L'herméneutique (du grec herméneuein, interpréter) a d'abord
désigné l'interprétation des textes sacrés. Il s'agissait de saisir
le sens de certains passages dont l'intelligibilité n'était pas
immédiate. Or, la Bible étant la parole de Dieu, rien d'insignifiant
ne pourrait s'y rencontrer. Tout devait avoir un sens
digne de son auteur. On élabora alors l'idée que le texte
comprenait deux niveaux de signification : le sens littéral (ce
qui est dit exactement, à la lettre) et le sens spirituel ou allégorique
(ce que cela signifie vraiment, selon l'esprit). L'art
d'interpréter consistait à saisir le sens caché à partir du sens
manifeste. La philologie, étude des textes anciens, consiste
également à interpréter. L'herméneutique rassemblait ainsi
un ensemble de règles et de procédures à observer pour lire
correctement un texte (car interpréter, ce n'est pas deviner).
C'était la "science du texte".
Déchiffrer le sens caché
Il est nécessaire d'interpréter lorsque la vérité n'est pas
immédiate. L'interprétation consiste à déceler une vérité
qui ne se donne pas immédiatement à la lecture d'un texte.
Interpréter, c'est déchiffrer le sens caché sous le sens apparent,
ce dont l'herméneutique biblique fut le premier paradigme
historique. Cependant, en ce premier sens, la vérité
et l'interprétation se recouvrent finalement en ce que le travail
d'interprétation est un processus qui aboutit à la vérité.
Pour cette première forme historique d'interprétation,
celle-ci est une forme d'accès à la vérité. Or, pour qu'une
herméneutique moderne apparaisse, il faut faire la différence
entre ce qui fait sens et ce qui est vrai, il faut
comprendre que l'absence de la vérité est comme la condition
de l'interprétation, — l'herméneutique est une nouvelle
métamorphose du problème philosophique de la vérité au
XXe siècle.
Si interpréter consiste à donner ou trouver une signification
à un fait, un acte, un événement, un symbole, une parole,
etc., on ne voit pas a priori ce qui pourrait lui échapper. Il est
toujours possible d'interpréter ce que l'on veut. Pour être
interprétable, il suffit de pouvoir recevoir un sens. Les
grandes institutions culturelles telles que l'art, les religions,
les sciences de la nature, les sciences humaines ou encore la
philosophie elle-même ne se présentent-elles pas volontiers
comme autant d'interprétations intégrales du monde ? Tout
serait donc indéfiniment interprétable.
« Il n'y a pas de faits, seulement des interprétations. »
Nietzsche, Fragments posthumes
Interprétation et vérité
Qu'est-ce qui permet de faire la différence entre une bonne et
une mauvaise interprétation ? L'hypothèse que tout puisse
être interprété, qu'il n'y ait aucune limite à l'activité interprétative
n'implique-t-elle pas qu'aucune interprétation ne peut
être plus vraie qu'une autre et que toutes se valent ? Ce qui
revient à dire qu'aucune interprétation ne peut accéder au
rang de vérité (et réduire, ce faisant, toutes les autres versions
à des discours fictifs). Une telle dissolution de l'exigence
de vérité ne débouche-t-elle pas à son tour sur un
relativisme, préjudiciable dans les domaines de la morale, du
droit, de l'histoire ?
Cependant, si la vérité est indépendante du sujet qui la
découvre – par définition, la vérité vaut universellement pour
tous, – l'interprétation, elle, s'ouvre à la subjectivité de celui
qui l'effectue. Il s'agit chaque fois d'un sujet qui décrypte un
signe et en propose le sens. Ce point est essentiel : l'interprétation
implique l'intervention d'un sujet. Elle n'est pas le
dévoilement d'une vérité, mais bien plutôt l'acte d'un sujet
qui découvre une vérité.
Dès lors, l'interprétation peut s'éloigner de la vérité, voire
être erronée, ce qui se manifeste particulièrement dans le fait
que le sujet peut identifier comme signe à interpréter ce qui
ne l'est pas. En psychiatrie, par exemple, le paranoïaque est
sujet à des "délires d'interprétation" : il voit des signes là où il
n'y a pas lieu d'en percevoir, ce en quoi il est malade. Quand
on reproche à quelqu'un d'avoir "mal interprété" des propos
ou une attitude, on dénonce l'écart trop important entre le
signe interprété et le sens proposé. Il semble ridicule de donner
un sens à ce qui n'en a pas (le hasard, l'absurde), superflu
de donner plusieurs significations à ce qui n'a qu'un sens,
clair et évident (l'univoque), périlleux de conférer une signification
à ce qui est inintelligent (les phénomènes naturels qui
ne veulent rien dire, étant dépourvus d'une intention de signifier
quelque chose : ainsi, la superstition qui prête un sens à
la rencontre hasardeuse d'un chat noir ou d'un astre).