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Montesquieu: un être intelligent

Publié le 24/03/2005

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montesquieu
Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites : mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles ; ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que, supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que, s'il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance ; que, si un être intelligent avait créé un être intelligent, le créé devrait rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine ; qu'un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent mérite de recevoir le même mal ; et ainsi du reste. Montesquieu

Aux confins du droit et de l'éthique, la question du fondement des lois soulève des interrogations essentielles. Si les hommes font partie de la nature, ils ne peuvent s'abstraire complètement de ses lois, c'est-à-dire des rapports constants qui régissent les phénomènes, tels que l'analyse scientifique les dégage. En outre, il est un autre type de lois, dont les hommes sont eux-mêmes les auteurs. Le pouvoir de légiférer, dans le cadre des sociétés humaines, ne relève-t-il pas cependant d'exigences et de normes qui, idéalement, lui préexistent ? Question décisive, et concrètement tirée de cette interrogation : les lois réelles, existant ici et maintenant, ne procèdent-elles pas d'un champ de rapports possibles, qui les sous-tendrait comme une sorte de référence critique ou d'idéal immanent ? L'étude d'un texte de Montesquieu, tiré du premier chapitre de l'Esprit des lois, nous permettra d'y réfléchir.  

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« L'enjeu de telles réflexions apparaît clairement dans le souci critique qui conduit tantôt à ne pas absolutiser des loispositives sous prétexte qu'elles existent (car alors c'est de conformisme et de soumission qu'il s'agit), tantôt à nepas sombrer dans un relativisme intégral, qui détruit tout repère critique, et invalide toute instance de recours.

Direle droit à partir du fait, c'est tomber dans une idéologie apologétique, et compromettre la notion même du droit,puisque la distance qui conditionne son apport spécifique se trouve résorbée.

Quant au statut des lois, lorsqu'ellessont considérées comme conventions relatives, il n'est pas sans conséquences néfastes pour le souci de justice oude liberté : au nom de quoi dès lors protester contre une loi injuste, ou même simplement proclamer qu'une loi estinjuste ? De cette lourde ambiguïté l'humanisme d'un Protagoras était largement affecté : proclamer que « l'hommeest mesure de toutes choses », c'est en un sens vouloir l'affranchir des tutelles théologiques et des superstitionsqui peuvent hanter la politique.

Entendues comme conventions humaines, les lois semblent alors perdre le caractèreindiscuté qui trop souvent s'attache à leur origine divine supposée – ou à l'absolutisation idéologique en laquelle setravestit la réalité bien prosaïque d'un pouvoir de domination historiquement repérable.

Mais l'extrapolation de lalégitime relativisation critique en relativisme intégral peut, paradoxalement, restituer à la tyrannie une certainepuissance, du fait qu'elle invalide toute norme ou tout principe en le ravalant au rang d'une valeur relative.Le deuxième paragraphe du texte propose donc très logiquement la thèse d'une antériorité des rapports de justice àl'institution d'une loi qui est censée les faire valoir.

Mais il insiste sur la spécificité des hommes en tant qu'êtresintelligents, comme si le statut des lois devait s'en trouver sensiblement reconsidéré.

De fait, il y a loi et loi.

Les loisdu monde physique – par exemple l'attraction universelle et la loi de la chute des corps qui en est une expressionparticulière – s'appliquent invariablement et inéluctablement.

Les lois du monde humain, quant à elles, mettent enjeu des êtres agissant de façon complexe – la complexité traduisant l'articulation des lois qui les déterminent et deschoix qu'ils effectuent – nécessité et liberté si l'on veut.

Spécificité de telles lois, qui rappelle en un sensl'étymologie proprement politique ou juridique du mot loi.

Les hommes peuvent obéir ou non aux règles qu'ils se fixentà eux-mêmes, ou aux commandements de certains d'entre eux.

La loi politique, la loi-commandement, ne sont doncpas déterminantes comme la fixité des rapports qui régissent les phénomènes naturels.

Elles peuvent êtrecontraignantes, mais plus ou moins.

Dans la mesure – mais dans la mesure seulement – où elles répondent à desexigences essentielles pour la vie sociale, elles doivent répondre, selon Montesquieu, à des principes qui intéressenttant leur mode d'existence que leur finalité.En premier lieu, il est fait référence à une « société d'hommes », qui requiert l'observance des lois qu'elle se donne.Seuls des hommes, en tant qu'êtres libres, peuvent littéralement se conformer à des lois, la forme pronominaleindiquant bien ici le mode d'implication du sujet dans l'action qu'il accomplit – et qu'il pourrait ne pas accomplir.Agissant conformément à des lois, l'homme se détermine lui-même par des représentations, et la première desexigences est justement de bien vouloir faire vivre, par ses décisions, une société proprement humaine.Le deuxième point évoqué par l'auteur met en jeu la capacité de reconnaissance inhérente à l'esprit d'équité : lesrapports de justice impliquent selon le texte cette reconnaissance, à l'instar de la prise de conscience d'une dette.Le troisième point prolonge une telle idée par la référence à la problématique de la création, où le créé ne peut quese soumettre au créateur.

Ces deux points semblent marquer l'importance pour l'auteur d'une transcendancenormative au regard des êtres humains, alors que le quatrième point, comme le premier, se tient dans un plan destricte immanence.

A l'égalité dans le respect des lois humaines répond ici l'égalité dans la sanction qui établit unrapport d'équivalence entre mal causé et mal subi par punition.

« Il ne peut y avoir deux poids, deux mesures » :cette maxime courante illustrerait assez bien le propos de Montesquieu.

On notera que l'ensemble du paragraphemet en jeu deux types d'exigences rectrices en ce qui concerne les rapports d'équité idéaux.

Référées auxnécessités internes à l'organisation sociale, les lois sont ces rapports d'équité qui rendent possible la coexistencedes hommes : elles impliquent obéissance civile et égalité.

Articulées à une problématique de type religieux, ellesressortissent à une caractérisation de la condition humaine comme finitude, appréhendée comme telle.

Laconjugaison de ces deux points de vue marque à la fois la puissance législatrice des hommes et la limite de cettepuissance au regard de ce qui la dépasse.

Elle permet d'accorder l'idée d'un Dieu juge (des actions humaines ; cf leJugement dernier) et celle d'une autolégislation humaine (c'est-à-dire d'une faculté qu'ont les hommes de seprescrire à eux-mêmes des lois – qu'ils ne sont peut-être pas toujours en mesure de définir adéquatement ou derespecter infailliblement).

Intrication complexe du transcendant et de l'immanent, qui fait ici la difficulté etl'originalité du texte.

L'insistance à souligner la nature spécifique des êtres intelligents et du type de lois qui leurcorrespond permet de faire toute sa place à l'idée que les hommes sont libres, tout en ménageant la possibilitéd'expliquer l'écart éventuel entre les lois positives et les principes dont elles relèvent. Conclusion L'affirmation de rapports de justice possibles, antérieurs aux lois positives, n'a pas d'emblée une significationunivoque : elle peut donner lieu, comme nous l'avons vu, à des interprétations différentes.

Mais son enjeu critiqueest essentiel, que l'on se situe dans une perspective éthique ou dans une approche des fondements du droit.Rousseau, dans une réflexion un peu différente, refusera qu'on établisse le droit par le fait, engageant franchementla philosophie politique dans une critique de toute loi qui ne relèverait pas d'un fondement légitime, c'est-à-dire,selon lui, d'une première convention.

Mais la convention elle-même ne saurait être arbitraire, car elle doit releverd'exigences sans lesquelles elle serait nulle et non avenue.

Une confrontation de cette approche avec celle deMontesquieu serait à cet égard très féconde.. »

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