il est bien loin de nous.

La pensée métaphysique, depuis cinquante ans, cherche son chemin hors de lacoordination physico-mathématique du monde, et son rôle envers la science paraît être de nous éveiller au " fondnon-relationnel " que la science pense et ne pense pas.

Dans ce qu'elle a de plus vivant, la pensée religieuse vadans le même sens, ce qui la met en consonance, mais aussi en rivalité, avec la métaphysique " athée "." L'athéisme " d'aujourd'hui ne prétend pas, comme celui de 1900, expliquer le monde " sans Dieu " : il prétend que lemonde est inexplicable, et le rationalisme de 1900 est à ses yeux une théologie sécularisée.

Si les cartésiensrevenaient parmi nous, ils auraient la triple surprise de trouver une philosophie et même une théologie qui ont pourthème favori la contingence radicale du monde, et qui, en cela même, sont rivales.

Notre situation philosophique esttout opposée à celle du grand rationalisme.

Et pourtant, il reste grand pour nous et il est proche de nous en ceci qu'il est l'intermédiaire obligé vers lesphilosophies qui le récusent, parce qu'elles le récusent au nom de la même exigence qui l'a animé.

Au moment mêmeoù il créait la science de la nature, il a, du même mouvement, montré qu'elle n'était pas la mesure de l'être et portéà son plus haut point la conscience du problème ontologique.

En cela, il n'est pas passé.

Comme lui, nouscherchons, non pas à restreindre ou à discréditer les initiatives de la science, mais à la situer comme systèmeintentionnel dans le champ total de nos rapports avec l'Être, et si le passage à l'infiniment infini ne nous paraît pasêtre la solution, c'est seulement que nous reprenons plus radicalement la tâche dont ce siècle intrépide avait crus'acquitter pour toujours.. »

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