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Jean Clouzet, présentation du Jacques Brel de la collection Seghers

Publié le 23/04/2011

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« Il est certain que faire naître une chanson est intrinsèquement plus délicat qu'écrire un poème. Aussi tyrannique que soit l'architecture de celui-ci, elle atteindra rarement la complexité qui préside à l'élaboration d'une vraie chanson. En une époque où quelques onomatopées plaquées tant bien que mal sur des rythmes de danse élémentaires ont l'impudeur de se laisser appeler chansons, il faut recourir à des critères de valeur et prononcer des exclusives. « Jamais l'on n'a exigé d'un peintre qu'il ne brosse que des toiles de 60 centimètres sur 60 centimètres, d'un dramaturge, d'un cinéaste qu'ils ne disposent, pour leurs œuvres, que d'une heure et demie. Il est peu d'hommes de lettres qui, en s'installant à leur table de travail, décrètent que leur roman prendra fin avec la deux cent trentième page. L'auteur de chansons, lui, est obligé, au nom de techniques d'enregistrement et de diffusion dont la disparition du 78 tours aurait sans doute pu atténuer la rigueur, de placer ses couplets et ses refrains sous le signe des fatidiques trois minutes. Mais ce n'est là, en réalité, que la plus apparente d'une longue série de contraintes et de restrictions. Il lui faut encore concevoir texte et musique.

simultanément, seule manière logique de fondre ces deux composantes en un tout harmonieux. Assembler les rimes qui, phonétiquement, épouseront au mieux le chant. Trouver pour la mélodie choisie le rythme susceptible de mettre en valeur le mot et non d'en détruire la substance... Avoir assez de goût et d'expérience pour installer l'image à l'instant et à l'emplacement où elle acquerra sa pleine résonance... Ne jamais çerdre de vue, enfin, qu'une chanson est faite pour être interprétée en public et que le disque n'est qu'un moyen de suppléer à l'impossibilité dans laquelle nous sommes de recevoir le chanteur à domicile ou d'aller vers lui chaque soir. La chanson, en effet, ne peut exister en dehors de la relation interprète-public car, si elle est musique et parfois poésie, elle est aussi théâtre dans la mesure où il s'agit d'habiter, pour un instant, un personnage, et danse puisque le geste y tient un rôle privilégié quand il vient souligner une intention ou mettre en relief une image. « Voilà donc quelques-unes des données qui entrent obligatoirement dans la constitution de la chanson « idéale «. Même lorsqu'elles sont réunies, il reste néanmoins à attendre un ultime élément dont l'intervention n'obéit à aucune loi, ne répond à aucune technique, mais qui, cependant, est seul capable de faire d'une simple chanson un instant de bonheur pour l'auteur, ou le spectateur si l'on préfère... « Ainsi, nous le voyons, la chanson procède d'un nombre élevé de techniques et de disciplines qui ont tendance à ligoter texte et musique, à leur faire perdre leur liberté de mouvement dès l'instant où l'on s'avise de les mener l'un vers l'autre... La difficulté qu'il y a à composer des chansons poétiques est si apparente que d'aucuns ont commis l'erreur d'en faire une impossibilité. Mais comment admettre qu'un texte poétique auquel on donne des ailes, à savoir un vecteur (1) musical, voie soudain ses images se dissoudre et son verbe se scléroser? Joubert aimait à répéter que « le chant est le ton naturel de l'image; la raison parle, mais l'imagination fredonne «. S'il avait plu à Verlaine d'offrir une musique à certaines de ses pièces, aurait-il pour cela perdu la place de choix qu'il occupe maintenant dans nos anthologies ? Un titre comme la Bonne Chanson ne laisse-t-il pas, d'ailleurs, pressentir un désir de musique? « A ceux qui rétorqueraient que les poètes dignes de ce nom n'éprouvent pas le besoin d'apporter à leurs œuvres (1) Vecteur : ici (sens étymologique), ce qui transporte.

une nouvelle dimension, il faudrait répondre que ce qui était vrai hier ne l'est plus tout à fait aujourd'hui et que le temps est révolu où la poésie trouvait dans les salons littéraires l'ambiance de serre chaude nécessaire et suffisante à sa pérennité. Parce qu'en cette seconde moitié du xxe siècle les hommes désapprennent peu à peu à lire, perdent le goût d'aller vers les choses de l'esprit et font de la passivité une règle de vie, il eût été souhaitable que la poésie cherchât à élargir son audience en ne boudant pas les nouveaux moyens de diffusion qui se présentaient à elle. Or, il nous semble que la chanson eût pu devenir un remarquable support d'images poétiques. Devenir n'est pas le mot puisque, en réalité, elle le fut voici déjà de nombreuses années. Une chance s'offrait à elle de renouer avec son passé : l'enregistrement sonore était sur le point de lui rendre la place de premier plan que l'invention de l'imprimerie lui avait retirée. Pour des raisons qu'il ne nous appartient pas de discuter dans le cadre de cet essai, les poètes n'ont pas su ou n'ont pas voulu regarder vers ce champ d'investigations tout neuf. Le résultat en est que la chanson actuelle est une sorte d'enfant mort-né qui n'a souvent de poétique que ses ambitions, quand ce ne sont ses prétentions, et qu'à côté d'un Ferré, d'un Brassens, d'un Brel et de quelques autres, l'on ne trouve à l'infini que vulgarité et platitude. Mais, encore une fois, est-ce parce que cette voie royale qui s'ouvrait à la poésie a été en partie sacrifiée sur l'autel du mauvais goût par des marchands plus soucieux de rapport que d'apport qu'il faut voir nécessairement dans la chanson une négation par nature de la démarche poétique ? Les noms que nous avons cités viennent témoigner du contraire. Les poètes de vocation, nous allions écrire de métier, ne sont pas encore vraiment venus à la chanson ; en attendant qu'ils entrent en lice, il est heureusement des hommes... pour leur préparer le terrain et réussir fréquemment le difficile mais enrichissant mariage de la poésie et de la chanson bien que, par modestie et humilité, ils s'en défendent. « Jean Clouzet, présentation du Jacques Brel de la collection Seghers, 1964. • Selon votre préférence, résumez ce texte en respectant son mouvement ou bien analysez-le, en distinguant et ordonnant les thèmes et en vous attachant à rendre compte de leurs rapports. Après ce résumé ou cette analyse, vous dégagerez du texte un problème auquel vous attachez un intérêt particulier ; vous en préciserez les données, vous les discuterez s'il y a lieu, et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.

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