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LES HUMANISTES ET L'EDUCATION

Publié le 28/04/2011

Extrait du document

1 / Pic de la Mirandole, "De la dignité de l'homme" (1486)

"Donc notre Père, Dieu le Grand Architecte, construisit cette maison qu'est le monde (...). Mais lorsque son oeuvre fut achevée, l'Artisan voulut une créature capable de concevoir le plan d'une si grande création, d'aimer sa beauté et d'admirer sa grandeur (...).

Donc, il conçut l'homme comme une créature de nature indéterminée et, le plaçant au milieu de l'univers, il lui dit : "Je ne t'ai donné, ô Adam, aucune place ni aucune forme particulière et pour cette raison, afin que tu puisses avoir et posséder, selon ton désir et ton jugement, la place, la forme et les fonctions que tu désireras (...). Je t'ai placé au centre du monde de sorte que là tu puisses plus aisément observer ce qui est dans le monde. Tu ne participes ni des cieux ni de la terre, tu n'es ni mortel ni immortel, afin que, te façonnant toi-même plus librement, tu puisses prendre la forme que tu préféreras (...) ". Ô suprême générosité de Dieu le Père ! Ô très haute et très merveilleuse félicité de l'homme ! À lui seul est accordé le pouvoir de posséder ce qui lui plaît, d'être ce qui lui semble bon."

 

2 / Thomas More, L'Utopie, (1516)

Thomas More imagine une cité idéale

"Le seul moyen d'organiser le bonheur public c'est l'application du principe de l'égalité. L'égalité est impossible dans un État où la possession est solitaire et absolue ; car chacun s'y autorise de divers titres et droits pour attirer à soi autant qu'il peut, et la richesse nationale (...) finit par tomber en la possession d'un petit nombre d'individus qui ne laissent aux autres qu'indigence et misère. (...)

Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour (...) cultiver librement son esprit. (...)

Les Utopiens ont la guerre en abomination, comme une chose brutalement animale. (...) Ce n'est pas pour cela qu'ils ne s'exercent pas (...) à la discipline militaire mais ils ne font la guerre que (...) pour défendre leurs frontières, ou pour repousser une invasion ennemie sur les terres de leurs alliés, ou pour délivrer (...) du joug d'un tyran un peuple opprimé par le despotisme."

« La nature, disent-ils encore, invite tous les hommes à s'entraider mutuellement, et à partager en commun le joyeux festin de la vie (...). C'est pourquoi les Utopiens pensent qu'il faut observer non seulement les conventions privées entre simples citoyens, mais encore les lois publiques qui règlent la répartition des commodités de la vie. «

« Partout où la propriété est un droit individuel, où toutes choses se mesurent par l'argent, là on ne pourra jamais organiser la justice et la prospérité sociale, à moins que vous n'estimiez parfaitement heureux l'État où la fortune publique se trouve la proie d'une poignée d'individus insatiables de puissance, tandis que la masse est dévorée par la misère. Aussi quand je compare les institutions utopiennes à celles des autres pays, je ne puis assez admirer la sagesse et l'humanité d'une part et déplorer de l'autre, la déraison et la barbarie. «

"Les Utopiens qui n'ont pas embrassé la religion chrétienne ne cherchent, cependant, à en détourner personne et ne persécutent pas ses adeptes. C'est, en effet, un des principes les plus anciennement établis en Utopie que nul ne doit être inquiété pour sa religion. Le prosélytisme était permis, à condition de procéder avec douceur et modération, de propager sa propre foi par des arguments raisonnables, de ne pas détruire brutalement la religion des autres. Il était interdit, si la persuasion échouait, d'avoir recours à la violence et à l'injure. L'intolérance dans les controverses religieuses était punie de l'exil ou de l'esclavage.

User de violence et de menaces, en vue de faire accepter pour vrai par tous ce qu'on croit être la vérité, leur paraissait un procédé tyrannique et absurde."

3 / Érasme, Éloge de la folie, 1511

 "J'arrive à ceux qui se donnent, parmi les mortels, l'extérieur de la sagesse et convoitent, comme ils disent, le rameau d'or.

Au premier rang sont les Grammairiens [enseignants], race d'hommes qui serait la plus affligée, la plus calamiteuse et la plus accablée par les Dieux (...). On les voit toujours faméliques et sordides dans leur école ; je dis leur école, je devrais dire leur séjour de tristesse, ou mieux encore leur galère ou leur chambre de tortures. Parmi leur troupeau d'écoliers, ils vieillissent dans le surmenage, assourdis de cris, empoisonnés de puanteur et de malpropreté, et cependant je leur procure l'illusion de se croire les premiers des hommes. Ah! qu'ils sont contents d'eux lorsqu'ils terrifient du regard et de la voix une classe tremblante, lorsqu'ils meurtrissent les malheureux enfants avec la férule, les verges et le fouet ! (...) Leur malheureuse servitude leur apparaît comme une royauté (...). Mais leur plus grande félicité vient du continuel orgueil de leur savoir. Eux qui bourrent le cerveau des enfants de pures extravagances (...)!"

Erasme , Lettre à Guillaume, duc de Clèves, sur l'éducation, 1529

"Toutefois nous pouvons également veiller avec soin à ce que la fatigue soit réduite à l'extrême et que, par conséquent, le dommage soit insignifiant. C'est ce qui se produira si nous n'inculquons pas aux enfants des connaissances multiples ou désordonnées, mais seulement celles qui sont les meilleures et qui conviennent à leur âge, où l'agrément est plus captivant que la subtilité. En outre, telle manière douce de les communiquer les fera ressembler à un jeu et non à un travail. Car, à cet âge, il est nécessaire de les tromper avec des appâts séduisants puisqu'ils ne peuvent pas encore comprendre tout le fruit, tout le prestige, tout le plaisir que les études doivent leur procurer dans l'avenir. Ce résultat sera obtenu en partie par la douceur et la bonne grâce du maître, en partie par son ingéniosité et son habileté, qui lui feront imaginer divers moyens pour rendre l'étude agréable à l'enfant et l'empêcher d'en ressentir de la fatigue. Rien n'est en effet plus néfaste qu'un précepteur dont le caractère amène les enfants à haïr les études avant d'être en mesure de comprendre pourquoi il faut les aimer."  

« Tu vas me demander de t'indiquer les connaissances qui correspondent à l'esprit des enfants et qu'il faut leur infuser dès leur prime jeunesse. En premier lieu, la pratique des langues.

Les tout-petits y accèdent sans aucun effort alors que, chez les adultes, elle ne peut s'acquérir qu'au prix d'un grand effort. Les jeunes enfants y sont poussés, nous l'avons dit, par le plaisir naturel de l'imitation, dont nous voyons quelques traces jusque chez les sansonnets et les perroquets. Et puis – rien de plus délicieux – les fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles enfantines, tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du jugement et de la richesse de l'expression. Quoi de plus plaisant à écouter pour un enfant que les apologues d'Esope qui, par le rire et la fantaisie, n'en transmettent pas moins des préceptes philosophiques sérieux ?

Le profit est le même avec les autres fables des poètes anciens. L'enfant apprend que les compagnons d'Ulysse ont été transformés par l'art de Circé en pourceaux et en d'autres animaux. Le récit le fait rire mais, en même temps, il a retenu un principe fondamental de philosophie morale, à savoir : ceux qui ne sont pas gouvernés par la droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne sont pas des hommes mais des bêtes. Un stoïcien s'exprimerait-il plus gravement ? Et pourtant le même enseignement est donné par une fable amusante. Je ne veux pas te retenir en multipliant les exemples, tant la chose est évidente.

Mais quoi de plus gracieux qu'un poème bucolique ? Quoi de plus charmant qu'une comédie ? Fondée sur l'étude des caractères, elle fait impression sur les non initiés et sur les enfants. Mais quelle somme de philosophie y trouve-t-on en se jouant ! Ajoute mille faits instructifs que l'on

s'étonne de voir ignorés même aujourd'hui par ceux qui sont réputés les plus savants. On y rencontre enfin des sentences brèves et attrayantes du genre des proverbes et des mots de personnages illustres, la seule forme sous laquelle autrefois la philosophie se répandait dans le peuple. «

 

 

4 / Castiglione, Le courtisan (1528)

En 1528 parut en Italie un livre, " L'Homme de Cour ", qui eut immédiatement un immense succès dans tous les milieux cultivés de l'Europe. Son auteur était Balthasar Castiglione, homme de guerre, diplomate et humaniste (portrait par Raphaël). L'ouvrage raconte les conversations au cours desquelles, quatre soirs durant, quelques hommes et femmes d'élite, réunis au château d'Urbin, auraient discuté des qualités que devrait posséder le parfait homme de cour.

"[L' homme de cour] Qu'il soit, comme on dit, homme de bien : cela comprend la prudence, la bonté, le courage, la maîtrise de soi... J'estime que sa principale, sa véritable profession, doit être celle des armes. Qu'il soit passé maître dans tous les exercices qui conviennent à un homme de guerre... Je veux qu'il sache non seulement le latin, mais le grec... Qu'il sache écrire en vers et en prose, particulièrement notre langue... Je le louerai aussi de savoir plusieurs langues étrangères, particulièrement l'espagnol et le français, parce que l'usage de l'un et l'autre est très répandu en Italie... Sa culture me semblerait insuffisante s'il n'était musicien, et il ne suffit pas qu'il sache lire sa partie sur un livre, il doit encore pouvoir jouer de divers instruments... Je veux encore mentionner une autre chose que, vu l'importance que je lui accorde, je ne voudrais pas le voir négliger : c'est la science du dessin et l'art de peindre." (D'ap. la trad. Chapuys, 1585.)

 

Balthazar Castiglione (1478-1529) Artiste : Raffaello Santi (Raphaël)

Portrait, commandé par Balthazar Castiglione, ami de Raphaël. Le portrait sera très certainement peint à Rome en 1514/1515, à l'occasion de l'ambassade dont le duc d'Urbin avait chargé Castiglione auprès du pape.

5 / François Rabelais, Pantagruel, VIII. (1532)

« Pourquoi, mon fils, je t'admoneste que tu emploies ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertus (...). J'entends que tu apprennes les langues parfaitement : premièrement, la Grecque, comme le veut Quintilien. Secondement, la Latine. Et puis l'Hébraïque pour les saintes Lettres et la Chaldaïque et l'Arabique pareillement. Et que tu formes ton style, quant à la Grecque, à l'imitation de Platon, quant à la Latine, à Cicéron. Qu'il n'y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente. (...) Des arts libéraux, Géométrie, Arithmétique et Musique, je t'en donnai quelque goût quand tu étais encore petit en l'âge de cinq ou six ans; poursuis le reste ; et d'Astronomie saches-en tous les canons. Laisse-moi l'Astrologie divinatoire (...) comme abus et vanités. Du Droit Civil, je veux que tu saches par coeur les beaux textes, et me les confères avec philosophie. Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t'y adonnes curieusement ; qu'il n'y ait mer, rivière, ni fontaine, dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et fructices des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes ; les pierreries de tout Orient et Midi, que rien ne te soit inconnu. Puis soigneusement, revisite les livres des médecins, Grecs, Arabes et Latins, sans mépriser les Talmudistes et Cabalistes. Et par fréquentes anatomies, acquiers-toi parfaite connaissance de l'autre monde, qui est l'homme. Et par quelques heures du jour, commence à visiter les saintes Lettres. Premièrement en Grec, le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres. Et puis en Hébreu le Vieux Testament. En somme, que je voie un abîme de science. Car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra sortir de cette tranquillité et repos d'étude, et apprendre la chevalerie. Mais parce que, selon le sage Salomon, Sapience n'entre point en âme malivole, et science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui mettre toutes tes pensées, et tout ton espoir. «

 

"Maintenant, toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque sans laquelle c'est honte qu'une personne se dise savante, hébraïque, latine ; les impressions tant élégantes et correctes en usance qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme à contre-fil l'artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m'est avis que, ni au temps de Platon, ni de Cicéron, n'était telle commodité d'étude qu'on y voit maintenant."

 

Rabelais, Gargantua (1535)

chapitre 21

 

Gargantua se réveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu'on l'astiquait, on lui lisait une page de la divine Ecriture, à haute et intelligible voix  et avec une diction claire ; mission confiée à un jeune page natif de Basché, nommé Anagnostes. En fonction du thème et du sujet de ce passage, il se consacrait à vénérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, dont la lecture montrait la majesté et je jugement merveilleux. Puis il se retirait aux lieux d'aisances pour se purger de ses excréments naturels. Là son précepteur répétait ce qui avait été lu en lui expliquant les points les plus obscurs et difficiles.

En revenant, ils considéraient l'état du ciel : s'il se présentait comme ils l'avaient noté le soir précédent, dans quelle partie du zodiaque entraient le soleil et la lune pour la journée.

Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, adorné et parfumé ; pendant ce temps on lui répétait les leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et en tirait quelques conclusions pratiques sur la condition humaine ; ils y passaient parfois jusqu'à deux ou trois heures, mais d'habitude ils s'arrêtaient lorsqu'il avait fini de s'habiller.

Puis pendant trois bonnes heures on lui faisait la lecture.

Cela fait, ils sortaient, en conversant toujours du sujet de la leçon et allaient se récréer au Jeu de Paume du Grand Braque ou dans une prairie ; ils jouaient à la balle ou à la paume, s'exerçant le corps aussi lestement qu'ils l'avaient fait auparavant de leur esprit.

Ils jouaient librement, abandonnant la partie quand ils étaient en sueur ou fatigués. Alors, bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise et, se promenant tranquillement, ils allaient voir si le déjeuner était prêt. En attendant, ils récitaient clairement, en y mettant le ton, quelques sentences retenues de la leçon.

Cependant, Monsieur l'Appétit venait, et ils s'asseyaient à table au moment opportun.

Au début du repas, on lisait quelque histoire plaisante tirée des anciennes légendes, jusqu'à ce qu'il eût bu son vin.

Alors, selon l'envie, on continuait la leçon ou bien ils commençaient à converser joyeusement ensemble ; les premiers temps, ils parlaient des vertus, des propriétés efficace et de la nature de tout ce que qu'on leur servait à table : le pain, le vin, l'eau, le sel, les viandes, les poissons, les fruits, les herbes, les légumes, et la façon dont ils étaient apprêtés. De cette façon, il apprit en peu de temps tous les passages se rapportant à ces sujets chez Pline, Athénée, Dioscoride, Galien, Porphyre, Opien, Polybe, Héliodore, Aristote, Elien et d'autres. En parlant, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres en question. Et il retint si bien en mémoire ce qu'on y disait qu'il n'y avait pas alors de médecin qui en sût moitié de lui.

Par la suite, ils parlaient des leçons lues le matin ; après avoir achevé le repas d'une confiture de coings, il se curait les dents avec un tronc de giroflier et se lavait les mains et le visage de belle eau fraîche, puis ils rendaient grâce à Dieu par quelque beau cantique à la gloire de la grandeur et de la bonté divines. Cela fait, on apportait des cartes, non pour jouer mais pour y apprendre mille tours et inventions nouvelles relevant de l'arithmétique.

Ainsi, il se prit de passion pour la science des nombre, et tous les jours, après dîner et souper, ils y passaient leur temps aussi agréablement qu'il le faisait avant avec des dés ou les cartes. A force, il devient si savant en cette discipline, aussi bien théorique que pratique, que l'Anglais Tunstall, qui en avait abondamment disserté, confessa qu'en vérité, par rapport à lui, il n'y entendait que les rudiments.

Et pas seulement l'arithmétique, mais des autres branches des mathématiques, comme la géométrie, l'astronomie et la musique ; en effet, en attendant l'assimilation et la digestion du repas, ils réalisaient mille joyeux ensembles et figures de géométrie, et de même pratiquaient les règles de l'astronomie.

Après, ils s'amusaient à chanter avec accompagnement de musique à quatre ou cinq parties, ou avec des variations libres sur un thème.

Pour ce qui est des instruments de musiques, il apprit à jouer du luth, de l'épinette, de la harpe, de la flûte traversière ou droite, de la viole et du trombone.

L'heure ainsi passé, la digestion achevée, il se purgeait des excréments naturels, puis se remettait à l'étude pendant trois heures ou plus, aussi bien pour répéter la leçon du matin que pour poursuivre le livre entamé ou écrire, tracer et former les anciennes lettres romaines.

Cela fait, ils sortaient du logis avec un jeune gentilhomme de Touraine, l'écuyer Gymnaste, qui lui apprenait l'art de l'équitation.

 

chapitre 46

Comment Grandgousier traita humainement Toucquedillon prisonnier

 

Toucquedillon fut présenté à Grandgousier qui l'interrogea sur les desseins et les menées de Picrochole et lui demanda à quoi tendait cette retentissante agression. A cela, il répondit que son but et sa vocation étaient de conquérir tout le pays, s'il le pouvait, pour prix de l'injustice faite à ses fouaciers. "C'est trop d'ambition, dit Grandgousier: qui trop embrasse mal étreint. Le temps n'est plus de conquérir ainsi les royaumes en causant du tort à son prochain, à son frère chrétien. Imiter ainsi Hercule, Alexandre, Annibal, Scipion, César et autres conquérants antiques est incompatible avec le fait de professer l'Evangile, qui nous commande de garder, de sauver, de régir et d'administrer nos propres terres et non d'envahir celles des autres avec des intentions belliqueuses; ce que jadis les Sarrasins et les Barbares appelaient des prouesses, nous l'appelons maintenant brigandage et sauvagerie. Picrochole eût mieux fait de rester en ses domaines et de les gouverner en roi, que de venir faire violence aux miens et de les piller en ennemi. Bien gouverner les eût enrichis, me piller les détruira. "Allez-vous-en, au nom de Dieu, suivez une bonne voie: faites remarquer à votre roi les erreurs que vous décèlerez et ne le conseillez jamais en fonction de votre propre profit, car la perte des biens communs ne va pas sans celle des biens particuliers. Pour ce qui est de votre rançon, je vous en fais don entièrement, et à ma volonté on vous rendra vos armes et votre cheval. "C'est ainsi qu'il faut agir entre voisins et amis de longue date, vu que ce différend qui nous oppose n'est pas vraiment une guerre: ainsi, Platon, au livre V de La République, ne voulait pas que l'on parlât de guerre mais de troubles internes, quand les Grecs prenaient les armes les uns contre les autres. Si par malheur la chose arrivait, il prescrit d'user d'une totale modération. Même si vous parlez ici de guerre, elle n'est que superficielle. Ce différend n'entre pas dans le plus profond de nos sœurs, car nul d'entre nous n' est blessé en son honneur. Il n'est question, en tout et pour tout, que d'effacer quelque faute commise par nos gens (j'entends les vôtres et les nôtres) et, encore que vous la connussiez, vous eussiez dû la laisser passer, car les acteurs antagonistes étaient plus dignes de mépris que de mémoire, surtout dédommagés comme je le leur avais proposé. Dieu sera le juste arbitre de notre différend et je Le supplie de m'arracher à cette vie et de laisser mes biens dépérir sous mes yeux, plutôt que de Le voir offensé en quoi que ce soit par moi-même ou par les miens." (…)

L'abbaye de Thélème

"Toute leur vie était employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait ; buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient, quand le désir leur venait, Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire autre chose quelconque. Ainsi l'avait établi Gargantua.

En leur règle n'était que cette clause : fais ce que voudras. Parce que gens libres, bien nés et bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice: lequel ils nommaient honneur (...) .

Tant noblement étaient appris qu'il n'était nul entre eux celui ni celle qui ne sut lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler de cinq et six langages, et composer tant en vers qu'en prose. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants (...) jamais ne furent vues dames tant propres, tant mignonnes (...)."

6 / Montaigne, Essais ,  Livre I, chapitre 26 (1580)

De l'institution des enfants

A un enfant de maison qui s'appliquera aux lettres, non pour le gain (car un but si abject est indigne de la grâce et de la faveur des Muses, et puis il regarde autrui et en dépend) ni pour les commodités sociales, mais pour lui-même, pour s'en enrichir et parer son for intérieur, et si l'on veut faire de lui un habile homme plutôt qu'un homme savant, je voudrais qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, les deux étant à souhaiter, mais les rnanières et l'intelligence devant passer avant la science; et puis qu'il remplît sa charge selon de nouvelles méthodes.

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme si on versait dans un entonnoir, et notre charge consiste à redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeait ces façons et que dès le début, s'adaptant à l'âme qui lui est confiée, il commençât à la mettre sur la piste, lui faisant goûter les choses, d'elle-même les choisir et les discerner, quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son élève parler à son tour. Socrate et, après lui, Archésilas faisaient parler d'abord leurs disciples, et puis ils leur parlaient. . .

Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et crédit. Que les principes d'Aristote ne soient principes pour lui, non plus que ceux des Stoïciens et des Epicuriens.

Qu'on lui propose cette diversité de jugements: il choisira s'il peut, sinon il restera dans le doute. Il n'y a que les fous qui aient imperturbablement des certitudes. Car s'il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon dans son propre propos, ce ne seront plus les leurs, mais les siennes. . . Les abeilles butinent deci delà les fleurs, mais ensuite elles font le miel, qui est tout à elles; ce n'est plus thym ni marjolaine. Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et mêlera, pour en composer un ouvrage tout sien, à savoir: son jugement, son éducation, son travail et son étude ne visent qu'à le former. . .

A cela sont merveilleusement propres la fréquentation des hommes et la visite des pays étrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a la Santa Rotonda ou la richesse des calessons de la Signora Livia, ou, comme d'autres, de combien le visage de Néron ramassé dans quelque vieille ruine est plus long ou plus large que celui d'une autre médaille, mais pour en rapporter surtout les humeurs des nations, et leurs mœurs, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui. Je voudrais qu'on commençât à le promener dès sa tendre enfance et premièrement, pour faire d'une pierre deux coups, dans les nations voisines dont le langage est le plus éloigné du nôtre, de sorte que la langue, si vous ne l'y habituez de bonne heure, ne s'y peut plier.

Aussi bien est-ce une opinion reçue d'un chacun qu'il n'est pas raisonnable d'élever un enfant dans le giron de ses parents. L'affection les attendrit trop et les relâche, voire les plus sages. Ils ne sont capables ni de châtier ses fautes ni de le voir nourri à la grosse, comme il le faut, et à tout risque. Ils ne sauraient supporter de le voir revenir suant et poussiéreux de sa gymnastique, boire chaud, boire froid, ni de le voir sur un cheval difficile, ni en face d'un rude escrimeur, le fleuret au poing, ni devant la première arquebuse. Car il n'y a pas d'autre moyen: si l'on veut en faire un homme de bien, il importe de ne pas l'épargner dans sa jeunesse et même d'aller souvent contre les règles de la médecine: Ce n'est pas assez de lui roidir l'âme, il lui faut aussi roidir les muscles. . . On doit le rompre à la peine et à l'âpreté des exercices, pour le dresser à la peine et à l'âpreté de la dislocation des membres, de la colique, du cautère, de la geôle et de la torture. Car il peut avoir affaire à ces dernières qui menacent les bons comme les méchants en ces temps de guerre civile…

Qu'on lui inculque l'honnête curiosité de s'enquérir de toutes choses; tout ce qu'il y aura de singulier autour de lui, il le verra: un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, l'endroit où est passé César ou Charlemagne. Il s'enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de tel prince et de tel autre. Ce sont choses bien plaisantes à apprendre et très utiles à savoir.

En cette pratique des hommes j'entends comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent que dans la mémoire des livres. L'écolier pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. Vaine étude, si l'on veut, mais, si l'on veut aussi, étude de fruit inestimable. Quel profit n'en tirera-t-il pas s'il lit les Vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne du but que lui impose sa charge et qu'il n'imprime pas tant dans le cerveau de son élève la date de la ruine de Carthage que les façons d'Hannibal et de Scipion, ni le lieu où mourut Marcellus, que pourquoi il était indigne de son devoir qu'il mourût là. Qu'il ne lui apprenne pas tant les histoires qu'à en juger. . .

Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde: nous sommes tous contraints et ramassés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d'où il était: il ne répondit pas, d'Athènes; mais, du monde; lui qui avait l'esprit plus plein et plus étendu, embrassait l'univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain; non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon prêtre conclut à la colère de Dieu sur la race humaine, et juge que la pépie doit punir déjà les Cannibales. A voir nos guerres civiles, qui ne crie que notre globe se bouleverse, et que le jour du jugement nous prend au collet? sans s'aviser que plusieurs pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de se réjouir pendant ce temps-là; moi, témoin de leur licence et impunité, j'admire de les voir si douces et molles. A qui il grêle sur la tête, tout l'hémisphère semble être en tempête et orage; et disait le Savoyard, que ´ Si ce sot de roy de France eût su bien conduire sa fortune, il était homme à devenir maître d'hôtel de son duc ª: son imagination ne concevait grandeur plus élevée que celle de son maître. Nous sommes insensiblement tous en cette erreur: erreur de grande conséquence et préjudice. Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté; qui lit en son visage une si générale et constante variété; qui se remarque là dedans, et je ne dis pas soi, mais tout un royaume, comme un trait d'une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur.

 Montaigne, Essai, I, 26 (1580)

 

Pour tout ceci, je ne veux qu'on emprisonne ce garçon. Je ne veux pas qu'on l'abandonne à l'humeur mélancolique d'un furieux maître d'école. Je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la géhenne (torture) et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix (homme dont le métier est de porter des fardeaux). Ni ne trouverait bon, quand par quelque complexion solitaire et mélancolique, on le verrait adonné d'une application trop indiscrète à l'étude des livres, qu'on la lui nourrît ; cela les rend ineptes à la conversation civile et les détourne de meilleures occupations. Et combien ai-je vu de mon temps d'hommes abêtis par téméraire avidité de science ? Carnéade s'en trouva si affolé qu'il n'eut plus de loisir de se faire le

poil et les ongles. Ni ne veux gâter ses mœurs généreuses par l'incivilité et barbarie d'autrui. La sagesse française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure, et n'avait guère de tenue. A la vérité, nous voyons encore qu'il n'est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement, ils trompent l'espérance qu'on en a conçue, et, hommes faits, on n'y voit aucune excellence. J'ai ouï tenir à gens d'entendement que ces collèges où on les envoie, de quoi ils ont foison, les abrutissent ainsi.

Au nôtre, un cabinet, un jardin, la table et le lit, la solitude, la compagnie, le matin et les vêpres, toutes les heures lui seront une, toutes places lui seront étude: car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilège de se mêler partout.

[...]Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l'étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l'entregent (qualité sociale), et la disposition de la personne, se façonnent quant et quant à l'âme. Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme; il n'en faut pas faire à deux. Et, comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l'un sans l'autre, mais les conduire également, comme un couple de chevaux attelés à même timon.

 

7 / Louise Labé, Épître (1555)

A Mademoiselle Clémence de Bourges Lyonnaise

Étant le temps venu, Mademoiselle, que les sévères lois des hommes n'empêchent plus les femmes de s'appliquer aux sciences et disciplines: il me semble que celles qui [en] ont la commodité, doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, apprendre celles-ci: et montrer aux hommes le tort qu'ils nous faisaient en nous privant du bien et de l'honneur qui nous en pouvaient venir: et si quelqu'une parvient en tel degré, que de pouvoir mettre ses conceptions par écrit, le faire songeusement et non dédaigner la gloire, et s'en parer plutôt que de chaînes, anneaux, et somptueux habits: lesquels ne pouvons vraiment estimer nôtres, que par usage. Mais l'honneur que la science nous procurera, sera entièrement nôtre: et ne nous pourra être ôté, ne par finesse de larron, ne force d'ennemis, ne longueur du temps. (…)  ayant passé partie de ma jeunesse à l'exercice de le Musique, et ce qui m'a resté de temps l'ayant trouvé court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moi-même satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes : je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d'élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux, et s'employer à faire entendre au monde que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons-nous être dédaignées pour compagnes tant ès affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir. Et outre la réputation que notre sexe en recevra, nous aurons valu au public, que les hommes mettront plus de peine et d'étude aux sciences vertueuses, de peur qu'ils n'aient honte de voir [les] précéder celles, desquelles ils ont prétendu être toujours supérieurs quasi en tout. (…)

Choix de textes : Michel Maillan, 2008

 

 

 

LIENS VERS DES SITES D'ANALYSE DES TEXTES

 

 

 

-        L'éducation dans Gargantua

 

-        L'éducation au temps de Rabelais

 

-        Erasme et Rabelais

 

-        Erasme et l'éducation (cours histoire seconde)

 

-        Corrigé Erasme et l'éducation

 

-        Montaigne et l'éducation

 

-        L'éducation selon Montaigne

 

-        L'enfant dans les Essais

 

-        Biographies (Rabelais, Erasme)

 

-        Extrait de l'Utopie

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