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Henri LEFEBVRE. La rue d'une grande ville

Publié le 22/03/2011

Extrait du document

Occupons-nous de la rue. Nous parlerons de la rue d'une grande ville, donc d'une rue passagère, active, complètement urbanisée, sans rapport avec la campagne et la nature. Intermédiaire très privilégié entre les secteurs du quotidien — les lieux de travail, la demeure, les endroits de distraction — la rue représente la vie quotidienne, dans notre société. Elle en est la figuration presque complète, le digest, et cela bien qu'extérieure aux existences individuelles et sociales, ou parce qu'extérieure. Elle n'est rien que le lieu de passage, d'interférences, de circulation et de communication. Donc, elle est tout, ou presque : le microcosme de la réalité, de la modernité. Apparence mouvante, elle offre publiquement ce qui est ailleurs caché. Elle le réalise sur la scène d'un théâtre presque spontané. La rue se répète et elle change comme la quotidienneté. Elle offre un spectacle et n'est que spectacle. Elle met sous nos yeux un bon « texte social «. Dans la rue, je participe. Je suis au spectacle pour les autres. Bon gré mal gré, je figure dans le texte social, petit signe familier, mais peut-être irritant légèrement, parce qu'énigmatique, parce qu'expressif. J'y figure avec bonne ou mauvaise conscience, passivement ou agressivement, selon mon humeur mon but, ma situation, satisfait si je flâne, si j'ai un peu de temps devant moi, si je suis bien habillé, s'il fait beau. Je vais, content ou mécontent, ennuyé ou amusé, préoccupé ou distrait, et ma situation se révèle plus clairement pour moi-même, dès que je sors du bureau, de l'usine ou de chez moi. Mille petits psychodrames et sociodrames se déroulent dans la rue, et d'abord les miens. Désert surpeuplé, la rue fascine, et pourtant ne prend jamais assez pour décevoir. Elle résume les possibilités : spectacle du possible, possibilités réduites à un spectacle, femmes belles ou charmantes que le flâneur ne connaîtra jamais, femmes laides ou visiblement stupides, hommes disgracieux ou séduisants, groupes étranges parce qu'étrangers, occupations ou préoccupations dont ils portent les traces. L'humain le plus lointain s'approche ici jusqu'à frôler chacun de nous, dans une diversité presque inépuisable et qui n'engage à rien (sauf le cas limite : défilé, bagarre, manifestation politique). Trop peuplée, la rue

devient le lieu de la foule, et chacun s'y perd ou J'évite. Abandonnée, vide, la rue devient saisissante par ce vide. Elle offre aussi le spectacle de tous les biens de la terre, offerts aux regards et aux convoitises, objets des désirs, les excitant jusqu'à la frénésie, excitants parce qu'inaccessibles, inaccessibles pour attiser les désirs. Derrière les vitrines, les objets vivent de leur vie souveraine. Ils y atteignent la plénitude de leur existence, en tant que marchandises et valeurs d'échanges ; dans leur trajet entre la production et la consommation, ils règnent sur la rue, intermédiaire entre les hommes. Ils s'y fétichisent complètement, et ce fétichisme se métamorphose en une sorte de splendeur, qui rapproche certaines rues (la rue Saint-Honoré, par exemple) des musées et les grands magasins des cathédrales. Là s'accomplit le circuit qui change la marchandise en objet désirable et désiré : en bien. Par les objets et leur beauté et leur offrande et leur refus, la rue devient le lieu du rêve le plus proche de l'imaginaire, et aussi le lieu de la plus dure réalité, celle de l'argent et de la frustration. Les hommes, et surtout les femmes, y courtisent les choses : les choses reines, les choses fées, qui changent en choses fantômes leurs adorateurs. A travers les objets et les jouissances possibles et impossibles, l'argent se proclame empereur, au-dessus de ces royautés. Questions : 1) Résumez ce texte en une dizaine de lignes. 2) Expliquez « microcosme de la réalité; désert surpeuplé; ils s'y fétichisent ; frustration. «. 3) Si la rue est, pour Henri Lefebvre, un lieu privilégié pour connaître la société, elle est pour Maurice Le Lannou, un « désert pour l'âme «, dont le citadin tend aujourd'hui à se désolidariser. Quelle est votre opinion à ce sujet ? (Développement composé de trente à cinquante lignes.)

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