Devoir de Philosophie

OBJET DE L'EXISTENTIALISME d'après JASPERS

Publié le 03/04/2011

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Si le chemin qui mène à la vraie philosophie ne peut être parcouru sans que l'on ait surmonté l'erreur fondamentale, et si celui qui ne s'en est pas consciemment débarrassé retombe toujours à nouveau dans cette erreur, l'œuvre de Descartes durera à jamais, bien qu'on en ait découvert les dessous. Il faut connaître cette œuvre pour faire de la philosophie, autrement on ne serait pas protégé contre ces illusions et ces apparences si séduisantes dont on devient facilement la proie. Il faut profondément méditer les erreurs, commises avec tant de logique, pour éviter leur répétition et pour mettre la pensée à l'épreuve. C'est pourquoi l'étude de Descartes est indispensable. On voit chez lui la source et le commencement de ce qui, après lui, apparaît comme l'ennemi héréditaire de la philosophie; et on les voit même là où on croit être d'accord avec la vérité qui lui est propre. Descartes est une fatalité historique dans ce sens que quiconque fait de la philosophie est obligé de décider, chacun pour soi, de quelle manière il faut s'approprier Descartes. Pour nous, l'importance de ce philosophe résulte, en outre, du fait que même la manière de l'attaquer traduit encore l'estime pour lui. Cette opposition, ainsi qu'on le sait, est presque universelle; mais on n'est d'accord qu'en ce qui concerne le négatif. Les motifs de cette opposition contre Descartes sont si hétérogènes que ses adversaires luttent nécessairement entre eux-mêmes dès qu'ils luttent contre lui. Grâce à Descartes, on peut parvenir à la clarté d'une philosophie susceptible de combattre précisément les attaques erronées qui se dirigent contre lui.

On se trompe lorsqu'on accuse le monde moderne, les sciences et la technique, le rationalisme et la mécanisation de la vie, et lorsqu'on en rend, pour ainsi dire, Descartes responsable. En général, on ne rejette pas l'inversion de Descartes, mais la vigueur même de la recherche, l'éclairement possible par la raison, et, par là, on rejette la véritable philosophie, on dédaigne erronément ce que Descartes lui-même n'avait pas précisément saisi dans la clarté de sa conscience; on confond les déviations que Descartes réalisa intellectuellement (la conception mécaniste du monde, le rôle absolu que joue la raison) et celles que le monde moderne réalisa effectivement (la mécanisation de la conscience au lieu de s'établir comme maître de tout mécanisme possible; la vitalisation de la vie en elle-même au lieu de rester, dans la vie, en rapport avec la transcendance) avec les vraies sources de l'esprit moderne, créateur au fond, qui. bien qu'au risque de dangers considérables, procure à l'homme un essor inoui Il nous reste la tâche de réaliser une philosophie qui a passé à travers les erreurs fondamentales de Descartes et qui, épanouie par rapport à lui et grâce à lui, lui oppose la totalité : l'humanité et l'historicité comme les sources positives par lesquelles nous vivons en réalité et par lesquelles nous pouvons réellement vivre. Il nous faut réaliser une philosophie dont la rationalité vienne d'une source plus profonde et qui comprend une raison susceptible d'englober au lieu de se refermer sur elle-même. Une philosophie aussi bien ouverte à toute réalité et à toute valeur que libre dans la spéculation, libre dans l'acte de transcender, passionnée mais se contrôlant elle-même, et libre dans la lecture du langage chiffré de la transcendance cachée; une philosophie qui découvre toute sorte de réalité, et qui conserve cependant l'englobant ; une philosophie qui connaît la certitude cogente, mais en saisit la relativité; une philosophie qui donne entièrement libre cours aux sciences modernes de la nature ainsi qu'aux conséquences qu'elles comportent, et qui en même temps préserve ces sciences des thèses absolues, qui utilise décidément les possibilités scientifiques, tout en se rendant compte des limites de ces possibilités ; une philosophie capable de s'intégrer toute conception du monde basée sur des preuves réelles, mais capable d'autre part de se passer de toute conception du monde, prétendant être l'Un et l'Absolu; une philosophie qui considère tout savoir comme un moyen seulement qu'elle s'approprie en tant que tel, sans jamais y voir le but final; une philosophie historiquement fondée dans la profondeur de l'existence dont elle provient, et prête à communiquer avec d'autres existences sans même les avoir pénétrées, sans les classer et sans les connaître; une philosophie capable d'entrer en contact avec toute forme substantielle puisqu'elle naît, elle-même, d'une substance possible; une philosophie qui crée l'espace de la communication sans limites, sans savoir où cela mène et en quoi consiste le tout; une philosophie qui ne dégénère pas en dogmatisme et ne se perde pas dans l'abîme sans fond; une philosophie éclairant ce qui est inconditionné, historique et, par là, non valable pour tous, et s'appropriant en même temps ce qui est universellement valable et qui, pour cette raison, n'est pas inconditionné mais relatif; une philosophie qui n'anticipe pas sur la transcendance comme chose connue, ni ne la réclame pour elle seule — et qui donc, historiquement et existentiellement, anime même l'unité inconditionnée, sans l'établir comme l'unité absolue pour tous et pour tout. K. JASPERS (La pensée de Descartes et la philosophie). Revue Philosophique, Mai 1937

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