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Michelet, Histoire de la Révolution française (extrait 1)

Publié le 13/04/2013

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S’affronter au sujet de la Révolution française est un rituel obligé pour nombre d’historiens romantiques et républicains du XIXe siècle. Jules Michelet, qui publie en 1847 Histoire de la Révolution française, ne fait pas exception à cette règle. Afin de construire une véritable pédagogie politique célébrant le génie de la patrie révolutionnaire et du peuple conquérant sa liberté républicaine, il recourt, dans le chapitre relatant la prise de la Bastille, à un style où sa prose se fait vibrante. Il met en scène le peuple révolté de Paris et joue de la tension dramatique qu'il donne à son récit pour mieux captiver le lecteur.

La prise de la Bastille évoquée par Jules Michelet

 

Versailles, avec un gouvernement organisé, un roi, des ministres, un général, une armée, n’était qu’hésitation, doute, incertitude dans la plus complète anarchie morale.

 

 

Paris, bouleversé, délaissé de toute autorité légale, dans un désordre apparent, atteignit, le 14 juillet, ce qui moralement est l’ordre le plus profond, l’unanimité des esprits.

 

 

Le 13 juillet, Paris ne songeait qu’à se défendre. Le 14 il attaqua.

 

 

[…]

 

 

L’attaque de la Bastille ne fut nullement raisonnable. Ce fut un acte de foi.

 

 

Personne ne proposa. Mais tous crurent, et tous agirent. Le long des rues, des quais, des ponts, des boulevards, la foule criait à la foule : « À la Bastille ! à la Bastille !… « Et, dans le tocsin qui sonnait, tous entendaient : « À la Bastille ! «

 

 

[…]

 

 

L’histoire revint cette nuit-là, une longue histoire de souffrances, dans l’instinct vengeur du peuple. L’âme des pères qui, tant de siècles, souffrirent, moururent en silence revint dans les fils, et parla.

 

 

Hommes forts, hommes patients, jusque-là si pacifiques, qui deviez frapper en ce jour le grand coup de la Providence, la vue de vos familles, sans ressource autre que vous, n’amollit pas votre cœur. Loin de là, regardant une fois encore vos enfants endormis, ces enfants dont ce jour allait faire la destinée, votre pensée grandie embrassa les libres générations qui sortiraient de leur berceau, et sentit dans cette journée tout le combat de l’avenir !…

 

 

L’avenir et le passé faisaient tous deux même réponse ; tous deux dirent : « Va !… «

 

 

Et ce qui est hors du temps, hors de l’avenir et hors du passé, l’immuable droit le disait aussi. L’immortel sentiment du Juste donna une assiette d’airain au cœur agité de l’homme, il lui dit : « Va paisible, que t’importe ? quoi qu’il t’arrive, mort, vainqueur, je suis avec toi ! «

 

 

Et qu’est-ce que la Bastille faisait à ce peuple ? Les hommes du peuple n’y entrèrent presque jamais… Mais la justice lui parlait, et une voix qui plus fortement encore parle au cœur, la voix de l’humanité et de la miséricorde ; cette voix douce qui semble faible et qui renverse les tours, déjà, depuis dix ans, elle faisait chanceler la Bastille.

 

 

[…]

 

 

Il était cinq heures et demie. Un cri monte […] Un grand bruit, d’abord lointain, éclate, avance, se rapproche, avec la rapidité, le fracas de la tempête… La Bastille est prise !

 

 

Dans cette salle déjà pleine, il entre d’un coup mille hommes, et dix mille poussaient derrière. Les boiseries craquent, les bancs se renversent, la barrière est poussée sur le bureau, le bureau sur le président.

 

 

Tous armés, de façons bizarres, les uns presque nus d’autres vêtus de toutes couleurs. Un homme était porté sur les épaules et couronné de lauriers ; c’était Élie, toutes les dépouilles et les prisonniers autour. En tête, parmi ce fracas où l’on n’aurait pas entendu la foudre, marchait un jeune homme recueilli et plein de religion ; il portait, suspendue et percée de sa baïonnette, une chose impie, trois fois maudite : le règlement de la Bastille.

 

 

Les clés aussi étaient portées, ces clés monstrueuses, ignobles, grossières, usées par les siècles et par les douleurs des hommes. Le hasard ou la Providence voulut qu’elles fussent remises à un homme qui ne les connaissait que trop, à un ancien prisonnier. L’Assemblée nationale les plaça dans ses archives, la vieille machine des tyrans à côté des lois qui ont brisé les tyrans. Nous les tenons encore aujourd’hui, ces clés, dans l’armoire de fer des Archives de la France… Ah ! puissent, dans l’armoire de fer, venir s’enfermer les clés de toutes les Bastille du monde !

 

 

La Bastille ne fut pas prise, il faut le dire, elle se livra. Sa mauvaise conscience la troubla. la rendit folle et lui fit perdre l’esprit.

 

 

[…]

 

 

La difficulté était de faire exécuter la promesse. Empêcher une vengeance entassée depuis des siècles, irritée par tant de meurtres que venait de faire la Bastille, qui pouvait cela ?

 

 

[…]

 

 

La foule était enragée, aveugle, ivre de son danger même. Elle ne tua cependant qu’un seul homme dans la place, elle épargna ses ennemis les Suisses, qu’à leurs sarraux elle prenait pour des domestiques ou des prisonniers ; elle blessa, maltraita ses amis les invalides. Elle aurait voulu pouvoir exterminer la Bastille ; elle brisa à coups de pierres les deux esclaves du cadran ; elle monta aux tours pour insulter les canons ; plusieurs s’en prenaient aux pierres, et s’ensanglantaient les mains à les arracher. On alla vite aux cachots délivrer les prisonniers ; deux étaient devenus fous. L’un, effarouché du bruit, voulait se mettre en défense ; il fut tout surpris quand ceux qui brisèrent sa porte se jetèrent dans ses bras en le mouillant de leurs larmes. Un autre, qui avait une barbe jusqu’à la ceinture, demanda comment se portait Louis XV ; il croyait qu’il régnait encore. À ceux qui demandaient son nom il disait qu’il s’appelait le major de l’Immensité.

 

 

[…]

 

 

Source : Michelet (Jules), Histoire de la Révolution française, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1979.

 

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