Devoir de Philosophie

A Mademoiselle Volland (10 août 1759) - Commentaire

Publié le 05/04/2011

Extrait du document

COMMENTAIRE :    Les circonstances de la lettre.    Diderot est à Langres depuis fin juillet1. Il y est venu après la mort de son père 2 pour régler avec sa sœur et son frère l'abbé 3 le partage de la succession4.    Son importance.    Elle présente un portrait de Diderot par lui-même, mais aussi une explication de son caractère et une suite de renseignements un peu désordonnée sur ses goûts et ses idées.   

   Les habitants de ce pays ont beaucoup d'esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l'orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette. Elles s'accoutument ainsi, dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. La tête d'un Langrois est sur ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher : elle n'est jamais fixe dans un point; et si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas pour s'y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays, seulement le séjour de la capitale et l'application assidue m'ont un peu corrigé. Je suis constant dans mes goûts; ce qui m'a plu une fois me plaît toujours, parce que mon choix est toujours motivé : que je haïsse ou que j'aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis porté naturellement à négliger les défauts et à m'enthousiasmer des qualités. Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice ; je me détourne doucement des méchants, et je vole au-devant des bons. S'il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c'est là que mes yeux s'arrêtent ; je ne vois que cela; je ne me souviens que de cela; le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau ? Vous le savez, vous, ma Sophie, vous le savez, vous, mon amie ; un tout est beau lorsqu'il est un; en ce sens Cromwell' est beau, et Scipion aussi, et Médée, et Aria, et César, et Brutus. Voilà un petit bout de philosophie qui m'échappe; ce sera le texte d'une de nos causeries sur le banc du Palais-Royal. Adieu, mon amie ; dans huit jours d'ici j'y serai, je l'espère.

« Sans doute, on peut penser, avec M.

Mornet, que les Langrois, enfermés dans leurs habitudes et leurs étroitesmurailles, n'ont pas tous, selon le mot de Diderot, une inconstance de girouette, mais cette idée de rattacher unindividu à un ensemble qui le détermine, tout en lui reconnaissant la possibilité et par suite la liberté de se corriger,loin d'être une boutade, est une idée chère à Diderot, qui a constamment oscillé entre un matérialisme, ramenant lemonde à un jeu mécanique de forces aveugles, et sa foi dans un certain nombre de principes moraux, variables maiséternels, que tout homme a finalement intérêt à suivre, mais qu'il est pourtant libre de rejeter.

L'enthousiasme deDiderot pour la vertu ne peut se justifier que si l'on admet son « moralisme », en contradiction avec ses principesphilosophiques.

Diderot s'est constamment efforcé de résoudre cette contradiction, ce qui n'a pas été sans mal etsans tiraillements. Mais Diderot rappelle dans sa lettre un certain nombre de points qui permettent d'avoir une idée plus complèteencore de sa physionomie intellectuelle : a) l'effort raisonné qu'il a toujours apporté à «motiver» ses préférences, car si Diderot cède volontiers à sesenthousiasmes (le mot est dans le texte), il s'est aussi efforcé de les justifier : c'est un cœur passionné, mais unesprit lucide et raisonneur. b) en second lieu, l'habitude qu'il a de juger les hommes et les œuvres beaucoup plus sur leurs qualités que sur leursfaiblesses.

Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler comment il parle, dans ses Salons, des peintres qu'il admire(Vernet-Greuze-Chardin) et de relire sa lettre à Naigeon sur Voltaire, où il veut passer ses défauts sous silence pourne retenir que ses mérites.

C'était substituer, avant Chateaubriand, à la critique des défauts celle des qualités. c) L'importance qu'il accorde à toutes les formes de l'art (remarquez l'énumération : un ouvrage, un tableau, unestatue), car Diderot s'est plu non seulement à étudier, avec la plus grande sympathie, tout ce qui est Beau, maisencore à établir — c'est une originalité de son temps — des points de contact entre la poésie, la sculpture, lapeinture et la musique, et à affirmer que la beauté est avant tout dans l'unité : un tout est beau lorsqu'il est un. d) enfin, c'est ce que l'esthétique contemporaine lui a le plus reproché, l'impossibilité de ne pas céder à ce quisuscite en lui une émotion d'ordre moral : Je vole au devant des bons et, par suite de ne juger une œuvre d'art qued'après l'attendrissement qu'elle peut faire naître en lui. Ainsi cette lettre constitue un document de premier ordre sur la personnalité de Diderot.

Elle a l'avantage derésumer brièvement, mais avec beaucoup de spontanéité et de sincérité {voilà un petit bout de philosophie quim'échappe)3 des aspects intéressants de son caractère et de ses préoccupations.

Tout Diderot n'est pas danscette lettre, mais ce sont les grandes lignes de sa personnalité qu'elle nous révèle.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles