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La mémoire nous libère-t-elle de l'actualité ?

Publié le 02/10/2005

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D'où l'étonnement du public lorsque se produit par exemple une tension internationale particulièrement grave: tout se passe comme si cette situation - qui résulte nécessairement d'un état antérieur - était totalement imprévue, alors même qu'ont sans doute bien été fournies en leur temps, mais sans être inscrites dans une durée suffisante, les informations qui pouvaient permettre de prévoir qu'en effet la situation devrait évoluer dramatiquement. C'est alors que doivent être fournis des dossiers explicatifs permettant de saisir les origines du phénomène: il apparaît clairement que l'actualité n'est compréhensible que lorsqu'elle est inscrite dans un contexte chronologique, dans une durée plus longue. Le fait d'actualité, pour être répercuté, doit apparaître sous le signe de la nouveauté, du non-répétitif. Par définition, le nouveau vieillit vite, comme tout objet de consommation qui n'a pas d'autre qualité qu'un coefficient de surprise. Ainsi en va-t-il dans tous les domaines où le souci d'informer est mêlé à des enjeux économiques, qu'il s'agisse de la musique de variétés, de la «dernière mode» en art ou du film qu'il faut voir d'urgence avant qu'on n'en parle plus. Cette nouveauté vouée à l'éphémère ne doit pas être confondue avec la véritable innovation (en art par exemple) - généralement plus discrètement « lancée » sans l'actualité parce que moins aisément consommable. Mais pour saisir ce qui les sépare, on a besoin de connaître l'état réel d'un domaine - et donc son histoire, parce qu'elle seule peut fournir des références et des critères d'appréciation. Seul le recours à la mémoire - qu'elle soit celle de l'individu, avec ses connaissances et ses souvenirs propres, ou collective : celle que nous proposent les historiens - semble apte à nous aider à mettre en perspective les événements livrés par l'actualité. Il est clair que, pour mesurer la portée symbolique du procès intenté à un dirigeant nazi, j'ai besoin de connaître quelque chose de ce que purent être ses méfaits. Dans un autre domaine, je ne peux apprécier la nouveauté - vantée par l'actualité - d'un film, d'un roman ou d'une pièce de théâtre, que si l'histoire, même proche, de ces arts ne m'est pas tout à fait étrangère.

« [Introduction] Un homme sans mémoire ne vivrait que dans l'instant, il serait rivé à la chose qu'il perçoit sans pouvoir s'en détacherd'aucune manière.

En l'arrachant à l'actualité qui l'accapare ainsi, la mémoire prépare la libération de l'homme.

Cettedernière peut certes devenir illusoire lorsque la mémoire n'est qu'un refuge dans lequel on fuit nostalgiquement lasouffrance d'aujourd'hui.

Mais elle peut être réelle lorsque la mémoire nous fait accéder à un plus juste rapport avecle présent.

La mémoire apparaît alors comme le paradoxal détour par lequel l'esprit doit s'éloigner de l'actualité pourmieux la retrouver.

Nous essaierons de constituer puis d'approfondir ce paradoxe. [I.

La mémoire permet de se détacher de l'actualité.] [1.

La mémoire s'efforce de retenir le cours du temps.

]Un être sans mémoire aurait seulement conscience du présent.

Il serait entièrement accaparé par l'actualité c'est-à-dire par l'événement actuellement présent à son esprit.

Il serait en cela semblable à la statue décrite par Condillacdans le Traité des sensations.

Condillac imagine une statue de pierre qu'il suppose dotée d'un seul sens, l'odorat parexemple.

Lorsqu'elle sent une odeur de rose, la statue devient odeur de rose, puis l'instant d'après, elle est odeur denarcisse, odeur de miel..., oubliant à chaque fois ce qu'elle a senti précédemment.

On ne peut même pas dire que sasensation dure : pour nous, c'est bien la même odeur qu'elle sent maintenant et il y a un instant mais pour elle, il n'ya ni avant ni après, elle ne sait donc pas ce que signifie « même » ou « durer »; tout est toujours neuf, seul leprésent existe.La mémoire libère donc de l'emprise de l'actualité en faisant exister le passé.

Le présent, au lieu d'être précipité dansle néant par l'écoulement du temps, se maintient dans un certain degré de réalité en devenant le passé dontquelqu'un se souvient.

La mémoire lutte donc contre la fuite du temps.

Elle essaie de faire échec à la précipitationde toutes choses vers le non-être.

C'est ainsi que l'on s'efforce de maintenir les souvenirs des disparus par desinscriptions funéraires ou des monuments commémoratifs.

L'emprise de l'actualité, c'est la mort, c'est l'éternelledisparition de tout présent chassé par un présent nouveau.

Maintenir dans l'être ce qui n'est plus, c'est tenter des'affranchir de notre condition de mortels.

On pourra penser à l'oeuvre de Marcel Proust, À la recherche du tempsperdu, qui se constitue en victoire sur le temps qui passe et sur la mort : « le temps retrouvé » est le point final dece combat dans lequel la personne du narrateur gagne en intégrité ce qu'elle a par ailleurs perdu en jeunesse. [2.

La mémoire permet de prendre conscience de l'actualité.

]Nous pouvons aller plus loin dans l'analyse du rôle de la mémoire.

La statue de Condillac n'est à vrai dire pasaccaparée par le présent car il n'y a, en toute rigueur, pas de présent pour elle.

L'instant n'est en effet qu'un pointde passage entre le passé et le futur.

Il n'est qu'une fiction logique qui ne peut être éprouvée par la conscience.

Leprésent vécu est plutôt une portion de durée qui retient une part du passé et s'ouvre sur un avenir.

Comme lemontrent les analyses de Bergson (en particulier dans L'Essai sur les données immédiates de la conscience), dans letemps intimement vécu par la conscience (en langage bergsonien, la « durée »), passé, présent et avenirs'interpénètrent.

Ce n'est que par une spatialisation de la durée que le temps devient une ligne où les différentsinstants se succèdent dans un rapport d'extériorité semblable à celui des points géométriques.La mémoire seule permet donc de devenir conscient.

Avant même de faire exister le passé, elle nous libère del'emprise de l'actualité en nous en faisant prendre conscience.

Sans mémoire, nous serions semblables au caillou qui« colle » entièrement à son être actuel.

Il est une masse compacte sans aucun recul vis-à-vis de lui-même.

Laconscience provoque un décollement de l'être, un dédoublement par lequel nous nous savons être, nous détachantainsi du pur et simple fait d'être.

Dans cette prise de distance réside une première libération qui en appelle d'autres :en permettant à la conscience d'exister, la mémoire rend aussi possible toutes les facultés intellectuelles.

Il n'y apas de conceptualisation, de jugement ou de raisonnement pour qui est accaparé par l'actualité, car toutes lesfacultés de l'esprit supposent la comparaison d'états différents. [3.

La mémoire est un refuge dans lequel on fuit l'actualité.

]La mémoire permet un double détachement vis-à-vis de l'actualité : dans la prise de conscience du présent, dans lapossibilité de retenir le temps qui passe.

Le troisième degré de ce détachement sera la substitution du passé auprésent : la conscience peut s'arracher à son existence actuelle et se transporter mentalement dans le passé.

Lamémoire, comme l'imagination, apparaît comme un exutoire à la douleur présente.

Ainsi, les personnes âgées aimentà évoquer des souvenirs de jeunesse.

Ceci est particulièrement intéressant à propos de la littérature.

Les Mémoiresdu Cardinal de Retz fournissent un bon exemple de cette attitude qui consiste à surmonter l'échec présent par uneremémoration méliorative des événements du passé : c'est ainsi que le Cardinal présente longuement les épisodes dela Fronde dans lesquels il avait eu un rôle prépondérant, alors que, à mesure où il s'approche des événementsrécents de sa vie, sa retranscription devient peu fiable pour rester finalement inachevée.Une telle liberté est cependant illusoire puisqu'elle ne permet pas de changer le présent qu'on se contente de fuir.Au contraire, se détourner du présent est la meilleure manière d'en subir l'emprise.

Il convient donc de ne pas limiterla valeur libératrice de la mémoire à celle d'un refuge douillet et illusoire.

Si la mémoire nous détache de l'actualité,c'est pour mieux y revenir.. »

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