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Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain

Publié le 27/04/2011

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L'invention crée l'invention et tout se passe comme si, depuis environ quatre-vingts ans, la tête des hommes était devenue plus intelligente et leurs mains plus habiles. L'homo faber s'est trouvé brusquement armé de façon tout à fait nouvelle et les mains techniciennes travaillent en même temps que la tête pense. Les inventions ne nous surprennent plus, et même nous nous étonnons que certaines n'aient pas été faites plus tôt. Une étincelle tombe dans un esprit et provoque un vaste incendie. J'ai vu, en Afrique, de quel feu, comme de brousse, une panne d'auto, de camion, en plein désert, pouvait être l'occasion. Vous n'êtes pas en panne depuis une heure que vingt personnes sorties on ne sait d'où sont autour de vous et regardent et veulent savoir ce qu'est cette machine. Cette étrange multiplication de la curiosité et du savoir est désormais de toute la terre.    Il faut enseigner aux adolescents leur temps de rendre à tous les hommes leur monde qu'ils semblent parfois en train de perdre du fait même de sa rapide transformation. J'ai connu, il y a trente ans, tel paysan avec qui je chassais qui était plus maître de son monde que ne peut l'être son fils, son petit-fils. Il ne savait pas lire... Son monde était la nature autour de lui, les champs, des chemins qu'il connaissait, des herbes qu'il était capable de nommer, sans aucune culture livresque, mais il lisait la terre elle-même. Une herbe rongée suffisait à l'avertir soudain qu'un lapin, un lièvre était passé là. Il vivait dans un monde qui, par les couleurs, les sons, les bruits, était vraiment le sien. Son ignorance le mettait en garde contre les mensonges.    Dans quel monde vivons-nous ? On nous l'arrache par morceaux. Il est comme une toile déchirée. Il faudrait la raccommoder. Les matières plastiques remplacent tout. Nous vivons dans le faux-semblant et si quatre-vingt-dix pour cent de notre savoir est tout actuel, tout récemment acquis, comment ne perdrions-nous pas notre passé, n'oublierions-nous pas notre âge et notre histoire ?    Aucun homme ne sera plus, à l'intérieur de ce temps, ce que pouvait être un Montaigne à l'intérieur du sien. Montaigne savait tout ce que de son temps on pouvait savoir. Personne ne saura plus tout ce qu'à est possible de savoir du nôtre. Le plus nécessaire serait d'essayer de définir et de reconnaître le fond de culture commun qui permettrait à tous de vivre leur temps. Il faut craindre que la diversité même de ce prodigieux savoir, en nous contraignant à la spécialité, ne nous conduise à une singulière sottise. Nous pouvons devenir des fourmis très actives, transporter chacun notre petit paquet, notre miette et la fourmilière se remplira. Mais le cerveau de rassemblement de toutes ces fourmis ne sera nulle part. Oppenheimer (l), raisonnant sur ces choses, nous console en nous avertissant qu'un certain esprit pourrait nous sauver si nous y prenions garde : c'est que chacun de nous sache quelque chose entre toutes avec une telle rigueur que sur cette chose même et la connaissance qu'il en a il prenne idée de ce qu'est la vérité. Nous savons quand nous savons et quand nous ne savons pas. Là est peut-être le salut, et Oppenheimer garde sa foi en la raison. Chacun, par une certaine discipline que sa spécialité même peut l'obliger à pratiquer, peut se mettre, si l'on peut dire, en état de vérité et reconnaître quand les autres le sont avec lui, et c'est l'association de tous ces hommes authentiques mis en état de vérité qui ferait une société authentique et capable de la liberté. Car la liberté n'est que le fruit de la connaissance et nous devenons plus libres à mesure que nous savons davantage et distinguons mieux dans l'ensemble des choses le vrai et le faux.    Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain, 1971.    Vous ferez d'abord de ce texte, à votre gré, un résumé (en suivant le fil du développement) ou une analyse (en mettant en relief la structure logique de la pensée).

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