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PASCAL, Pensées, Brunschvicg, fragment 139 / Laf., 269, 1670

Publié le 27/02/2008

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Pascal : Pensées — Quand je m'y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soir avec plaisir. Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu'on s'en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit. De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court : on n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit. Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse — qui nous en détourne — nous en garantit. PASCAL, Pensées, Brunschvicg, fragment 139 / Laf., 269, 1670

Parmi les puissances trompeuses qui sont les marques de la misère de l'homme, le « divertissement « occupe une place particulière en ce sens qu'il apparaît à première vue comme une condition nécessaire au bonheur : « Sans divertissement, il n'y a point de joie, avec le divertissement, il n'y a point de tristesse « (p. 1143). C'est, dit ailleurs Pascal que le divertissement se présente comme le seul remède à l'ennui qui s'empare de l'homme dès qu'il se trouve seul face à lui-même : « ôtez-leur [aux hommes] le divertissement, vous les verrez se sécher d'ennui « (p. 1146).  L'ennui, tel semble bien être le mot fondamental du texte qui nous occupe, encore qu'il n'y soit e part prononcé. A vrai dire, ce texte ne constitue que le début, agrémenté d'ailleurs de quelques coupures malencontreuses, d'un fragment assez développé des Pensées, celui au long duquel Pascal explicite sa conception du divertissement comme remède apparent à l'ennui, celui aussi où il met à jour la cause profonde de l'ennui lui-même, la « raison... de tous nos malheurs..., qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle «.

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« logique d'arguments dont les structures syntaxiques soulignent la rigueur.Ainsi, ce qui fait le bonheur des rois ou des personnes de « grande condition », ce n'est pas tant le pouvoir qu'ilspossèdent, mais qu'ils aient de ce fait « un grand nombre de personnes qui les divertissent (p.

1143) « de ce qu'onessaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toute sorte de plaisirs », « que dès le matin un grand nombre degens...

viennent de tous côtés, pour ne leur laisser pas une heure dans la journée où ils puissent penser à eux-mêmes » (p.

1144), « en sorte qu'il n'y ait point de vide » (p.

1145).

Car c'est ce vide précisément, ce momentd'arrêt dans le divertissement qui remet l'homme, fût-il roi, face à lui-même et donc le rend le plus malheureux deshommes : « un roi sans divertissement est un homme plein de misères » (p.

1144).Quand Pascal parle des gens de grande condition et des amusements frivoles tels le jeu ou la conversation desfemmes, il ne faut pas croire qu'il condamne au nom de la morale un genre de vie qu'il ne connaît pas; c'est aucontraire pendant sa période « mondaine », avec ses amis Miton, le chevalier de Méré ou le duc de Roannez qu'il apu faire une expérience directe et personnelle de ce genre de divertissement et constater que cet amusement n'estqu'une imagination de bonheur et non le bonheur lui-même.Une réflexion plus profonde permet en effet de voir que le remède à l'ennui n'est qu'apparent, que le divertissement,s'il «est la seule chose qui nous console de nos misères est cependant la plus grande de nos misères.

Car c'est celaqui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement.

» (p.

1147).

Il nousbouche les yeux devant la réalité et nous fait vivre insouciants quand nous devrions être lucides : « les hommesn'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser » (p.1147).

Le divertissement en effet est bien apte à chasser l'ennui, mais non pas à supprimer la cause même del'ennui, la raison pour laquelle l'homme est malheureux.

C'est la distinction que fait Pascal dans le premier paragraphede notre texte quand, choisissant ses mots avec circonspection, il oppose à la cause de tous nos malheurs (causeprochaine ou immédiate, pourrait-on dire, et qui est comme on l'a vu que « l'homme ne sait pas demeurer en repos,dans une chambre ») la raison de ceux-ci, à savoir la cause profonde de la cause elle-même, son fondement.Or cette raison n'est autre que « le malheur naturel de notre condition faible et mortelle ».

Pascal insiste à plusieursreprises sur le caractère naturel de cette raison : l'ennui, dit-il un peu plus loin dans le fragment que nous étudions,a « au fond du cœur...

des racines naturelles » (p.

1142) et aussi : l'homme « s'ennuierait même sans aucune caused'ennui, par l'état de sa complexion » (p.

1142).

Le divertissement est donc un indice sûr du malheur naturel del'homme, et Pascal va jusqu'à ébaucher le syllogisme suivant : si l'homme était heureux naturellement, il nechercherait en aucune manière à être diverti de son bonheur mais s'y complairait; or l'homme cherche sans relâche àêtre diverti par quelque chose d'extérieur à lui : le jeu, la conversation, même la guerre et ses dangers; doncl'homme n'est pas heureux naturellement; il est au contraire intrinsèquement malheureux du fait de sa « conditionfaible et mortelle ».En dehors du mal moral (le péché, la faute), que Pascal n'évoque pas ici, l'homme est en effet en butte à deuxautres sortes de maux : « la mort (mal métaphysique) et les maladies (mal physique) qui sont inévitables» (p.

1139).La mort surtout est inexorablement liée à la condition humaine : « le dernier acte est sanglant, quelque belle quesoit la comédie et tout le reste; on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais » (p.

1148).

Maiscomme elle est « plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril » (p.

1147), l'hommeessaie de n'y penser jamais en ayant toujours l'esprit occupé par quelque divertissement.L'homme, toutefois, s'engage ainsi dans un cycle qui devient vite pour lui un cercle vicieux dont il ne peut plus sortir: occupé par le divertissement auquel il s'adonne, il ne réalise pas que ce n'est que l'occupation elle-même qu'ilrecherche et non le but qu'il s'est fixé, « la chasse et non la prise » : il s'imagine qu'ayant atteint son but, il sereposerait ensuite avec plaisir; mais dès qu'il est en repos, l'ennui le prend et aussitôt le désir d'agitation sous laforme d'un autre but.

On a ainsi l'enchaînement : agitation -> désir de repos -> repos -> ennui -> agitation -> L'ennui qui accable l'homme dès qu'il est en repos est si insupportable parce qu'alors précisément l'homme « sent...son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide » (p.

1138).

Il sent son néant,mais « sans le connaître » (p.

1146) d'une façon confuse et indistincte.Par suite « ils [les hommes] croient chercher sincèrement le repos et ne cherchent en effet que l'agitation » (p.1141).

L'homme est sincère dans son désir, mais dupé : « il se pipe lui-même» (p.

1143).

C'est qu'en réalité le seulvéritable repos est dans la mort, la vie étant au contraire synonyme d'agitation, et que pour Pascal, nul ne cherchesincèrement la mort puisque, dit-il, un « instinct secret » pousse l'homme au mouvement, donc à vivre. En réalité, dit Pascal, l'homme ne possède pas seulement un « instinct secret » mais deux : celui qui pousse l'hommeau divertissement, donc au mouvement; celui, « reste de la grandeur de notre première nature » qui « fait connaîtreque le bonheur n'est en effet que dans le repos et non dans le tumulte ».

C'est pourquoi, l'homme, avide de concilierces deux instincts qui le poussent en sens contraire forme un « projet confus », celui de « la recherche du repos parl'agitation ».

Mais ce projet confus « se cache à leur vue dans le fond de leur âme » (p.

1141). * * *Pour Pascal cependant, rien n'est plus dangereux que cette recherche infinie et mouvante qui semble sans cessenous présenter un but qui recule indéfiniment à chaque fois qu'on croit l'atteindre : elle n'est pas supérieure à lacroyance enfantine qui veut qu'un trésor soit enfoui à l'endroit où l'arc-en-ciel touche terre.

L'homme qui agit ainsiperd son temps comme celui qui, dans la nouvelle de Kafka, attend en vain sa vie durant devant la porte de la loipour pénétrer à l'intérieur (« Devant la loi » dans le recueil la Métamorphose).

Nous arrivons ainsi « insensiblement àla mort » (p.

1147) et nous nous perdons définitivement.. »

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