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A une heure du matin - Charles Baudelaire

Publié le 26/03/2011

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Enfin! Il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres! D'abord, un double tour de serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.    Horrible vie! horrible vie! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demandé si l'on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une Ile) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue, qui à chaque objection répondait : « C'est ici le parti des honnêtes gens «, ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de mains dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d'acheter des gants; (...) m'être vanté (pourquoi?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai pas commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j'ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf! est-ce bien fini ?    Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.    Charles Baudelaire.    Commentez, sous forme de devoir composé, cette rêverie de Baudelaire. Vous pourrez montrer comment elle associe le lyrisme à la satire et comment l'auteur a réalisé « le miracle d'une prose poétique « qui s'adapte aux soubresauts de la conscience.   

 1° Le fil conducteur dont nous parlons dans les généralités sur le commentaire de texte est ici indiqué, mais il ne précise pas le thème essentiel du texte : la solitude de l'artiste face à la bêtise de la société. Il sera indispensable de le mettre en valeur.    2° On peut évidemment étudier ce texte en soi ; mais la connaissance d'autres pages est ici très nécessaire : d'où la nécessité des lectures personnelles. Il n'y a pas de bon commentaire de texte sans culture générale!    3° Il s'agit d'un véritable poème en prose. Il convient donc de. ne pas négliger l'étude de la forme, à laquelle d'ailleurs l'énoncé fait bien allusion.      Documents.    I. — Le texte de Baudelaire, tel qu'il est présenté aux candidats, est amputé :    a) D'un premier paragraphe qui semble pourtant essentiel. Le voici : « Enfin! Seul! On n'entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés, Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! La tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. «     

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« SUJET DÉVELOPPÉ Introduction Dans un sonnet en octosyllabes dansants, Baudelaire oppose « la Vie, impudente et criarde », à la nuit « Apaisanttout, même là faim/ Effaçant tout même la honte », la nuit et ses « rafraîchissantes ténèbres ».

C'est la même idéeque le poète des Petits Poèmes en prose développe dans la page intitulée À une heure dû matin, mais avec unlyrisme plus intense, plus de force dans la satire, et le miracle de cette prose poétique, musicale que Baudelaireconsidère comme l'expression la plus parfaite des soubresauts de la conscience. Développement I.

— Dans son Étude sur Constantin Guys, Baudelaire définit ainsi son idéal lyrique : « créer une magie suggestivecontenant à la fois l'objet et le sujet, le monde extérieur à l'artiste et l'artiste lui-même ».

C'est en cela que lelyrisme baudelairien se distingue de celui dé Hugo qui prétend parler des autres quand il parle de soi : Baudelaire,énumérant les faits inutiles ou insipides de sa journée, parle de soi en parlant des autres, dont il entend se séparerpar un « double tour de serrure ».

Les exclamations des deux premiers paragraphes traduisent bien son impatiencede solitude, mais c'est surtout dans la dernière partie qu'apparaît le vrai lyrisme de l'homme qui tombe en prière. Car il s'agit bien d'une prière, c'est-à-dire d'une élévation de l'âme, non pas ici pour une action de grâces mais pourune imploration.

L'homme, accablé delà journée dont il a honte, fait amende honorable ; il supplie ensuite ceux qu'il aaimés et chantés ; il souhaite enfin une faveur suprême, celle de « produire quelques beaux vers ».

Hugo, dans sondésespoir, demandait à Dieu de lui « ouvrir les portes de la nuit » afin qu'il « s'en aille et disparaisse » ; Baudelairedans un même mouvement lyrique, dans une ardente aspiration à la pureté, demande à Dieu l'inspiration et lajustification de son mépris pour une certaine humanité. Fatigué d'une « existence brumeuse », désireux de « s'élever d'une aile vigoureuse », l'auteur des Fleurs du mal aécrit dans Élévation ce beau vers ; Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides. Dans les Poèmes en prose, il s'inspire de la même veine lyrique pour cette prière de la nuit, II.

— A l'exemple du « poète » qui savait unir le lyrisme et la satire, le « poète en prose » sait ici fouailler son lyrismedu fouet de sa satire. Si l'on remarque le dernier mot du texte, « ceux que je méprise », on comprendra mieux la nécessité du deuxièmeparagraphe, celui où une longue énumération explique l'exclamation initiale « Horrible viel » et appelle le mot de la fin« Ouf ! est-ce bien fini ! » Il n'y a plus ici « lyrisme » car Baudelaire parle en utilisant le style d'un agenda, d'un carnet de rendez-vous. Certes, Baudelaire s'en prend à la société faite de « mensonges et de vapeurs corruptrices ».

Il décrit cet « hommede lettres » dont l'ignorance égale la naïveté, et ce « directeur de revue » qui se croit, ou feint de se croire, le seulau service des honnêtes gens.

Dans le texte complet, Baudelaire, dans un style qui rappelle Beaumarchais, fustige le« directeur de théâtre », et s'amuse de cette « sauteuse » qui se cherche un costume pour se mettre en «Vénustre ». Mais, Baudelaire s'en prend aussi à lui-même et fait parfaitement son examen de conscience.

Il se reprocheimplicitement de s'être laissé emporter, dans le tourbillon de la journée, vers des occupations bien futiles.

Mais il s'enveut de ces saluts et de ces poignées de mains à des gens dont il ignore le nom — c'est ici la querelle d'Alceste etde Philinte en une seule et même personne ; il se blâme de cet instinct qui nous pousse parfois à nous vanter d'unevilaine action que nous n'avons pas commise simplement par désir d'être remarqué, par fanfaronnade ; mais surtout,il s'accuse d'avoir failli à l'amitié et de s'être engagé par écrit en faveur d'un « parfait drôle ». Alors, le poète qui se sait supérieur, qui veut qu'on le distingue — encore Alceste ! — jusque dans son costume queBaudelaire veut impeccable et d'une blancheur immaculée, ce poète pour qui les artistes sont des « phares »,supplie Dieu de l'inspirer : ce n'est que dans la recherche et l'approche de la Beauté — mot que Baudelaire écrittoujours avec une majuscule — qu'il trouvera la certitude de ne pas être le « dernier des hommes », de ne pas êtreun inférieur, lui qui a comparé le Poète et l'Artiste à l'albatros, « Prince des nuées ». III.

— Or, c'est justement dans cette intention de se dépasser, de faire mieux, que Baudelaire, rompant avecl'emploi du vers, est parti à la recherche d'un langage nouveau, celui de ses Poèmes en prose. Cette prose, il la veut souple et apte à tout exprimer : ici, nous la voyons passer du ton de la satire à celui de laprière la plus humble.

Cette prose sera encore à mi-chemin entre le langage familier et la poésie.

Ici, nous sentonsbien qu'une telle page n'a pas été écrite au courant de la plume, mais qu'elle a demandé à son auteur autantd'efforts et de soins que ces vers contre lesquels il « s'escrime », disant : « Croyez-vous que j'aie la souplesse de. »

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