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Herman Melville : TAÏPI - Chapitre I

Publié le 17/03/2010

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En mer. ­ On aspire au rivage. ­ Un navire qui a le mal de  terre. ­ Destination des navigateurs. ­ Les Marquises. ­  Aventure de la femme d'un missionnaire au milieu des sauvages.  ­ Anecdote caractéristique de la reine de Nuku-Hiva    Six mois au large ! Oui, lecteur, sur ma foi, six mois passés sans voir la terre, à poursuivre le cachalot sous le dévorant soleil de la Ligne, à danser sur les lames du Pacifique infini, avec le ciel au-dessus de soi, la mer alentour et rien d'autre ! Depuis des semaines nos provisions fraîches sont entièrement épuisées. Plus une seule patate douce, plus un igname. Ces superbes régimes de bananes qui ornaient naguère notre poupe et notre gaillard d'arrière ont, hélas ! disparu ; et les oranges délicieuses qui pendaient à nos hunes et à nos agrès, c'en est fait d'elles aussi. Tout cela s'en est allé, et il ne nous reste plus que des salaisons et du biscuit. Oh ! vous autres, passagers des cabines de luxe, qui faites tant d'histoires pour avoir mis deux semaines à traverser l'Atlantique ; vous qui racontez avec tant de pathétique les privations et les épreuves endurées en mer, quand, après une journée passée à prendre un petit déjeuner, puis un déjeuner et un dîner à cinq services, à bavarder, jouer au whist et boire du punch au champagne, un sort affreux vous a condamnés à rester enfermés dans de petites cellules d'érable et d'acajou, et à y dormir dix heures d'affilée sans rien pour vous déranger que “ ces vauriens de mathurins qui crient et marchent si pesamment là-haut ” ­ que diriez-vous donc de nos six mois hors de vue de toute terre ?    Ah ! que ne donnerais-je pour reposer mes yeux sur un brin d'herbe, pour humer la fragrance d'une poignée de terre grasse ! N'y a-t-il donc rien de frais autour de nous ?    Plus rien de vert à regarder ? Si fait, l'intérieur de nos bastingages est peint en vert ; mais ce vert est d'un ton ignoble et dégoûtant, comme si rien de ce qui ressemble à de la verdure ne pouvait subsister aussi démesurément loin de la terre. L'écorce même du bois qui nous sert de combustible a été rongée et dévorée par le porc du capitaine ; et cela depuis si longtemps que le porc lui-même a été mangé à son tour.    La cage à poules ne contient plus qu'un seul pensionnaire, un jeune coq jadis allègre et fringant, qui paradait si bien parmi son timide harem. Voyez-le à cette heure, qui se morfond toute la journée sur la même patte. Il se détourne avec horreur du grain moisi qu'on lui jette et de l'eau croupie de son augette. Il pleure sans doute les compagnes qui lui ont été littéralement arrachées une à une et qu'il n'a plus jamais revues. Mais ses jours de deuil sont comptés ; car Mungo, notre cuisinier nègre, me disait hier que la sentence fatale a été prononcée, et le pauvre Pedro condamné. Son corps émacié sera servi dimanche prochain sur la table du capitaine, et bien avant le soir il sera enseveli, selon les rites habituels, sous le gilet de ce digne personnage. Croirait-on qu'il existe quelqu'un d'assez cruel pour souhaiter la décapitation de l'infortuné Pedro ? Et pourtant, c'est un fait : les matelots, ces égoïstes, ne cessent de prier pour le trépas du misérable volatile. Ils prétendent que le capitaine refusera de mettre le cap sur terre aussi longtemps qu'il aura en perspective un repas de chair fraîche. Ce malheureux oiseau peut seul le lui fournir, et dès qu'il sera consommé, le capitaine reviendra à la raison. Je ne te veux pas de mal, Pierre, mais comme tu es destiné, tôt ou tard, à subir le sort de ta race, et puisque la fin de ta vie doit être le signal de notre délivrance, oui, je l'avoue, je souhaite qu'on te coupe la gorge à l'instant même, tant est grand mon désir de revoir la terre vive ! Notre vieux navire lui-même languit de contempler encore une fois la terre à travers ses écubiers, et Jack Lewis a dit la vérité, l'autre jour, quand le capitaine lui reprochait de mal gouverner.    “ Voyez-vous, capitaine Vangs, répliqua Jack sans se gêner, je suis aussi bon timonier que n'importe qui ; mais y' a plus moyen à présent de le diriger, l'ancien. On peut plus le maintenir pleine voile, capitaine ; on a beau le surveiller, il abat sous le vent ; et alors, capitaine, si je ramène la barre tout doucement et tâche, pour ainsi dire, de le flatter pour lui faire reprendre sa besogne, il se rebiffe et s'abat de plus belle ; et tout ça, c'est parce qu'il sait que la terre est sous le vent, capitaine, et il ne veut plus aller au vent. ”    Eh oui, Jack, pourquoi donc le voudrait-il ? Chacune des pièces de bois qui le composent n'a-t-elle pas poussé sur terre, et n'a-t-il pas, comme nous, sa sensibilité ?    Pauvre vieux navire ! Son aspect même trahit ses désirs : comme il a l'air piteux ! La peinture de ses flancs, brûlée par un soleil de plomb, est craquelée et boursouflée. Voyez les varechs qu'il traîne derrière lui, et quel hideux amas d'affreuses bernacles revêt son étambot ; et chaque fois qu'une lame le soulève, il montre son doublage de cuivre arraché ou pendant par lambeaux déchiquetés.    Pauvre vieux navire ! Je le répète : durant six mois, il n'a cessé de rouler et de tanguer, sans un instant de répit. Mais courage, mon vieux, j'espère te voir bientôt à un jet de biscuit de la joyeuse terre, te balançant mollement sur ton ancre dans une crique verte, à l'abri des vents tempétueux. 

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