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Guerre et capitalisme

Publié le 13/06/2011

Extrait du document

« Je dois dire ici tout d'abord quelle est, selon nous, la raison profonde de cette contradiction, de ce perpétuel péril de guerre au milieu de l'universel désir de paix. Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d'hommes possédera ainsi les grands moyens de production et d'échange, tant qu'elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu'elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et pour le pouvoir ; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts possibles de la masse, s'appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur cer-taines armées de métier des républiques oligarchiques ; tant que le césarisme pourra profiter de cette rivalité profonde des classes pour les duper et les dominer l'une par l'autre, écrasant au moyen du peuple aigri les libertés parlementaires de la bourgeoisie, écrasant ensuite au moyen de la bourgeoisie, gorgée d'affaires, le réveil républicain du peuple ; tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples. C'est de la division profonde des classes et des intérêts dans chaque pays que sortent les conflits entre les nations. « Partout ce sont ces grandes compétitions coloniales, où apparaît à nu le principe même des grandes guerres entre les peuples européens, puisqu'il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l'Europe. « Et alors, comment voulez-vous que la guerre entre les peuples ne soit pas tous les jours sur le point d'éclater ? Comment voulez-vous qu'elle ne soit pas toujours possible, lorsque dans nos sociétés livrées au désordre infini de la concurrence, aux antagonismes de classes, et à ces luttes politiques, qui ne sont bien souvent que le déguisement des luttes sociales, la vie humaine elle-même en son fond n'est que guerre et combat ? « Car cette société tourmentée, pour se défendre contre les inquiétudes qui lui viennent sans cesse de son propre fond, est obligée perpétuellement d'épaissir la cuirasse contre la cuirasse ; dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire. L'industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries. « Et il ne suffit pas aux nations de s'épuiser ainsi à entretenir les unes contre les autres des forces armées ; il faut encore - et ici je demande la permission de dire nettement ma pensée - que les classes privilégiées, possédantes de tous les pays, isolent le plus possible cette armée, par l'encasernement et par la discipline de l'obéissance passive, de la libre vie des démocraties. « On ne nous a pas caché depuis vingt ans que c'était là aujourd'hui, en Europe, la conception des armées de métier. L'Assemblée nationale acclamait l'illustre rapporteur de la loi militaire, disant : "Quand on parle d'armée, il ne faut plus parler de démocratie", et elle couvrait de huées le défenseur de Belfort, Denfert-Rochereau, réclamant contre le dogme de l'obéissance passive... « Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l'état d'apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l'orage. «

Jean JAURÈS, extrait du discours à la Chambre des députés, du 7 mars 1895.   

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