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Lettre de Montaigne au Sénat romain.

Publié le 09/02/2012

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Pères conscrits,

Il me plaît, Messieurs les Conservateurs, vous appliquer cet antique vocable, me souvenant qu'aux jours de la romaine puissance il fut très cher à tant d'hommes distingués par le rang et par l'esprit et, par dessus tous, à ce prince de la parole, l'incomparable Cicero, qui le prisait si fort. J'entends par là rendre hommage au présent qui, j'ai pu m'en convaincre par yeux et par oreilles, n'a point dégénéré d'un illustre passé. La même sagesse, en effet, préside aux délibérations de ce grand corps dont vous êtes la tête; la même considération ~ntoure cette assemblée vénérable dont les origines" semblent se perdre dans le lointain des âges....

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« tendre affirmer que, neanmoins, pareil honneur me paraît tout naturel.

Romain, ne l'ai-je pas toujours ete'? N'ai-je pas suce avec le lait le culte de Rome, l'admiration pour ses grands hommes, l'enthousiasme pour ses guerres et ses vastes entreprises, la veneration pour ses sages institutions.'? Avant de comprendre un seul mot de la langue française ou du dialecte peri­ gourdin, j'etais familiarise avec le doux parler de vos ancêtres.

Mon feu père, dont je ne saurais trop louèr l'intelligente bonte et l'avisee prevoyance, crea autour de mon berceau comme une atmosphère romaine.

Nourrice, valets, precepteur, parents, tout m:'y plongeait à mon insu, du matin au soir.

D'aucuns apprennent à lire dans le psautier; ce fut dans les Métamorphoses du bon Ovide que je m'exerçai à réunir lettres, syllabes, mots.

Et toujours en ma memoire - encore que monstrueuse en défaillance - resteront gravées la plaisante histoire de Philemon et Baucis, l'aventure malheureuse d'Icare et la singulière transmutation du roi Midas.

Avec l'institution grandit chaque jour cet amour que je pourrais qualifier de filial, car pour mon esprit, comme pour mon cœur, Rome fut et demeure l'Alma Mater.

Tour à tour, j'entrai en relation avec Virgile et Lucrèce, Horace, Catulle et Tibulle, Plaute et Térence; les historiens, les orateurs romains devinrent mes amis, mes intimes.

Que dis-je'? Ce ne sont pas seu­ lement ces maîtres de la plume ou du verbe, ces annalistes aux vues pro· fondes, ces arbitres du rire et des pleurs qui me devinrent habituelle compa­ gnie, èe sont tous leurs héros : ceux qui ont reellement vecu et· ceux qu'en­ fanta leur feconde imagination.

Tantôt je me croyais mêlé aux batailles où triomphèrent les legions, tantôt j'assistais aux conseils de l'insigne Senat, tantôt je participais aux jeux du cirque et me glissais dans la troupe des histrions, ou bien encore je me rendais en l'école des plus réputés philo­ sophes.

Somme, durant ma prime jeunesse - alors que chez l'homme la folle du logis emporte si aisément l'esprit à travers le temps et l'espace - fai vecu avec tout ce qui compta jadis en la souveraine Cité.

Sàns peine, je me rendais présents les lieux, théâtre d'événements si divers.

Temples et basiliques, cirques et thermes, palais impériaux et de.: meures patriciennes, tout m'était connu.

Le Forum, centre et cœur de l'urbe incomparable, etait mon séjour de prédilection.

J'y ai ouï, je vous le puis assurer, tomber de la tribune aux harangues les sublimes oraisons du Père de la Patrie, comme j'y ai vu exposée sa tête sanglante, placée là sur les ordres d'Antoine.

J'aimais aussi à errer sur les sept collines et, bien avant mon récent voyage, près du Capitole où l'on conduisait in pumpis les triom­ phateurs, j'ai vu le sinistre avertissement de la Roche Tarpéienne.

Malgré que l'on m'en eût prevenu, j'éprouvai quelque déception lorsque, naguère, je contemplai non plus en visionnaire, mais de mes yeux de chair les restes piteux de tant de splendeurs; lorsque, avec les marbres de ces ruines véné­ rables, je vis construire des demeures au goût des gens de maintenant.

J'en· fus peiné comme s'il se fût agi du logis de mes aïeux; dans la patrie de mon âme je .me crus un exilé, et je ne me pus d'abord consoler de cette profa­ nation.

Mais, vive Dieu! cette sombre mélancolie n'a point persévéré.

Je découvris bientôt dans la Rome de saint Pierre, dans la ville des Papes, d'amples sujets· de m'éjouir.

Et ce m'est liesse, Messieurs les Sénateurs, de songer que vous appartenez à cette Rome nouvelle; que vous êtes, non plus les citoyens d'un empire qui, s'il eut des jours de gloire, connut aussi des hontes innom-­ mables, mais les fils d'un Père très aimé, dont l'affectueuse autorité s'étend jusqu'aux extrémités du monde, dont les larges desseins embrassent tous les temps.

Par le maintien d'une institution comme la vôtre, ce sage souve-. »

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