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Au Nom De Quoi Peut-On Reprocher À Autrui D'être Égoïste ?

Publié le 18/01/2011

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Définitions

 

peut : Est-il possible, est-il légitime.

 

autrui : Un autre homme, une autre personne. En philosophie, "autrui" est ce qui est différent de moi et que l'appréhende par ma subjectivité. L'homme est ce que j'ai en commun avec les autres, tandis qu' "autrui" est ce qui me différencie des autres, ce que je ne peux connaître totalement, à cause de ma subjectivité.

 

être : Du latin esse, « être «. 1) Verbe : exister, se trouver là. En logique, copule exprimant la relation qui unit le prédicat au sujet (exemple : l'homme est mortel). 2) Nom : ce qui est, l'étant. 3) Le fait d'être (par opposition à ce qui est, l'étant). 4) Ce qu'est une chose, son essence (exemple : l'être de l'homme). 5) Avec une majuscule (l'Être), l'être absolu, l'être parfait, Dieu.

 

égoïste : Individualiste, qui rapporte tout à soi.

 

 Définition des termes du sujet:

 

 EGO / ÉGOÏSME / ÉGOTISME (n. m.) Mot latin signifiant moi.

   1. — Est employé depuis la célèbre formule de DESCARTES (ego cogito : je pense) pour désigner le moi comme sujet : cf., chez HUSSERL, l'expression ego transcendantal.

   2. — Égoïsme a) Mot utilisé par WoLFF et KANT pour désigner un certain type d'idéalisme SYN. solipsisme. b) Mot créé par les jansénistes de PORT-ROYAL pour désigner la disposition de l'individu à rechercher exclusivement ses intérêts personnels opposé à altruisme, pitié ; pour SCHOPENHAUER, l'égoïsme est l'un des deux principes de la vie morale.

   2. — Égocentrisme : tendance à rapporter tout au moi.

   4. — Égotisme : a) Terme employé par STENDHAL pour désigner l'étude détaillée que fait un écrivain de sa propre personnalité. b) Culture de l'individualité (souvent péj.).

 

AUTRE / AUTRUI :

   1) Comme Adjectif, différent, dissemblable.

   2) comme Nom, toute conscience qui n'est pas moi.

   3) Autrui: Tout homme par rapport à moi, alter ego: "Autrui, c'est l'autre, c'est-à-dire ce moi (ego) qui n'est pas moi (alter)." (Sartre). Les autres hommes, mon prochain. C'est à la fois l'autre et le même (mon semblable, un moi autre, une personne).

 

Ce reproche est fondé au nom de différentes valeurs. Ces valeurs s'opposent-elles à un penchant naturel de l'homme ou à un penchant inscrit dans la vie sociale ? Peut-on reprocher à autrui son égoïsme par rapport à l'intérêt général, ou par rapport à la disproportion de cet intérêt particulier ? Peut-on reprocher quelque chose que l'homme n'est pas à même de corriger (pour Hobbes, l'homme demeure un loup pour l'homme, même dans un état constitué. L'égoïsme n'est pas remplacé par l'altruisme, il se fait seulement plus calculateur) ? L'égoïsme est-il une aliénation, sur laquelle aucun reproche ne peut avoir aucune prise ? Par exemple, la morale ou la raison peuvent-elles fonder un reproche sur une déviance qu'elles ne peuvent corriger ? Peut-on ne pas être égoïste ? Et donc comment reprocher son égoïsme à quelqu'un ? Dans la théorie libérale, le bien commun est le produit spontané des intérêts individuels, si on les laisse libre ; combattre l'égoïsme est une tache vaine et nuisible au bien public. Cette question est à discuter, au nom de l'idée même de République (Kant), et au nom de la réalité de ce bien commun que le libéralisme prétend défendre (pour Marx, le libéralisme est un discours idéologique, il prétend viser à l'universalité en défendant en réalité des privilèges de classe).

 

 Introduction

 

Si l’égoïsme est spontanément condamné en tant que comportement immoral consistant à préférer son bien propre à celui d’autrui, qu’est-ce qui fonde ou justifie une telle condamnation ? Un tel reproche n’est pas légitime en soi : s’il est habituel, l’égoïsme semble aussi être la chose la plus partagée au monde. Ne caractérise-t-il pas le comportement généralisé de l’espèce humaine, chacun préférant son propre intérêt à celui d’autrui ? Dès lors, reprocher à autrui d’être égoïste, n’est-ce pas s’exposer soi-même à être démasqué en tant qu’être égoïste ? Le cas échéant, comment alors justifier une telle condamnation ?

 

Première partie

 

- Comment reprocher à autrui d’être égoïste si ce n’est au nom de la morale ? On stigmatise en effet un comportement individualiste qui choisit systématiquement son bien propre au détriment de celui des autres, l’intérêt particulier prédominant sur l’intérêt général.

 

A/ La parcimonie ou cupidité est ainsi décrite comme vice courant par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque (IV, 3). Cependant, si l’égoïste qui manifeste un caractère odieux sera rejeté par tous, il peut parfaitement avoir des amis, mais dans son intérêt propre (soit par plaisir, dit Aristote, soit par utilité – cf. Eth. Nic., VIII, 3). Or, l’amitié véritable ne consiste pas à avoir des amis pour son intérêt propre, mais à les aimer pour eux-mêmes et à chercher leur bien propre (Eth. Nic., VIII, 4) : on doit aimer son ami comme on s’aime soi-même, l’ami étant un « alter-ego « (ou autre soi-même). Elargie à ceux qu’on ne connaît pas, la bienfaisance s’oppose aussi à l’égoïsme. Lorsqu’une personne de notre entourage fait preuve d’égoïsme, elle montre ainsi qu’elle ne nous considère pas en tant que véritable ami, mais ne cherche qu’à nous instrumentaliser. C’est donc une faute morale que de se montrer égoïste, voire une trahison, d’ordre éthique, à l’égard de la personne qui se présente à nous sous le masque de l’amitié.

 

B/ Peut-on cependant affirmer avec certitude que l’amitié, même véritable, est dénuée d’égoïsme ? Selon les jansénistes de Port-Royal, l’ « égoïsme « (terme qu’ils ont eux-mêmes forgés) caractérise l’état de la nature humaine dans le péché ; et même les comportements « altruistes « peuvent être en fait ramenés à un égoïsme plus fondamental (cf. La Chute de Camus). Or, si tous les hommes sont égoïstes, au nom de quoi pourrai-je stigmatiser autrui en lui reprochant de l’être ? Ne serait-ce pas faire preuve d’hypocrisie, et m’exposer en retour à un tel reproche ? L’égoïsme d’autrui est en effet, comme l’indique aussi La Rochefoucauld, bien davantage visible à mes yeux que le mien propre (Maximes supprimées, §1).

 

- Pour les « demi-habiles « qu’attaque Pascal, c’est au nom de l’ « honnêteté «, c’est-à-dire de la courtoisie et d’un idéal éthique de la sociabilité et de la civilité, que le reproche d’égoïsme est fondé. Celui qui ne parvient pas à réfréner ses passions égoïstes et donc à se rendre « aimable « à autrui devient ainsi « haïssable « aux autres. Mais c’est précisément cet idéal d’honnêteté qu’attaque Pascal. En effet, si Miton, son interlocuteur sceptique, prétend ôter le caractère haïssable de l’égoïsme par le biais d’une éthique, immanente au monde, de la civilité, il ne suffit pas de se rendre aimable aux autres, dit Pascal, pour ne plus être haïssable :  « En un mot le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. « (Pascal, §494 Pensées éd Sellier (455 Brunschvicg, 597 Lafuma) ; cf. aussi – nous utilisons par la suite l’édition Sellier – §511, 510, 529bis ; liasse « la nature est corrompue «, § 243, 244, 253 ; 743, etc.)

 

- Ce n’est donc pas au nom d’une éthique immanente à la société humaine (l’ « honnêteté «) que Pascal va condamner l’égoïsme, à l’égard d’autrui et envers soi-même, mais au nom de la religion. Selon lui, seule la grâce et la charité peuvent rendre « l’homme aimable et heureux tout ensemble « (§ 680, « Le discours de la machine «), tandis que l’honnêteté ne le rendrait aimable que superficiellement, conservant intact la corruption de sa nature.

 

Deuxième partie

 

- La condamnation pascalienne de l’égoïsme, qui vise autant le sien propre que celui d’autrui, se fait donc au nom de la foi. L’égoïsme apparaît comme une donnée irréductible de la nature humaine : l’honnêteté, c’est-à-dire les comportements vertueux et altruistes, ne feront que le « couvrir « et le dissimuler. Au fond, c’est aussi au nom du bonheur que Pascal critique l’éthique immanente de l’honnêteté : rien ne sert de chercher son bonheur en « cultivant son propre jardin «, comme le fait le Candide de Voltaire, car il n’y a pas de bonheur individuel : celui-ci ne saurait être qu’universel (fin du §181, liasse « le souverain bien « ; cf. aussi §519 et 26).

 

- Au-delà – ou en-deça – de l’aspect théologique de la pensée de Pascal, celui-ci nous invite à réfléchir, sur le plan philosophique, sur ce qui lie inextricablement le bonheur et la justice. Or, l’égoïste, c’est précisément celui qui cherche à faire son propre bonheur en demeurant indifférent à l’injustice de notre monde (par opposition à L’homme révolté de Camus). Plutôt que de lui reprocher son immoralité (critique à laquelle on s’expose soi-même), c’est donc sur le plan politique et rationnel que l’on montrera l’incohérence de l’égoïste. Si l’égoïsme peut être dit « rationnel « (Hobbes, utilitarisme…) il se révèle incohérent dès lors que l’individu n’étend pas son intérêt propre à celui d’autrui (cf. Théorie des sentiments moraux d’A. Smith, qui théorise la sympathie ; Stuart Mill, etc.) : les intérêts particuliers sont en effet interdépendants, et mon bonheur dépend de celui d’autrui. L’ « égoïsme rationnel « se dépasse donc nécessairement lui-même, mon intérêt particulier dépendant de l’intérêt général. L’interdépendance croissante  des sociétés, soulignée par Smith, conduit aussi à faire dépendre notre bien-être de celui de plus en plus d’individus, jusqu’à englober l’humanité entière (en termes économiques, une crise économique localisée aura des conséquences globales).

 

Conclusion

 

En admettant donc que l’égoïsme est un comportement rationnel et généralisé de l’espèce humaine, chacun préférant son bien propre à celui d’autrui, il devient difficile de le condamner au nom de la morale. En effet, celui qui fait un tel reproche, serait-il vertueux, s’expose lui-même à être démasqué comme être égoïste : « Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer « (La Rochefoucauld, Maximes, §171). C’est donc au nom de la cohérence interne de l’égoïsme lui-même qu’on l’attaquera : comme le montre Pascal, le « demi-habile «, qui cherche son bonheur en soi-même en faisant abstraction de la justice, qui prétend se rendre aimable en étant honnête, se montre inconséquent. Le bonheur ne saurait en effet exister sans la justice. Si Pascal nous fait glisser du plan moral à une dimension théologique, cela nous ramène aussi sur le plan philosophique et politique : d’un point de vue strictement rationnel, se désintéresser du sort d’autrui, c’est s’exposer au malheur d’autrui qui viendra, tôt ou tard, dissoudre notre bonheur, qui se révèle dès lors comme illusoire.

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