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L'hypothèse de l'inconscient est nécessaire, légitime et prouvée

Publié le 16/01/2011

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Tous les philosophes, ou presque, affirment, depuis Aristote (384-322 av. J.-C.) et Descartes (1596-1650), que l’homme est un être pensant, un être de raison, un être capable de se comprendre et de se maîtriser. En ce sens, l’hypothèse d’un inconscient psychique heurte profondément la tradition philosophique. Pour les philosophes, la pensée s’identifie à la conscience, et il ne peut y avoir de pensée qui ne soit consciente, ce serait alors une pensée non pensée ! Faut-il dès lors remettre en cause le sérieux de l’hypothèse formulée par Freud (1856-1939) ? Cette hypothèse n’est-elle que pure supposition, pure fantaisie ? Freud s’en défend, et dans le texte que nous nous proposons d’étudier il affirme que c’est une hypothèse nécessaire, légitime et prouvée. Nous chercherons ici à examiner attentivement les arguments qui justifient chacune de ces affirmations. Pourquoi l’hypothèse de l’inconscient est-elle nécessaire ? En quoi est-elle vraiment légitime ? Est-elle réellement prouvée ? Admettre qu’elle est prouvée, c’est admettre que la psychanalyse est effectivement une science, comme le pense Freud. Qu’en est-il ? Quelle est précisément la valeur épistémologique de la psychanalyse ? C’est ce sur quoi nous nous proposerons de réfléchir après avoir procédé à l’étude précise du texte.

 

   Commençons tout d’abord par examiner pourquoi, selon Freud, cette hypothèse est nécessaire. « Elle est nécessaire, nous dit-il, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l'homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience «. Nous pouvons noter que le mot « nécessaire « est un terme ambiguë ; est nécessaire ce qui est utile, ce qui sert et qui répond à un besoin ; mais le terme « nécessaire « désigne aussi ce qui ne peut pas ne pas être, et donc ce qu’il serait stupide de vouloir nier. Le choix de ce mot par l’auteur n’est pas fortuit ; certes il aurait pu dire que c’est une hypothèse utile mais en disant qu’elle est « nécessaire « il nous suggère déjà que nous n’aurons pas le droit de la contester.

 

   C’est pourtant le caractère « utile « qui est principalement mis en évidence dans la phrase que nous venons de citer. Nous avons besoin de cette hypothèse pour expliquer certaines de nos pensées. Mais que signifie expliquer ? Expliquer c’est avant tout trouver la cause d’un phénomène. Or certaines de nos pensées ne peuvent s’expliquer ; nous ne savons pas d’où elles viennent ni pourquoi. C’est que notre conscience est lacunaire dit Freud. Une lacune c’est un manque, un vide, rien, et ne serait-il pas aberrant de dire qu’une pensée n’est causée par rien ? Ce serait remettre en question les principes mêmes de notre raison qui affirme que « tout phénomène a une cause «, ou que « rien n’arrive sans raison «. En ce sens l’hypothèse de l’inconscient est utile, voire même nécessaire.

 

   Nous pourrions penser que cette hypothèse concerne simplement l’explication de quelques cas d’exception, de quelques troubles pathologiques, mais Freud précise bien qu’elle nous concerne tous et toujours, qu’elle vaut aussi pour l’homme sain, pour l’homme en bonne santé. Il insiste sur cette idée dans la suite du texte : « Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce qu'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée «. Une compulsion se définit comme une tendance irrépressible à réaliser un acte que le sujet se sent contraint d’effectuer, bien qu’il en reconnaisse le caractère absurde. Il l’accomplit de manière répétitive ; il est bien sûr malade celui qui, par exemple, va se laver vingt fois les mains en moins d’une heure, mais ce geste n’est en fait, pour Freud, que le symptôme, c'est-à-dire la conséquence visible d’un problème qui ne l’est pas. Mais nous sommes tous un peu comme ces névrosés. Certains faits ne viennent pas de notre volonté, les actes manqués entre autres. Ce sont des actes où le résultat prévu par le sujet est remplacé par un autre résultat qui n’était pas visé. Ce peut être par exemple un lapsus : nous voulions dire bonjour à quelqu’un et nous lui disons au-revoir. Certes il n’est pas besoin d’être psychanalyste pour saisir l’origine de cette erreur, mais c’est bien qu’il y avait en nous une pensée inconsciente qui agissait sur nous, et bien souvent ces pensées nous surprennent et nous déconcertent. De même lorsque nous rêvons : comment expliquer que nous produisions ainsi des scenarii délirants, parfois honteux, dignes des écrivains les plus abracadabrants ? Il faut bien que toutes ces images aient une cause et la psychanalyse se fait forte de la mettre en évidence.

 

   Reconnaissons donc avec Freud, du moins provisoirement, que cette hypothèse est nécessaire puisqu’elle permet d’expliquer ce qui ne s’expliquait pas, et cherchons maintenant à voir pourquoi elle est légitime.

 

   « Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés «. Il ne s’agit plus ici simplement d’expliquer mais aussi et surtout de comprendre, et expliquer et comprendre sont deux choses différentes. Expliquer c’est, nous l’avons vu, connaître la cause. Comprendre c’est prendre ensemble la cause et l’effet et voir dans cette relation une signification, un sens. Tous les actes que nous évoquions précédemment sont absurdes, incohérents, ils n’ont aucun sens « si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques «. En effet, si nous ne regardons que ce dont nous sommes conscients nous ne pouvons comprendre. Il faut, par exemple, pour comprendre un rêve, admettre que derrière le contenu manifeste du rêve, derrière l’ensemble des images qui s’imposent à notre esprit, se cache un ensemble d’idées, de fantasmes, de désirs, que les psychanalystes nomment le contenu latent. Par une analyse minutieuse des éléments du contenu manifeste de notre rêve, les psychanalystes se font fort de l’expliquer, de montrer qu’il n’est pas aussi absurde qu’il nous paraissait et qu’il exprime quelque chose de nous. En interpolant, c'est-à-dire en faisant entrer dans notre système d’explication, l’hypothèse de l’inconscient, nous redonnons donc à ces faits psychiques qui semblaient incohérents, et que nous regardions alors comme insignifiants (dans les deux sens du terme), tout leur sens et toute leur importance.

 

   Freud voit « dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate «. Pour lui, le simple fait que nous puissions ainsi donner du sens à ce qui n’en avait pas, suffit à justifier, à rendre légitime, l’hypothèse de l’inconscient, même si cette hypothèse dépasse de loin ce que nous pouvons savoir directement. Mais une hypothèse reste une hypothèse, et certains penseurs pourraient encore dire que ce n’est qu’une supposition extravagante. Freud va donc maintenant chercher à nous montrer que cette hypothèse est plus qu’une hypothèse, qu’elle est prouvée.

 

   « S'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse «. La psychanalyse n’est pas seulement une théorie, c’est aussi une pratique thérapeutique  et c’est donc sur ce plan pratique que Freud place sa démonstration. Son raisonnement est simple : si grâce à l’hypothèse de l’inconscient nous parvenons à agir de manière efficace sur les patients qui souffrent de névrose par exemple, et ce « conformément à un but donné «, c'est-à-dire en sachant bien ce à quoi nous voulons parvenir et comment nous devons y parvenir, alors notre hypothèse sera confirmée. Or la psychanalyse guérit quelques malades, donc, pour Freud, il ne fait aucun doute que l’hypothèse est vérifiée et ce, de manière incontestable.

 

   Nécessaire puisque permettant d’expliquer les phénomènes, légitime puisque permettant de leur donner sens, prouvée puisque permettant d’agir efficacement, l’hypothèse de l’inconscient a donc un caractère scientifique indubitable pour Freud. C’est sur cette dernière idée que nous nous proposerons de réfléchir pour conclure notre devoir. Devons-nous nous incliner devant la démonstration faite par Freud dans ce texte et devons-nous considérer que la psychanalyse est effectivement une science à part entière ?

 

   Il ne s’agira pas pour nous de vouloir nier la valeur thérapeutique de la psychanalyse, nous admettrons comme un fait établi qu’elle permet de soigner un pourcentage non négligeable de malades mentaux, et nous reconnaîtrons aussi qu’elle a une valeur sociale puisqu’elle favorise l’intégration des malades dans leur milieu social. Il s’agit simplement de s’interroger ici sur sa valeur épistémologique. Pour ce faire nous devons préalablement résumer brièvement ce qu’est une science.

 

   Qu’est-ce qu’une science ? Au sens le plus large, c’est une connaissance rationnelle obtenue soit par démonstration, soit par observation et vérification expérimentale.

 

   La démarche expérimentale pourrait se résumer ainsi:

 

   Le premier temps est celui de l’observation de faits polémiques. Un fait polémique est un fait qui pose problème, un fait qui ne s’explique pas par les théories existantes ou qui même les contredit. Les rêves ou les actes manqués évoqués précédemment, et la névrose en général peuvent être considérés comme des faits polémiques.

 

   Le second temps est celui de la formulation d’une ou plusieurs hypothèses explicatives. C’est ce que fait Freud en formulant l’hypothèse de l’inconscient, c'est-à-dire en affirmant que ce sont des forces inconscientes, issues du refoulement, qui agissent sur les névrosés à leur insu.

 

   Dans un troisième temps, celui de l’expérimentation, il faut enfin vérifier par des expériences imaginées à cette fin, la valeur des hypothèses formulées. Nous avons vu que pour Freud, cette vérification se faisait lors des cures analytiques et que la guérison constituait la preuve recherchée.

 

   Observation, formulation d’hypothèses, vérification, la démarche semble donc rigoureuse et conforme à ce qui se fait dans toute science expérimentale. Mais est-ce suffisant ? Y-a-t-il vraiment une démonstration de l’existence de l’inconscient tel que nous le décrit Freud ? Cette hypothèse est-elle vérifiée expérimentalement ? En posant le problème ainsi il est très difficile de répondre positivement ou négativement à ces questions, chaque camps restera sur sa position. C’est pourquoi nous préférerons suivre le raisonnement de Popper (1902-1994) et des épistémologues du vingtième siècle, qui abordent la question différemment.

 

   L’épistémologie contemporaine, par sa critique de l’inductivisme, selon lequel l’accumulation répétée d’observations stables et concordantes permettrait d’établir de manière certaine la « vérité « d’une proposition à prétention générale, a montré qu’il n’est jamais possible de fonder une proposition à prétention générale à partir d’une série finie d’énoncés singuliers. De même, les travaux des logiciens montrent que nous pouvons tirer des conséquences vraies d’hypothèses fausses. Par contre, il suffit d’une seule expérience pour déstabiliser une proposition générale et être assuré de sa fausseté. Ce critère poppérien de « réfutation « s’accompagnera du critère de « préférabilité « (il faudra préférer les théories qui affrontent le plus efficacement l’épreuve de réfutation) et du critère de « corroboration « (sera corroborée une théorie qui jusqu’alors a résisté aux tests et qui n’a pas été remplacée par une théorie rivale). Notons que ce critère conduit à une conception probabiliste de la vérité.

 

   Ce que montrent donc les épistémologues du vingtième siècle c’est qu’une théorie scientifique doit être une théorie qui offre prise à la réfutation. Une théorie scientifique doit, à leurs yeux et aux yeux de Popper, être « testable «. Il faut pouvoir organiser des expériences visant à réfuter la théorie (puisque seule la certitude de l’erreur est possible). Or ces efforts de réfutation sont-ils possibles à l’égard de la psychanalyse ? Ce n’est pas évident. Toute objection qui sera avancée contre une interprétation psychanalytique sera utilisée comme une preuve même de la vérité de cette interprétation ; en effet, elle manifestera, aux yeux du psychanalyste, un phénomène de résistance, de refoulement, en un mot elle confirmera leur explication. Tout fait, tout comportement, toute discussion pourra donc être intégré à la théorie psychanalytique.

 

   Une théorie qui s’immunise par avance contre toute objection ou expérience qui vise à en montrer la fausseté n’est pas une théorie scientifique, elle relève davantage du dogmatisme que de la science dit Popper.

 

   La valeur scientifique de la psychanalyse peut donc être remise en cause, non pas parce la démarche ne serait pas rigoureuse, ni même parce qu’on ne peut pas vérifier les théories freudiennes (il est impossible de vérifier absolument une théorie) mais simplement parce que ces théories ne se prêtent pas à la réfutation. Ce n’est pas le manque d’assurance qui fait la non-scientificité de la psychanalyse, c’est son trop d’assurance dit encore Popper.

 

   Nous pouvons donc conclure en disant que les arguments théoriques de Freud méritent d’être pris en considération ; l’hypothèse de l’inconscient est en effet nécessaire si nous voulons expliquer certains faits, et elle permet effectivement de donner sens à bon nombre d’actes qui sans cela paraissent absurdes. Dans ce cadre l’hypothèse est intéressante et tout philosophe doit en tenir compte. Par contre, la démonstration de cette hypothèse reste problématique, c’est une hypothèse qui reste une hypothèse, une hypothèse parmi d’autres, et qui plus est, une hypothèse qui n’a guère de valeur scientifique. Certes il est peut-être aberrant de vouloir tout expliquer par la conscience, pour reprendre ce que dit Freud à la fin du texte, mais nous n’avons pas pour autant à nous mettre à genoux devant la description qu’il nous fait du fonctionnement de notre psychisme. Nécessaire et légitime, l’hypothèse de l’inconscient n’est qu’une hypothèse.

 

   Découpage du texte

 

 (L’hypothèse de l’inconscient est nécessaire, légitime et prouvée, car pour Freud, elle apporte sens et cohérence au domaine psychique). On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l'hypothèse de l'inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l'existence de l'inconscient. (Elle est nécessaire pour expliquer les lacunes de la conscience). (EXPLIQUER c'est-à-dire trouver les causes) Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires; aussi bien chez l'homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués[1] et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce qu'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels[2] chez le malade; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée. (Elle est légitime car elle donne sens à certains actes conscients incohérents et incompréhensibles). (COMPRENDRE c'est-à-dire saisir le sens) Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. (Elle est prouvée par la pratique). (AGIR c'est-à-dire être efficace) Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse. L’on doit donc se ranger à l’avis que ce n’est qu’au prix d’une prétention intenable que l’on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience. FREUD[3]

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      [1]  Les actes manqués sont des actes où le résultat prévu par le sujet est remplacé par un autre résultat qui n’était pas visé. Ce peut être par exemple un lapsus.

 

      [2]  Une compulsion se définit comme une tendance irrépressible à réaliser un acte que le sujet se sent contraint d’effectuer, bien qu’il en reconnaisse le caractère absurde. Il l’accomplit de manière répétitive.

 

      [3] Métapsychologie (1915), p.66, Folio essais. Freud voit dans la métapsychologie une tentative scientifique pour édifier une psychologie qui puisse permettre d’aller au-delà (méta) de la conscience.

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