Devoir de Philosophie

Henri Bergson : Extraits

Publié le 15/12/2010

Extrait du document

bergson

La conscience et la vie.

 

« Quand la conférence qu’on doit faire est dédiée à la mémoire d’un savant, on peut se sentir gêné par l’obligation de trai­ter un sujet qui l’eût plus ou moins intéressé. Je n’éprouve aucun embarras de ce genre devant le nom de Huxley. La difficulté serait plutôt de trouver un problème qui eût laissé indifférent ce grand esprit, un des plus vastes que l’Angleterre ait produits au cours du siècle dernier. Il m’a paru toutefois que la triple question de la conscience, de la vie et de leur rapport, avait dû s’imposer avec une force particulière à la réflexion d’un naturaliste qui fut un philo­sophe; et comme, pour ma part, je n’en connais pas de plus impor­tante, c’est celle-là que j’ai choisie.

 

[Critique des systèmes d’explications “ abstraits ”]

 

Mais, au moment d’attaquer le problème, je n’ose trop comp­ter sur l’appui des systèmes philosophiques. Ce qui est troublant, angoissant, passionnant pour la plupart des hommes n’est pas tou­jours ce qui tient la première place dans les spéculations des méta­physiciens. D’où venons‑nous ? que sommes‑nous ? où allons‑nous ? Voilà des questions vitales, devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes. Mais, entre ces questions et nous, une philosophie trop systéma­tique interpose d’autres problèmes. “ avant de chercher la solution, dit‑elle, ne faut‑il pas savoir comment on la cherchera? Etudiez le mécanisme de votre pensée, discutez votre connaissance et critiquez votre critique: quand vous serez assurés de la valeur de l’instrument, vous verrez à vous en servir. ” Hélas! ce moment ne viendra jamais. Je ne vois qu’un moyen de savoir jusqu’où l’on peut aller : c’est de se mettre en route et de marcher. Si la connaissance que nous cher­chons est réellement instructive, si elle doit dilater notre pensée, toute analyse préalable du mécanisme de la pensée ne pourrait que nous montrer l’impossibilité d’aller aussi loin, puisque nous aurions étudié notre pensée avant la dilatation qu’il s’agit d’obtenir d’elle.

 

Une réflexion prématurée de l’esprit sur lui-même le découragera d’avancer, alors qu’en avançant purement et simplement il se fût rapproché du but et se fût aperçu, par surcroît, que les obstacles signalés étaient pour la plupart des effets de mirage.

Mais supposons même que le métaphysicien ne lâche pas ainsi la philosophie pour la critique, la fin pour les moyens, la proie pour l’ombre. Trop souvent, quand il arrive devant le problème de l’ori­gine, de la nature et de la destinée de l’homme, il passe outre pour se transporter à des questions qu’il juge plus hautes et d’où la solu­tion de celle-là dépendrait : il spécule sur l’existence en général, sur le possible et sur le réel, sur le temps et sur l’espace, sur la spiritua­lité et sur la matérialité; puis il descend, de degré en degré, à la conscience et à la vie, dont il voudrait pénétrer l’essence. Mais qui ne voit que ses spéculations sont alors purement abstraites et qu’elles portent, non pas sur les choses mêmes, mais sur l’idée trop simple qu’il se fait d’elles avant de les avoir étudiées empiriquement ? On ne s’expliquerait pas l’attachement de tel ou tel philosophe à une méthode aussi étrange si elle n’avait le triple avantage de flatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l’illusion de la connaissance définitive. Comme elle le conduit à quelque théo­rie très générale, à une idée à peu près vide, il pourra toujours, plus tard, placer rétrospectivement dans l’idée tout ce que l’expérience aura enseigné de la chose : il prétendra alors avoir anticipé sur l’ex­périence par la seule force du raisonnement, avoir embrassé par avance dans une conception plus vaste les conceptions plus restreintes en effet, mais seules difficiles à former et seules utiles à conserver, auxquelles on arrive par l’approfondissement des faits. Comme, d’autre part, rien n’est plus aisé que de raisonner géomé­triquement, sur des idées abstraites, il construit sans peine une doctrine où tout se tient, et qui parait s’imposer par sa rigueur. Mais cette rigueur vient de ce qu’on a opéré sur une idée schématique et raide, au lieu de suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité.

 

[ Question de méthode : une approche graduelle de “ lignes de faits ” ]

 

Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui irait tout droit à l’objet sans s’inquiéter des principes dont il parait dépendre! Elle n’ambitionnerait plus une certitude immédiate, qui ne peut être qu’éphémère. Elle prendrait son temps. Ce serait une ascension graduelle à la lumière. Portés par une expérience de plus en plus vaste à des probabilités de plus en plus hautes, nous ten­drions, comme à une limite, vers la certitude définitive.

J’estime, pour ma part, qu’il n’y a pas de principe d’où la solu­tion des grands problèmes puisse se déduire mathématiquement. Il est vrai que je ne vois pas non plus de fait décisif qui tranche la question, comme il arrive en physique et en chimie. Seulement, dans des régions diverses de l’expérience, je crois apercevoir des groupes différents de faits, dont chacun, sans nous donner la connaissance désirée, nous montre une direction où la trouver. Or, c’est quelque chose que d’avoir une direction. Et c’est beaucoup que      d’en avoir plusieurs, car ces directions doivent converger sur un même point, et ce point est justement celui que nous cherchons. Bref, nous possédons dès à présent un certain nombre de lignes de faits, qui ne vont pas aussi loin qu’il faudrait, mais que nous pouvons prolonger hypothétiquement. Je voudrais suivre avec vous quelques-unes d’entre elles. Chacune, prise à part, nous conduira à une conclusion simplement probable; mais toutes ensemble, par leur convergence, nous mettront en présence d’une telle accumula­tion de probabilités que nous nous sentirons, je l’espère, sur le che­min de la certitude. Nous nous en rapprocherons d’ailleurs indéfiniment, par le commun effort des bonnes volontés associées.

Car la philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre sys­ tématique d’un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse des additions, des corrections, des retouches. Elle progressera comme la science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration.

 

[Conscience, mémoire et temps]

 

Voici la première direction où nous nous engagerons. Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais, qu’est‑ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu’elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d’abord mémoire. La mémoire peut manquer                                            d’ampleur; elle peut n’embrasser qu’une faible partie du passé; elle peut ne retenir que ce qui vient d’arriver; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n’y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle‑même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c’est “ un esprit instantané ”, ne la déclarait‑il pas, bon gré, mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire ‑ conservation et accu­mulation du passé dans le présent.

 

Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouve­rez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.

 

Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l’instant mathé­matique. Cet instant n’est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir; il peut à la rigueur être conçu, il n’est jamais perçu; quand ‑nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties: notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet ave­nir nous sommes penchés; s’appuyer et se pencher ainsi est le propre d’un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu’est‑ce que la conscience est appelée à faire ?

 

[Comment sait-on de l’extérieur qu’un autre être est conscient ?]

 

Pour répondre à la question, demandons‑nous quels sont les êtres conscients et jusqu’où le domaine de la conscience s’étend dans la nature. Mais n’exigeons pas ici l’évidence complète, rigoureuse, mathématique; nous n’obtiendrions rien. Pour savoir de science cer­taine qu’un être est conscient, il faudrait pénétrer en lui, coïncider avec lui, être lui. je vous défie de prouver, par expérience ou par rai­sonnement, que moi, qui vous parle en ce moment, je sois un être                                            conscient. Je pourrais être un automate ingénieusement construit par la nature, allant, venant, discourant; les paroles mêmes par lesquelles je me déclare conscient pourraient être prononcées inconsciemment.

Toutefois, si la chose n’est pas impossible, vous m’avouerez qu’elle n’est guère probable. Entre vous et moi il y a une ressemblance exté­rieure évidente; et de cette ressemblance extérieure vous concluez, par analogie, à une similitude interne. Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien, qu’une probabilité; mais il y a une foule de cas où cette probabilité est assez haute pour équivaloir pratiquement à la certitude. Suivons donc le fil de l’analogie et cherchons jusqu’où la conscience s’étend, en quel point elle s’arrête.

                                                  

[Conditions organiques de la conscience chez les vivants]

 

On dit quelquefois: “ La conscience est liée chez nous à un cerveau; donc il faut attribuer la conscience aux êtres vivants qui ont un cerveau, et la refuser aux autres.” mais vous apercevez tout de suite le vice de cette argumentation. En raisonnant de la même manière, on dirait aussi bien : “ La digestion est liée chez nous à un estomac; donc les êtres vivants qui ont un estomac digèrent, et les autres ne digèrent pas. ” Or on se tromperait gravement, car il n’est      pas nécessaire d’avoir un estomac, ni même d’avoir des organes, pour digérer : une amibe digère, quoiqu’elle ne soit qu’une masse proto­plasmique à peine différenciée. Seulement, à mesure que le corps vivant se complique et se perfectionne, le travail se divise; aux fonc­tions diverses sont affectés des organes différents; et la faculté de digérer se localise dans l’estomac et plus généralement dans un appa­reil digestif qui s’en acquitte mieux, n’ayant que cela à faire. De même, la conscience est incontestablement liée au cerveau chez l’homme : mais il ne suit pas de là qu’un cerveau soit indispensable à la conscience. Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent les uns des autres; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans la masse d’un orga­nisme moins différencié : ne devons‑nous pas supposer que si, au sommet de l’échelle des êtres vivants, la conscience se fixait sur des centres nerveux très compliqués, elle accompagne le système nerveux tout le long de la descente, et que lorsque la substance nerveuse vient    enfin se fondre dans une matière vivante encore indifférenciée, la conscience s’y éparpille elle-même, diffuse et confuse, réduite à peu de chose, mais non pas tombée à rien ? Donc, à la rigueur, tout ce qui est vivant pourrait être conscient : en principe, la conscience est coextensive à la vie. Mais l’est‑elle en fait ? Ne lui arrive‑t‑il pas de s’endormir ou de s’évanouir? C’est probable, et voici une seconde ligne de faits qui nous acheminera à cette conclusion.

                                                  

[Rôle du cerveau ]

 

Chez l’être conscient que nous connaissons le mieux, c’est par l’intermédiaire d’un cerveau que la conscience travaille. Jetons donc un coup d’œil sur le cerveau humain, et voyons comment il fonc­tionne. Le cerveau fait partie d’un système nerveux qui comprend, outre le cerveau lui‑même, une moelle, des nerfs, etc. Dans la moelle sont montés des mécanismes dont chacun contient, prête à se déclencher, telle ou telle action compliquée que le corps accomplira quand il le voudra; c’est ainsi que les rouleaux de papier perforé, dont on munit un piano mécanique, dessinent par avance les airs que jouera l’instrument. Chacun de ces mécanismes peut être déclenché directement par une cause extérieure : le corps exécute alors tout de suite, comme réponse à l’excitation reçue, un ensemble de mouvements coordonnés entre eux. Mais il y a des cas où l’ex­citation, au lieu d’obtenir immédiatement une réaction plus ou moins compliquée du corps en s’adressant à la moelle, monte d’abord au cerveau, puis redescend, et ne fait jouer le mécanisme de la moelle qu’après avoir pris le cerveau pour intermédiaire. Pourquoi ce détour ? à quoi bon l’intervention du cerveau? Nous le devinerons sans peine si nous considérons la structure générale du système nerveux. Le cerveau est en relation avec les mécanismes de la moelle en général, et non pas seulement avec tel ou tel d’entre eux; il reçoit aussi des excitations de toute espèce, et non pas seu­lement tel ou tel genre d’excitation. C’est donc un carrefour, où l’ébranlement venu par n’importe quelle voie sensorielle peut s’en gager sur n’importe quelle voie motrice. C’est un commutateur, qui permet de lancer le courant reçu d’un point de l’organisme dans la direction d’un appareil de mouvement désigné à volonté. Dès lors, ce que l’excitation va demander au cerveau quand elle fait son détour, c’est évidemment d’actionner un mécanisme moteur qui ait été choisi, et non plus subi. La moelle contenait un grand nombre de réponses toutes faites à la question que les circonstances pou­vaient poser; l’intervention du cerveau fait jouer la plus appropriée d’entre elles. Le cerveau est un organe de choix.

 

Or, à mesure que nous descendons le long de la série animale, nous trouvons une séparation de moins en moins nette entre les fonc­tions de la moelle et celles du cerveau. La faculté de choisir, locali­sée d’abord dans le cerveau, s’étend progressivement à la moelle, qui d’ailleurs construit alors un moins grand nombre de mécanismes, et les monte sans doute aussi avec moins de précision. Finalement, là où le système nerveux est rudimentaire, à plus forte raison là où il n’y a plus d’éléments nerveux distincts, automatisme et choix se fondent ensemble: la réaction se simplifie assez pour paraître presque mécanique; elle hésite et tâtonne pourtant encore, comme si elle restait volontaire. Rappelez‑vous l’amibe dont nous parlions tout à l’heure. En présence d’une substance dont elle peut faire sa nourriture, elle lance hors d’elle des filaments capables de saisir et d’englober les corps étrangers. Ces pseudopodes sont des organes véritables et par conséquent des mécanismes; mais ce sont des organes temporaires, créés pour la circonstance, et qui manifestent déjà, semble-t‑il, un rudiment de choix. Bref, de haut en bas de la vie anima nous voyons s’exercer, quoique sous une forme de plus en plus vague à mesure que nous descendons davantage, la faculté de choisir, c’est-à‑dire de répondre à une excitation déterminée par des mouvement, plus ou moins imprévus. Voilà ce que nous trouvons sur notre seconde ligne de faits. Ainsi se complète la conclusion où nous arri­vions d’abord; car si, comme nous le disions, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir, c’est précisément, sans doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences, avanta­geuses ou nuisibles, de ce qu’on a déjà fait; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d’autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question que nous venons de poser : tous les êtres vivants sont‑ils des êtres conscients, ou la conscience ne couvre‑t‑elle qu’une partie du domaine de la vie ?

 

[ Pourquoi douter d’une conscience végétale ? Conscience choix, automatisme ]

 

Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est douteux qu’on rencontre la conscience dans des organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n’ont pas de décision à prendre. A vrai dire, il n’y a pas d’être vivant qui paraisse tout à fait incapable de mouvement spontané. Même dans le monde végétal, où l’organisme est généralement fixé au sol, la faculté de se mouvoir est plutôt endormie qu’absente : elle se réveille quand elle peut se rendre utile. je crois que tous les êtres vivants, plantes et ani­maux, la possèdent en droit; mais beaucoup d’entre eux y renoncent en fait, ‑ bien des animaux d’abord, surtout parmi ceux qui vivent en parasites sur d’autres organismes et qui n’ont pas besoin de se déplacer pour trouver leur nourriture, puis la plupart des végétaux : ceux-ci ne sont‑ils pas, comme on l’a dit, parasites de la terre? Il me paraît donc vraisemblable que la conscience, originellement imma­nente à tout ce qui vit, s’endort là où il n’y a plus de mouvement spontané, et s’exalte quand la vie appuie vers l’activité libre. Chacun de nous a d’ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même.

 

Qu’arrive‑t‑il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’ap­prentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix; puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont‑ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins consi­dérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix.

(…)

[ La vie conciliation entre matière et conscience : le mouvement ]

 

Conscience et matérialité se présentent donc comme des formes d’existence radicalement différentes, et même antagonistes, qui adoptent un modus vivendi et s’arrangent tant bien que mal entre elles. La matière est nécessité, la conscience est liberté; mais elles ont beau s’opposer l’une à l’autre, la vie trouve moyen de les réconcilier. C’est que la vie est précisément la liberté s’insérant dans la nécessité et la tournant à son profit. Elle serait impossible, si le déter­minisme auquel la matière obéit ne pouvait se relâcher de sa rigueur. Mais supposez qu’à certains moments, en certains points, la matière offre une certaine élasticité, là s’installera la conscience. Elle s’y ins­tallera en se faisant toute petite; puis, une fois dans la place, elle se dilatera, arrondira sa part et finira par obtenir tout, parce qu’elle dispose du temps et parce que la quantité d’indétermination la plus légère, en s’additionnant indéfiniment avec elle-même, donnera autant de liberté qu’on voudra. ‑ Mais nous allons retrouver cette même conclusion sur de nouvelles lignes de faits, qui nous la présenteront avec plus de rigueur.

 

Si nous cherchons, en effet, comment un corps vivant s’y prend pour exécuter des mouvements, nous trouvons que sa méthode est toujours la même. Elle consiste à utiliser certaines sub­stances qu’on pourrait appeler explosives et qui, semblables à la poudre à canon, n’attendent qu’une étincelle pour détoner. je veux parler des aliments, plus particulièrement des substances ternaires ‑ hydrates de carbone et graisses. Une somme considérable d’éner­gie potentielle y est accumulée, prête à se convertir en mouvement. Cette énergie a été lentement, graduellement, empruntée au soleil par les plantes; et l’animal qui se nourrit d’une plante, ou d’un ani­mal qui s’est nourri d’une plante, ou d’un animal qui s’est nourri d’un animal qui s’est nourri d’une plante, etc., fait simplement pas­ser dans son corps un explosif que la vie a fabriqué en emmagasi­nant de l’énergie solaire. Quand il exécute un mouvement, c’est qu’il libère l’énergie ainsi emprisonnée; il n’a, pour cela, qu’à toucher un déclic, à frôler la détente d’un pistolet sans frottement, à appeler l’étincelle : l’explosif détone, et dans la direction choisie le mouve­ment s’accomplit. Si les premiers êtres vivants oscillèrent entre la vie végétale et la vie animale, c’est que la vie, à ses débuts, se chargeait à la fois de fabriquer l’explosif et de l’utiliser pour des mouvements. À mesure que végétaux et animaux se différenciaient, la vie se scin­dait en deux règnes, séparant ainsi l’une de l’autre les deux fonc­tions primitivement réunies. Ici elle se préoccupait davantage de fabriquer l’explosif, là de le faire détoner. Mais, qu’on l’envisage au début ou au terme de son évolution, toujours la vie dans son ensemble est un double travail d’accumulation graduelle et de dépense brusque : il s’agit pour elle d’obtenir que la matière, par une opération lente et difficile, emmagasine une énergie de puis­sance qui deviendra tout d’un coup énergie de mouvement. Or, comment procéderait autrement une cause libre, incapable de bri­ser la nécessité à laquelle la matière est soumise, capable pourtant de la fléchir, et qui voudrait, avec la très petite influence dont elle dispose sur la matière, obtenir d’elle, dans une direction de mieux en mieux choisie, des mouvements de plus en plus puissants? Elle s’y prendrait précisément de cette manière. Elle tâcherait de n’avoir qu’à faire jouer un déclic ou à fournir une étincelle, à utiliser ins­tantanément une énergie que la matière aurait accumulée pendant tout le temps qu’il aurait fallu.

 

[ La perception comme condensation de la durée des choses ]

 

Mais nous arriverions à la même conclusion encore en suivant une troisième ligne de faits, en considérant, chez l’être vivant, la représentation qui précède l’acte, et non plus l’action même. A quel signe reconnaissons‑nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? N’est‑ce pas à ce qu’il embrasse une succession plus ou moins longue dans une vision instantanée ? Plus grande est la portion du passé qui tient dans son présent, plus lourde est la masse qu’il pousse dans l’avenir pour presser contre les éventualités qui se préparent : son action, semblable à une flèche, se décoche avec d’autant plus de force en avant que sa représentation était plus tendue vers l’arrière. Or, voyez comme notre conscience se comporte vis-à-vis de la matière qu’elle perçoit : justement, dans un seul de ses instants, elle embrasse des milliers de millions d’ébranlements qui sont successifs pour la matière inerte et dont le premier apparaîtrait au dernier, si la matière pouvait se souvenir, comme un passé infiniment lointain. Quand j’ouvre les yeux pour les refermer aussitôt, la sensation de lumière que j’éprouve, et qui tient dans un de mes moments, est la condensation d’une histoire extraordinairement longue qui se déroule dans le monde extérieur. Il y a là, se succédant les unes aux autres, des trillions d’oscillations, C’ est‑à-dire une série d’événements telle que si je voulais les compter, même avec la plus grande éco­nomie de temps possible, j’y mettrais des milliers d’années. Mais ces événements monotones et ternes, qui rempliraient trente siècles dune matière devenue consciente d’elle‑même, n’occupent qu’un instant de ma conscience à moi, capable de les contracter en une sensation pittoresque de lumière. On en dirait d’ailleurs autant de toutes les autres sensations. Placée au confluent de la conscience et de la matière, la sensation condense dans la durée qui nous est propre, et qui caractérise notre conscience, des périodes immenses de ce qu’on pourrait appeler, par extension, la durée des choses.

(…)

Plaçons‑nous alors au point où ces diverses lignes de faits convergent. D’une part, nous voyons une matière soumise à la nécessité, dépourvue de mémoire ou n’en ayant que juste ce qu’il faut pour faire le pont entre deux de ses instants, chaque instant pouvant se déduire du précédent et n’ajoutant rien alors à ce qu’il y avait déjà dans le monde. D’autre part, la conscience, c’est‑à‑dire la mémoire avec la liberté, c’est‑à‑dire enfin une continuité de créa­tion dans une durée où il y a véritablement croissance ‑ durée qui s’étire, durée où le passé se conserve indivisible et grandit comme une plante, comme une plante magique qui réinventerait à tout moment sa forme avec le dessin de ses feuilles et de ses fleurs. Que d’ailleurs ces deux existences ‑ matière et conscience dérivent d’une source commune, cela ne me parait pas douteux. J’ai essayé jadis de montrer que, si la première est l’inverse de la seconde, si la conscience est de l’action qui sans cesse se crée et s’enrichit tandis que la matière est de l’action qui se défait ou qui s’use, ni la matière ni la conscience ne s’expliquent par elles‑mêmes. je ne reviendrai pas là‑dessus; je me borne donc à vous dire que je vois dans l’évo­lution entière de la vie sur notre planète une traversée de la matière par la conscience créatrice, un effort pour libérer, à force d’ingé­niosité et d’invention, quelque chose qui reste emprisonné chez l’animal et qui ne se dégage définitivement que chez l’homme.

(…)

[La résistance de la matière à l’esprit est féconde : exemple de la création artistique ]

Mais pourquoi l’esprit s’est‑il lancé dans l’entreprise ? quel intérêt avait‑il à forer le tunnel ? Ce serait le cas de suivre plusieurs nouvelles lignes de faits, que nous verrions encore converger sur un seul point. Mais il faudrait entrer dans de tels détails sur la vie psy­chologique, sur la relation psychophysiologique, sur l’idéal moral et sur le progrès social, que nous ferons aussi bien d’aller tout droit à la conclusion. Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implica­tion réciproque d’éléments dont on ne peut dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’entrepénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individuali­tés et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. D’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au‑dessus de soi‑même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

[ Bonheur et création ]

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là‑dessus elle‑même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie; il n’indique pas la direction où la vie est lan­cée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que par­tout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et morale­ment. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est‑il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il res­sent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. Il y a de la modestie au fond de la vanité. C’est pour se rassurer qu’on cherche l’approbation, et c’est pour soutenir la vita­lité peut‑être insuffisante de son œuvre qu’on voudrait l’entourer de la chaude admiration des hommes, comme on met dans du coton l’enfant né avant terme. Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui‑là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au‑dessus de la gloire, parce qu’il est créa­teur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il en éprouve est une Joie divine. Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons‑nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la person­nalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ?

[ La beauté des formes : entre création et répétition ]

Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflo­rescence d’imprévisible nouveauté; la force qui l’anime semble créer avec amour, pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales et animales; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande œuvre d’art; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment; mais les actes de ce vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux‑mêmes et à se recommencer automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout ailleurs que chez l’homme, devraient nous aver­tir que nous sommes ici à des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire, n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est donc important, mais non pas défi­nitif. La richesse et l’originalité des formes marquent bien un épa­nouissement de la vie; mais dans cet épanouissement, dont la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme l’en­fant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade.

[ La conscience morale : un point de vue illimité ]

Supérieur est le point de vue du moraliste. Chez l’homme seu­lement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale. L’homme, appelé sans cesse à s’appuyer sur la totalité de son passé pour peser d’autant plus puissamment sur l’avenir, est la grande réussite de la vie. Mais créateur par excel­lence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’in­tensifier aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. Les grands hommes de bien, et plus parti­culièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. Ils ont beau être au point culminant de l’évolution, ils sont le plus près des origines et rendent sensible à nos yeux l’impulsion qui vient du fond. Considérons‑les attentivement, tâchons d’éprouver sympathi­quement ce qu’ils éprouvent, si nous voulons pénétrer par un acte d’intuition jusqu’au principe même de la vie. Pour percer le mys­tère des profondeurs, il faut parfois viser les cimes. Le feu qui est au centre de la terre n’apparaît qu’au sommet des volcans.

[ Société animale et société humaine ]

Sur les deux grandes routes que l’élan vital a trouvées ouvertes devant lui, le long de la série des arthropodes et de celle des verté­brés, se développèrent dans des directions divergentes, disions‑nous, l’instinct et l’intelligence, enveloppés d’abord confusément l’un dans l’autre. Au point culminant de la première évolution sont les insectes hyménoptères, à l’extrémité de la seconde est l’homme : de part et d’autre, malgré la différence radicale des formes atteintes et l’écart croissant des chemins parcourus, c’est à la vie sociale que l’évolution aboutit, comme si le besoin s’en était fait sentir dès le début, ou plutôt comme si quelque aspiration originelle et essen­tielle de la vie ne pouvait trouver que dans la société sa pleine satis­faction. La société, qui est la mise en commun des énergies individuelles, bénéficie des efforts de tous et rend à tous leur effort plus facile. Elle ne peut subsister que si elle se subordonne l’indi­vidu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées, qu’il faudrait réconcilier. Chez l’insecte, la première condition est seule remplie. Les sociétés de fourmis et d’abeilles sont admirablement disciplinées et unies, mais figées dans une immuable routine. Si l’individu s’y oublie lui‑même, la société oublie aussi sa destination; l’un et l’autre, en état de somnambulisme, font et refont indéfiniment le tour du même cercle, au lieu de marcher, droit en avant, à une efficacité sociale plus grande et à une liberté individuelle plus complète. Seules, les sociétés humaines tiennent fixés devant leurs yeux les deux buts à atteindre. En lutte avec elles­-mêmes et en guerre les unes avec les autres, elles cherchent visible­ment, par le frottement et par le choc, à arrondir des angles, à user des antagonismes, à éliminer des contradictions, à faire que les volontés individuelles s’insèrent sans se déformer dans la volonté sociale et que les diverses sociétés entrent à leur tour, sans perdre leur originalité ni leur indépendance, dans une société plus vaste : spectacle inquiétant et rassurant, qu’on ne peut contempler sans se dire qu’ici encore, à travers des obstacles sans nombre, la vie tra­vaille à individuer et à intégrer pour obtenir la quantité la plus grande, la variété la plus riche, les qualités les plus hautes d’inven­tion et d’effort.

[ La conscience comme intensification de la vie ]

Si maintenant nous abandonnons cette dernière ligne de faits pour revenir à la précédente, si nous tenons compte de ce que l’ac­tivité mentale de l’homme déborde son activité cérébrale, de ce que le cerveau emmagasine des habitudes motrices mais non pas des sou­venirs, de ce que les autres fonctions de la pensée sont encore plus indépendantes du cerveau que la mémoire, de ce que la conserva­tion et même l’intensification de la personnalité sont dès lors pos­sibles et même probables après la désintégration du corps, ne soupçonnerons‑nous pas que, dans son passage à travers la matière qu’elle trouve ici‑bas, la conscience se trempe comme de l’acier et se prépare à une action plus efficace, pour une vie plus intense ? Cette vie, je me la représente encore comme une vie de lutte et comme une exigence d’invention, comme une évolution créatrice : chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendre place sur celui des plans moraux où le haussaient déjà virtuellement ici‑bas la qualité et la quantité de son effort, comme le ballon lâché de terre adopte le niveau que lui assignait sa densité. Ce n’est là, je le reconnais, qu’une hypothèse. Nous étions tout à l’heure dans la région du probable; nous voici dans celle du simple possible. Avouons notre ignorance, mais ne nous résignons pas à la croire définitive. S’il y a pour les consciences un au‑delà, je ne vois pas pourquoi nous ne découvririons pas le moyen de l’explorer. Rien de ce qui concerne l’homme ne saurait se dérober de parti pris à l’homme. Parfois d’ailleurs le renseignement que nous nous figu­rons très loin, à l’infini, est à côté de nous, attendant qu’il nous plaise de le cueillir. Rappelez‑vous ce qui s’est passé pour un autre au‑delà, celui des espaces ultra‑planétaires. Auguste Comte déclarait à jamais inconnaissable la composition chimique des corps célestes. Quelques années après, on inventait l’analyse spectrale, et nous savons aujourd’hui, mieux que si nous y étions allés, de quoi sont faites les étoiles.

[ La Conscience et la Vie, conférence de 1911, in L’Energie spirituelle, PUF ]

[La présentation de B. Chomienne dans « lire les philosophes :  En traitant d’une manière inédite le thème de la conscience, de la vie, et du rapport de l’une à l’autre, Henri Bergson se démarque de toutes les positions phi­losophiques qui avaient cours en France à la fin du 19ème siècle. À cette époque, un spiritualiste aurait dit que la conscience était le privilège exclusif de l’homme, seul être vivant doué d’une âme capable de se connaître elle‑même. Un matérialiste aurait dit que la conscience n’était que le produit d’un certain agencement de la matière nerveuse, dans le cerveau d’un mammifère appelé homo sapiens, lequel était apparu à certain stade de l’évolution des êtres vivants. Un kantien aurait récusé ces deux réponses, objectant que toutes nos connaissances sont relatives à la structure des facultés cognitives de l’homme.

Or Bergson affirme contre Kant qu’une réalité au moins nous est immédia­tement accessible : c’est le fait que nos sensations, nos émotions, nos sentiments évoluent selon des rythmes variés dans la durée. Le temps n’est pas, comme l’af­firmait Kant, un cadre rigide que nous appliquerions sur les phénomènes pour les mettre en ordre. Le temps, ou plutôt la durée, nous en éprouvons l’écoulement, nous la vivons concrètement. Certes, il y a un temps artificiel, le temps auquel nous sommes astreints dans notre vie sociale, le temps des calendriers et des hor­loges, celui qui nous sert à découper en segments égaux nos journées de travail. Mais à côté de ce temps homogène, fait de minutes, d’heures et de journées égales entre elles, il y a un temps vrai qui n’est autre que la vie même de notre conscience, telle que nous la découvrons, toujours changeante, prenant à chaque instant des inflexions nouvelles.

Parti de cette découverte de la durée, étoffe de notre conscience, Bergson se tournera ensuite vers une autre dimension du changement : l’évolution des êtres vivants, cette découverte majeure du xixe siècle. Et là encore, on retrouve ce caractère essentiel du temps : être une source de nouveauté et d’invention. De même qu’à chaque instant notre conscience prend des formes nouvelles, de même, dans la nature, on assiste à la création incessante d’espèces végétales et animales.

Cette parenté de forme entre la conscience et la vie conduit Bergson à for­mer une hypothèse audacieuse. La conscience ne serait‑elle pas un caractère propre à tout être vivant ‑ conscience embryonnaire chez les plus frustes ‑conscience s’éveillant peu à peu, à mesure qu’on s’élève dans l’ordre de l’évolu­tion des espèces, et atteignant avec l’homme son plein épanouissement? Pour rendre compte de cet essor simultané de la conscience et de la vie, Bergson n’hé­sitera pas à construire toute une métaphysique, à une époque où cette façon de concevoir la philosophie semblait définitivement révolue. ]

[Conscience / Mémoire-Temps/Philosophie-Métaphysique/ Art/ Liberté]

Liens utiles