Devoir de Philosophie

Jacques Santer, Un fédéraliste discret

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

15 juillet 1994 - " Ça ne sera pas un roi philosophe, mais ce pourrait être un roi fainéant ! ", grince un représentant permanent (un des ambassadeurs des Douze auprès de l'Union) qui a beaucoup pratiqué Jacques Santer. Le " roi philosophe ", ainsi récemment épinglé par Douglas Hurd, secrétaire au Foreign Office, c'était Jacques Delors, accusé de guider le peuple communautaire avec une vision ambitieuse de la société, une image bien à lui de la quête collective du bonheur, au lieu de se comporter plus simplement, comme l'aurait voulu son mandat, en honnête administrateur. Il ne serait assurément facile pour personne de succéder à Jacques Delors et, au-delà du trait d'esprit, prolonger la comparaison n'a guère de sens. L'image que répandent, ces derniers jours, les hommes politiques qui ont approché Jacques Santer est contrastée, mais ne correspond guère à celle d'un grand leader. Elle est celle d'un homme affable, bon vivant, presque à l'excès, plein de bon sens, attentif au sort des plus modestes (il est à l'origine du dialogue social au Luxembourg et a l'oreille des syndicats), suffisamment diplomate pour conduire un gouvernement de coalition grand-ducal. Mais il manque probablement de la force de caractère nécessaire pour tenir en main et inspirer une Commission de vingt et un membres (1). Ses convictions ne sont pas en cause. M. Santer passe pour un fédéraliste pragmatique. Comme l'ensemble des dirigeants démocrates-chrétiens de cette partie du continent, il croit à ce modèle rhénan, proposé par Jean Monnet, Robert Schuman et quelques autres, qui a apporté la paix et la prospérité à l'Europe occidentale. S'il ne tenait qu'à lui, discrètement, car ce n'est pas un homme qui cherche à se mettre en avant, il suggérerait aux quinze ou seize (cela dépend du nombre de nouveaux États qui entreront dans l'Union européenne en janvier 1995, lorsqu'il prendra ses fonctions) de continuer dans la voie tracée par les traités de Rome et de Maastricht. A condition néanmoins de ne pas avoir à se départir du droit de veto qui permettrait, en cas de besoin, de préserver les " intérêts vitaux " du Luxembourg et, singulièrement, ceux de sa place financière ! Mais, peu dogmatique, il comprendra la préférence, désormais majoritaire parmi les pays membres et peut-être dans l'opinion, pour une Europe organisée, à l'économie largement intégrée, mais tournant le dos à toute forme de centralisation excessive. Le rêve d'un véritable européen, que caressait encore parfois Jacques Delors, au moins avant Maastricht, a vécu. C'est un des enseignements de l'épisode qu'on est en train de vivre. La majorité des Douze, dont la France - surtout la France - , privilégie maintenant la mise en place d'une politique de défense commune, pilotée et contrôlée par les gouvernements de l'Union (donc pas par la Commission) ou plutôt par ceux d'entre eux qui auront la volonté et les moyens de l'entreprendre. L'Eurocorps défilant sur les Champs-Elysées fait figure de symbole pour l'avenir. Voilà une priorité respectable, mais est-il pour autant nécessaire de souligner, de clamer comme on le fait, que la Commission n'aura guère la voix au chapitre dans un tel exercice ? N'est-ce pas humilier inutilement une institution indispensable au bon fonctionnement de l'Union ? Quoi qu'il en soit, on peut penser que, contrairement à ce qui aurait pu se passer avec Ruud Lubbers (le premier ministre néerlandais, écarté par la volonté des Français et surtout des Allemands, qu'on pourrait bientôt regretter), M. Santer ne fera pas obstacle à de telles évolutions et, on le devine, n'oubliera pas ceux qui l'ont fait roi, au premier rang desquels, bien sûr, le chancelier Helmut Kohl. Mais est-ce l'intérêt bien compris de l'Union, y compris des " grands " pays, d'avoir une Commission docile ? " L'amitié du chancelier à l'égard du Luxembourg ne s'est jamais démentie ", soulignait Pierre Werner, un illustre prédécesseur de Jacques Santer. Il y a là sans doute une alchimie personnelle, entre l'ancien ministre-président du Land de Rhénanie-Palatinat et ses voisins immédiats grand-ducaux. Elle vient de se manifester avec éclat au profit de M. Santer, qui rappelait vendredi 15 juillet, en souriant, que le Grand-Duché, quelles que soient ses limites, avait donné quatre empereurs romains germaniques parmi les plus prestigieux... Des études à Paris Mais que les Français se rassurent, les tropismes du successeur de Jacques Delors ne le font pas regarder uniquement vers la rive droite du Rhin, vers ces forêts de l'Eifel qui, au-delà de la Moselle, bordent le Grand-Duché. Il a fait ses études à Paris (droit, sciences-po), a épousé une Française et, chaque fois qu'il le peut, honore de sa présence débonnaire les rendez-vous de la francophonie. Homme de conciliation, " arrangeur " peut-être, Jacques Santer saura-t-il affronter ses pairs, faire de l'ordre dans sa maison si la nécessité s'en fait sentir ? Conduire la Commission, un " collège " où les médiocres, les paresseux, côtoient les plus brillants, n'est pas une entreprise de tout repos - Jacques Delors pourrait en témoigner - et exige une autorité, fondée aussi sur le travail, la connaissance sans cesse renouvelée des dossiers, dont il n'est pas évident que le nouveau président la possède à un degré suffisant. Certains dénoncent déjà, sans doute avec raison, le risque de voir se créer, au sein du collège des baronnies, surgir des conflits internes, une sorte de désordre dont l'institution ferait les frais. Jacques Santer, avec raison, a demandé qu'on le juge sur les actes. Ainsi sera-t-il fait, mais il saute aux yeux que l'attente sera inquiète. PHILIPPE LEMAITRE Le Monde du 18 juillet 1994

Liens utiles